Récit de voyage à Londres
La première chose que je remarque en sortant de la station de métro Bank, ce sont les innombrables grues de chantier qui zèbrent le ciel de la « City ». Me frappent également les vitraux aux formes abstraites ornant le flanc d’un immeuble Art déco, ainsi que la nouvelle statue en bronze de James Henry Greathead, l’un des ingénieurs responsables de la construction de l’Underground londonien au 19e siècle.
Je dégaine mon appareil photo. Entre traditions et nouvelles technologies, Londres offre un panorama contrasté où façades futuristes et bâtiments anciens s’harmonisent parfaitement. Pas étonnant que la capitale anglaise soit devenue la Mecque des amoureux d’architecture. Avec plus de 300 langues parlées en ses murs et une santé économique enviable, la ville de 8,6 millions d’habitants sert également de refuge à ses voisins européens. N’a-t-on pas évalué à quelque 400 000 le nombre de Français qui s’y sont expatriés ?
La dernière fois que j’y ai mis les pieds, Londres ne comptait qu’une poignée d’édifices en hauteur, et Benedict Cumberbatch, l’acteur vedette du Jeu de l’imitation, n’était pas encore né. Une journée de novembre comme celle-ci, j’aurais probablement aperçu des militants de la gauche emmitouflés dans des écharpes de laine en train de distribuer des journaux gratuits à la sortie de l’Underground. Ou encore, j’aurais été abordée par un des membres au crâne rasé du mouvement Hare Krishna.
Les Krishna, aux tuniques pastel, jouaient des percussions dans un état de transe. Comme ils avaient plus ou moins fait vœu d’austérité, j’imagine qu’ils se montraient peu sensibles à la précarité économique qui régnait à cette époque.
De fait, durant l’hiver 1974, la capitale se trouvait au bord de l’abîme. Des grèves se succédaient dans tous les secteurs. Ajoutée au choc pétrolier, cette situation avait quelque chose de terrifiant. Des pannes de courant secouaient la ville. L’État avait institué la semaine de trois jours. Dans Oxford Street, au crépuscule, je longeais une série de magasins éclairés à la chandelle. Au matin, je me réveillais transie, dans une chambre où il n’y avait pas de chauffage central – comme dans la plupart des immeubles londoniens à ce moment-là. Il fallait des pièces de monnaie pour tout : le téléphone, les radiateurs électriques, le mauvais café, les cigarettes. Encore marquée par la guerre, la ville était sale (les éboueurs s’étaient également donné le mot), les rues lugubres et mal éclairées. Plusieurs lieux bombardés durant le Blitz restaient inoccupés. Les bons restaurants se comptaient sur les doigts de la main. « Aucun touriste ne s’y aventurait à l’époque, résume l’urbaniste à la retraite Alec Forshaw. La ville était enfoncée dans le marasme. Personne ne voulait venir ici. »
Auteur d’une série de livres sur Londres, Alec Forshaw me reçoit dans la salle à manger de sa maison du quartier Bloomsbury, un townhouse de deux étages construit au lendemain du grand incendie de Londres en 1666. Âgé d’une vingtaine d’années lors de son arrivée dans la capitale au début des années 1970, ce diplômé de Cambridge avait trouvé à se loger en squattant un appartement avec un ami dans Kensington. « À cette époque, se souvient-il, le centre-ville avait perdu beaucoup de ses habitants au profit des banlieues. Il était facile de trouver un logis inoccupé et de s’y installer. » (Les jeunes de Kensington ont plus tard trouvé le propriétaire de leur logement et lui ont payé un loyer.)
Une ville qui a évolué à un rythme effréné
Toute sa vie M. Forshaw a lutté pour la préservation du patrimoine historique londonien. Responsable pendant 20 ans de la conservation et de l’aménagement urbain dans le quartier d’Islington, il est particulièrement fier d’avoir sauvé l’église St Luke’s, devenue depuis un important centre de musique géré par l’Orchestre symphonique de Londres. « Nous nous opposions aux entrepreneurs qui voulaient détruire les maisons victoriennes, les édifices religieux et les parcs dans le but de couvrir le territoire d’autoroutes. »
À Londres, dans les années 1970, pour avoir un revenu, beaucoup d’étudiants tels que Kate Noble* travaillaient l’été dans les usines de la Great West Road. Âgée de 26 ans en 1980, Kate se souvient du scandale ayant entouré la destruction sans scrupule de l’usine Firestone, passée au bulldozer en catimini par la compagnie propriétaire de l’édifice quelques heures seulement avant que l’édifice Art déco ne soit classé monument historique.
