Courir plus vite que l’ours, vraiment?
« N’oubliez pas, vous n’avez pas besoin de courir plus vite que l’ours, nous explique Ken Cote, notre pilote de brousse. Il vous suffit de courir plus vite que l’un d’entre nous. » Je jauge les huit membres de mon groupe ; mes yeux s’arrêtent sur Tyler Clark, un employé de Northern BC Tourism. Il porte un sac à dos Trekker de Google Street View de 18 kg. Je soupire discrètement de soulagement.
Nous sommes sur le territoire du grizzly. Quelqu’un allait forcément faire une blague sur les ours, ce n’était qu’une question de temps. Dans notre cas, c’était sur le quai du pavillon flottant Khutzeymateen Wilderness, cinq minutes après notre arrivée en hydravion. Plaisanter sur les animaux sauvages affamés est toujours amusant autour d’un feu de camp, mais ici, isolés à 50 km au nord de Prince Rupert, en Colombie-Britannique, le conseil pratique du pilote est tout de suite moins drôle.
Pour les téméraires, le pavillon flottant Khutzeymateen Wilderness (doté de six chambres, d’une pièce commune, d’une salle à manger et d’un sauna) propose des séjours de un ou quatre jours au cœur de la côte nord, un lieu réputé pour sa population de grizzlys, du 1er mai au 15 septembre.
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Le sanctuaire des grizzlys
Avec les employés du pavillon, les membres de notre groupe (dont un couple de Suisses et ses trois enfants) sont les seuls humains dans le sanctuaire des grizzlys de Khutzeymateen et des réserves alentour. Les quelque 58 360 hectares d’habitat protégé abritent une cinquantaine d’ours, nous sommes donc sérieusement minoritaires.
C’est pourtant une bonne nouvelle, puisque le type au Trekker a été envoyé ici pour photographier ces géants dans leur environnement naturel et enregistrer l’expérience pour l’immortaliser sur Google. Problème : nous ne savons pas où ils sont.
Cherche grizzly désespérément
Un après-midi, Jamie Hahn, le propriétaire du pavillon, nous emmène à l’embouchure de la rivière Khutzeymateen à bord de son Zodiac. Nous longeons d’impressionnantes falaises et une demi-douzaine de cascades; la seule image que nous obtiendrons d’un plantigrade est celle du jeune Big Ears fuyant la rive pour s’enfoncer dans les épais fourrés lorsque nous approchons sur notre petite embarcation. « On a vu 11 ours ici il y a trois jours ! », murmure Ken en se grattant la tête.
Nous rebroussons chemin et rentrons dîner tôt au pavillon, où la chef Manuela nous a concocté un festin de poulet et des röstis pour nous consoler. Le repas terminé, on se dit que nous pourrions pêcher (sur un pavillon flottant, il est possible de jeter une ligne presque n’importe où), mais comme le soleil ne se couchera pas avant 22 h, nous décidons plutôt de retourner explorer les paysages sauvages et l’une des cascades devant laquelle nous sommes passés un peu plus tôt. Il est interdit de descendre du bateau dans le sanctuaire, mais notre pavillon flottant se trouve non loin de ses frontières, ce qui permet quelques entorses au règlement.
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Sur les traces de l’ours grizzly
Une mousse humide recouvre le sol, il faut avancer avec précaution avec le Trekker; nous prenons notre temps. Quinze minutes d’une marche laborieuse nous permettent de vérifier l’une des vérités fondamentales de la vie : il n’existe pas de cascade laide. Une chute d’eau dévale le flanc abrupt de la montagne plantée de thuyas séculaires.
La scène incite à la rêverie, mais le sentiment disparaît assez vite quand on est sur les traces, non pas d’humains, mais de nos insaisissables amis quadrupèdes.