Kate nourrissait un idéal. Elle voulait aider les gens. Elle a choisi de commencer sa carrière d’enseignante dans le East End, un quartier ouvrier très dur, situé à proximité des quais. C’était l’époque où elle coiffait ses premiers turbans et goûtait à ses premières pizzas. Dans sa classe, les bambins étaient tous des Anglais de souche, à une ou deux exceptions près. « En 2014, l’année de ma retraite, constate-t-elle, sur 25 élèves, il n’y en avait qu’un seul qui était né en Angleterre. »
La génération de Kate et Alec a contribué à faire de Londres, une capitale passionnante et raffinée. S’opposant à la mainmise de l’industrie sur le secteur agroalimentaire, ces hipsters première manière ont participé à l’éclosion de la nouvelle cuisine british, en soutenant sans réserve les comptoirs où l’on vendait du vrai café, des miches saines, des produits du terroir et des viandes sans additifs. Au fil des ans, ils n’ont jamais cessé de fréquenter les restaurants ethniques pour les faire connaître aux Londoniens. L’Angleterre, qui se vante aujourd’hui de posséder 700 sortes de fromages, leur doit un peu son tablier.
Pour avoir une idée du chemin parcouru, il suffit de se balader au Borough Market, à quelques mètres du London Bridge. J’y ai trouvé autant de fromages français qu’à Lyon, des huîtres de Jersey, des palourdes Cherry Stone, des mets issus de l’agriculture biologique, du lait cru de vaches élevées à l’air libre du Sussex, du sanglier sauvage, des centaines de sortes de bières, du vin, du chocolat, des saucissons, des calmars des îles Shetland, des pommes Egremont Russet, des restaurants élégants. « C’est un lieu magique, résume Alec Forshaw et, surtout, l’un des plus vieux marchés de Londres. Il date du 13e siècle. »
Mais il n’y a pas que la gastronomie. Les Beautiful People de la génération de Phil Collins ont également conquis le droit de circuler à vélo dans leur ville. Il y a 40 ans, on risquait de se faire arrêter si l’on était surpris à pédaler sur deux roues dans un parc. Alec Forshaw en a fait l’expérience. Un jour qu’il traversait Hyde Park à bicyclette, des policiers cachés derrière des bosquets ont surgi pour lui mettre la main au collet. « J’ai été arrêté, emmené au poste et condamné à payer une amende. »
Aujourd’hui, le parc est traversé par une piste cyclable. Et, non loin de là, sur Exhibition Road, on trouve l’une des 748 bornes de location de vélos en libre-service Santander (une franchise du Bixi montréalais), administré par Transport for London. De plus, un péage urbain est imposé à la majorité des automobilistes (plusieurs exemptions et rabais sont inclus au règlement) qui circulent entre 7 h et 18 h du lundi au vendredi dans la zone étendue des districts centraux de Londres, le Central London. « En l’espace de quelques décennies, Londres est devenue l’amie du vélo, déclare M. Forshaw. Je n’aurais jamais cru vivre assez longtemps pour assister à un tel changement. »
« Londres, c’est aussi un jeu de Monopoly »
Janvier 1974, un de mes oncles m’avait dégoté un petit boulot à la Lloyd’s of London, le géant de l’assurance fondée en 1688 pour protéger les marchands anglais contre la perte de leurs bateaux en mer. À mon premier jour de travail, j’avais trouvé l’ancien édifice dans Lime Street (aujourd’hui démoli) vétuste et très poussiéreux. Selon l’architecte Richard Rogers, qui s’apprêtait à construire le nouveau siège social sur ce site, « le seul élément technologique que l’on retrouvait chez Lloyd’s à l’époque, c’était une photocopieuse Xerox et certains employés écrivaient encore avec des plumes d’oie et de l’encre. »
La décision de la Lloyd’s de recruter celui qui avait réalisé le centre Pompidou avec Renzo Piano avait été accueillie avec un certain scepticisme par le milieu des affaires britannique. Terminé en 1986, le monument futuriste du 1, Lime Street allait avoir un énorme impact sur l’avenir de la ville, de sorte que le building high-tech de la Lloyd’s est rapidement devenu le symbole du New London et de sa capacité d’innover.
Justement, le voilà devant moi cet édifice novateur, symbole de la renaissance urbaine, que des mauvaises langues ont déjà qualifié de « raffinerie au mauvais endroit ». À l’entrée, un gardien me fait signe d’arrêter. J’aperçois par-dessus son épaule une série d’escaliers mécaniques en zigzag ainsi qu’une nef entourée de galeries, le tout cerclé de piliers en béton et de panneaux de verre. Une horloge ancienne s’élève du plancher. On dirait le plateau d’un film de science-fiction. Je veux y aller. Une jeune femme s’avance pour me confirmer la nécessité d’un laissez-passer.
Je bats en retraite vers une boutique, me procure un torchon à vaisselle imprimé à l’effigie de l’édifice signé Rogers. La dame derrière le comptoir détient un diplôme en chimie. Rescapée de la crise économique, elle s’estime chanceuse d’avoir trouvé ce travail de vendeuse. Tandis qu’elle me relate les circonstances qui l’ont conduite de Madrid jusqu’à cette boutique, mon regard croise le plus emblématique de tous les gratte-ciel londoniens, le 30, St. Mary Axe, mieux connu sous le surnom de Gherkin, le « Cornichon ».
Achevé en 2004, le Gherkin ne ressemble pas plus à un cornichon qu’à un toboggan, mais il s’impose désormais comme le nouveau vaisseau amiral de la City. Figurant au générique de nombreux films et séries télévisées, ce symbole populaire a des airs de fusée en partance pour l’espace. En novembre dernier, le Gherkin a été vendu à un milliardaire brésilien. Un an et demi plus tôt, l’élégant édifice reptilien de la Lloyd’s passait à des intérêts chinois. Les anciens occupants y poursuivent tout de même leurs activités. Londres, c’est aussi un jeu de Monopoly.
Surnommé le Walkie Talkie en raison de sa ressemblance avec les anciens téléphones cellulaires, le 20, Fenchurch Street figure parmi les gratte-ciel à l’esthétique controversée de la ville. Si Victor Hugo était encore de ce monde, il écrirait sans doute l’histoire des nouvelles cathédrales de la City. L’auteur de Notre-Dame de Paris s’amuserait peut-être à décrire comment le rétroviseur et une partie de la carrosserie d’une Jaguar ont fondu, en août 2013, sous l’action du soleil réfléchi par une des parois vitrées de la tour de 160 m, alors en construction. Si on lui a installé des pare-soleil depuis, cet incident lui a valu le nouveau surnom de Walkie Scorchie.
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« Tout ce que la Grande-Bretagne entreprend s’avère une réussite »
Née en Angleterre de parents italiens, Carmelina Benson*, 44 ans, est la propriétaire d’un petit hôtel, le Howard Winchester, dans King’s Cross, un secteur en pleine expansion. « Depuis le début du nouveau millénaire, constate-t-elle, tout ce que la Grande-Bretagne entreprend s’avère une réussite. Surtout à Londres. Nous en sommes très fiers. »
À 20 minutes à pied de cet établissement, dans le bar de l’hôtel Russell, un jeune Anglais des Midlands propose une analyse plus nuancée. « Les investissements dans le secteur immobilier ont fait flamber les prix, déplore-t-il. Les jeunes fuient la capitale en un nombre record. Et une propriété à Londres coûte deux fois plus cher que dans le reste de l’Angleterre.
Construit en 1898 par Charles Fitzroy Doll, l’architecte qui avait également conçu la salle à manger du Titanic, le Russell est situé dans le quartier cossu où Virginia Woolf et ses amis ont contribué à redéfinir les bases de la littérature et de l’économie – John Maynard Keynes faisait également partie du groupe au début du 20e siècle.
Le Russell possède aussi un côté bohème. La Dracula Society y tient ses réunions annuelles dans la bibliothèque. Derrière son exubérante façade, sous les lustres de cristal, au pied du majestueux escalier de marbre, des Britanniques nostalgiques de la colonisation y croisent des touristes en mal d’exotisme, chacun espérant trouver ici un écho aux intrigues de Downton Abbey, la série à succès diffusée dans une centaine de pays, qui met en scène une famille de l’aristocratie britannique de l’entre-deux-guerres.