Une aventure virtuelle
Grâce à Google et à l’office du tourisme de la province, les visiteurs virtuels vivront une expérience assez similaire à la nôtre, et sans avoir besoin de répulsif à ours. Comme lorsque vous utilisez Google Street View pour explorer le quartier de votre enfance, vous pourrez bientôt avoir une vue circulaire de Khutzeymateen et d’autres lieux isolés. Au premier abord, j’avais peur que découvrir en quelques clics des territoires difficiles d’accès ne fasse de nous une nation de paresseux, mais j’ai vite révisé mon jugement. Il est plus probable que ces images, captées par 15 objectifs ronronnants, invitent des voyageurs aventuriers à venir profiter de la brise qui souffle sur cette piscine naturelle.
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À quoi sert le Trek high-tech?
À première vue, le sac à dos Trekker de Google Street View ressemble aux porte-bébés des parents amoureux de plein air mais, en lieu et place d’un enfant qui gigote, s’y trouvent cinq appareils de 15 mégapixels qui se déclenchent toutes les deux secondes et demie.
Ces images sont ensuite traitées par un logiciel propre à Google pour être assemblées afin de former une image à 360°.
Sur le dos, le Trekker ne pèse pas ses 18 kg, mais sa taille (environ 1 m 50) déplace le centre de gravité du porteur. À ce jour, il a parcouru 1500 km de nature en Colombie- Britannique, du sentier ferroviaire de la vallée de Kettle, dans la vallée d’Okanagan, aux rives de Haida Gwaii, en passant par Khutzeymateen.
La mise en ligne des images a débuté en 2016. Vous pourrez ainsi planifier à vue votre prochaine aventure. N’oubliez pas de dire bonjour à Big Ears.
«Est-ce que les grizzlys savent nager?»
Nous sommes à nouveau sur le bateau, le lendemain matin. Inquiétude et excitation se mêlent dans la voix du jeune garçon suisse qui pose la question. Tous les yeux se tournent à tribord. Une tête glisse lentement vers l’autre rive. Ken coupe le moteur. Nous observons la tête atteindre le rivage; elle appartient à un Ursus arctos horribilis de 300 kg.
Contrairement à Big Ears, ce bonhomme tranquille ne fait pas du tout attention à nous, ou à quoi que ce soit d’autre. Il déambule au bord de l’eau, à moins de 10 m de notre embarcation. Ses griffes de sept centimètres de long cliquettent sur les rochers lorsqu’il avance de son pas pesant; sa nonchalance est impressionnante, bien qu’un peu exaspérante. Pour lui, nous ne valons pas mieux que les mouches qui lui tournent autour.
En attendant, nous sommes tous émerveillés et nous mitraillons la scène avec nos appareils de piètre qualité en comparaison du Trekker. Dans un bruissement à peine audible, il prend des dizaines de clichés par minute. Par moments, nous sommes si proches que nous pouvons entendre la respiration de l’ours; les Suisses, qui ont parcouru la moitié du globe pour vivre cet instant, ne cessent de sourire.
La rencontre avec le maître des lieux
Nous suivons l’animal pendant encore une demi-heure, il ne nous accorde pas un regard. Il plonge de temps en temps, barbote dans un ruisseau à la recherche d’un en-cas. Son aisance témoigne de son assurance; il est le maître des lieux.
Puis, l’ours grizzly remonte soudain le flanc escarpé de la montagne et disparaît dans la nature. Le cours d’eau est à nouveau désert, nous rejoignons le quai en silence.
Chaque année, des milliers de personnes viennent ici rencontrer ces géants mais, depuis 2016, les milliards d’utilisateurs de Google Maps peuvent se connecter et revivre notre périple. Il n’empêche, le voyage en vaut largement le détour.
Lors de votre prochaine balade en voiture, ouvrez l’oeil et vous pourriez observer quelques-uns de ces 15 animaux à voir près des routes au Québec.
© 2017 par Neal McLennan, Tiré de EnRoute pour Air Canada (Juillet 2017). enroute.aircanada.com