À partir du Russell, il m’est facile de rejoindre le British Museum où je peux revisiter la salle des sculptures du Parthénon, ces marbres ramenés de Grèce par Lord Elgin à partir de 1801. À ma demande, une gardienne originaire de l’Afrique de l’Ouest me remet un dépliant sur le fameux litige opposant le musée à la Grèce. Depuis des décennies, Athènes exige la restitution de ce qu’elle considère comme une partie importante de son patrimoine culturel, et Anna me confirme qu’il lui est interdit de me donner son opinion là-dessus. Dans la Grande Cour adjacente, redessinée par l’architecte Norman Foster, je salue au passage les œuvres du peuple Haïda, dont le totem ancestral ramené de Colombie-Britannique en 1903 déploie une forme magnifique sous l’immense toile d’araignée de verre du musée.
L’entrée dans les musées britanniques est gratuite depuis 2001. « Cette politique a considérablement accru la fréquentation, me signale Andrew, au centre du City Information. À lui seul, le Tate Modern reçoit cinq millions de visiteurs par année. En face, au-delà du Millenium Bridge, la cathédrale Saint-Paul (où le prix d’entrée est passablement élevé) doit se contenter de moins de la moitié. »
J’ai facilement reconnu St Paul’s, ses larges épaules, son manteau de ouate grise enveloppant le quartier des affaires comme une pastourelle ses brebis. Construite entre 1675 et 1710 par Sir Christopher Wren, malmenée durant les deux guerres mondiales, elle a retrouvé son tonus et sa blancheur, depuis qu’on l’a délestée de 300 ans de poussière accumulée. On sent une véri-table spiritualité flotter entre les murs de cette enceinte où le vidéaste Bill Viola a accroché ses Martyrs, quatre écrans vidéo qui actualisent de façon bouleversante les concepts du martyr, de la douleur et de la sainteté.
À ma dernière visite de St Paul’s, j’avais grimpé les 528 marches jusqu’à la Galerie dorée, pour admirer la vue depuis le sommet. Cette fois, j’interromps ma montée à 53 m du rez-de-chaussée. L’effort est suffisant pour constater qu’en 40 ans le panorama de la ville a beaucoup changé. Et ce n’est pas tout. On prévoit une explosion de tours avec plus de 230 projets d’édifices de plus de 20 étages approuvés ou en cours de réalisation. De ce nombre, une majorité est constituée d’immeubles d’habitation, parrainés par des intérêts étrangers. Au rythme où vont les choses, a averti un groupe d’intellectuels, la situation risque de devenir incontrôlable. Une fois de plus, il s’agit de sauver le patrimoine architectural et historique qui est menacé. Bizarre, comme l’histoire se répète. Je me demande de quoi aura l’air Londres dans 20 ans.
* Les noms ont été changés par souci de confidentialité.
Conseils pratiques pour voyager à Londres
Se loger à Londres
Rosewood London. Un exemple flamboyant d’architecture edwardienne, cet hôtel historique de 262 chambres et 44 suites est apprécié pour son luxe, sa tranquillité, son design extraordinaire, et son bar fréquenté par une clientèle jeune et branchée. Le Rosewood propose à ses clients les services d’un Director of Romance. Avis aux futurs mariés, vos amis Facebook n’en reviendront jamais !
À partir de 610 $.
Se nourrir
Elliot’s Café. Au cœur du Borough Market, une nouvelle cuisine anglaise concoctée à partir de produits du
terroir. Absolument délicieux.
De 32 $ à 62 $
Café du Victoria & Albert Museum. Pour la superbe salle à manger, et les magnifiques jardins dans le plus grand musée de design au monde. On se sert soi-même à la cafétéria. Au menu, les cakes, les scones et autres plats cuisinés traditionnels anglais. De 12 $ à 23 $
Quoi visiter à Londres
Sir John Soane’s Museum. Cet endroit magique a été aménagé à partir de la fin du 18e siècle par l’architecte John Soane dans sa propre maison, conservée presque telle quelle. Un rare témoignage du passé qui ne soit ni reconstruit ni réaménagé. Un musée digne de l’univers de Harry Potter que les enfants adoreront autant que les adultes. Gratuit.
Où prendre un verre à Londres
The Lamb Tavern. Un pub classé monument historique, à deux pas de la Lloyd’s, sous les verrières du marché Leadenhall, six fois centenaire. Repas légers au bar. De 21 $ à 35 $