Cuba aujourd’hui
« VOUS AVEZ VU ? » lance Aurelio Estrada Rodriguez* en dirigeant sa Chevrolet 1948 sur le Malecón, le mythique boulevard à six voies qui longe le front de mer à La Havane. Assise sur la banquette à ses côtés, je m’efforce d’identifier la forteresse El Morro érigée aux 16e et 17e siècles de l’autre côté du port pour protéger la ville des attaques des pirates. « Non, ici », me corrige Augustin en désignant l’horloge en forme de hublot incorporée au tableau de bord de son éblouissante Chevy bleue. « Vous voyez ? insiste-t-il. Elle marche ! »
Son ton suggère le miracle. De fait, on a l’impression que, pour beaucoup de Cubains, les horloges viennent tout juste de se remettre à tourner après un long sommeil auquel peu d’entre eux croyaient pouvoir s’arracher. Il est donc onze heures moins cinq, le 15 mars 2015, presque trois mois après l’annonce par les présidents Raúl Castro et Barack Obama du dégel des relations diplomatiques entre leurs deux pays. En ce printemps radieux, La Havane ouvre les yeux. Dans un climat encore marqué par la disette et les derniers vestiges de la guerre froide, la ville se permet de respirer. Dans un nouvel esprit de liberté.
Devant moi, dans un paysage languissant, j’aperçois la Plaza de San Francisco de Asís avec sa magnifique église reconstruite en style baroque au 18e siècle. « On offre ici des concerts de musique classique presque tous les soirs », m’indique Augustin, devenu mon guide le temps du trajet.
Fondée en 1519 par les conquistadores espagnols, La Havane compte 2,1 millions d’habi-tants. Elle est peuplée d’artisans, de mécaniciens, d’employés de l’État, de bureaucrates, de femmes de chambre, de policiers, de membres du parti communiste, d’écrivains, d’artistes, mais on y croise très peu de banquiers. Malgré ses édifices en ruine, ses rues à moitié dé-foncées, l’absence quasi totale de liaison internet (ou à tout le moins abordable et effi-ciente) et la pénurie de nombreux biens de première nécessité, la capitale a énormément à offrir. À commencer par une population accueillante, cultivée, ouverte aux autres et dotée d’un solide sens de l’humour « sans lequel on ne serait jamais passé à travers les années de disette », décrète un jeune chauffeur de cyclo-pousse.
Cuba se transformera-t-il en monstre avide de consommation ou en paradis musical et culturel?
Comme dans le Naples des films en noir et blanc où régnait la jeune Sophia Loren, il y a du linge qui sèche sur des cordes dans La Habana Vieja – la vieille ville. Dès la fin de l’après-midi, les enfants (certains encore vêtus de leur uniforme scolaire) y jouent sous les arcades. Sous un ciel parfaitement bleu, rickshaws, taxis jaunes, camions et charrettes tirées par un animal slaloment dans un ballet savamment ordonné, ponctué de coups de klaxon. Où que vous regardiez, il n’y a ni enseigne, ni galerie marchande, ni restauration rapide. Aucun label connu.
Échaudés par les aventures politiques de toute nature, soumis à de cruelles privations durant le periodo especial, comme on a appelé les années qui ont suivi la désintégration de l’Union soviétique (une situation qui allait précipiter le pays dans une crise économique gravissime), les Cubains ont gagné le terrain du sauve-qui-peut individuel. Avec un salaire moyen de 20 $ par mois, ils prétendent n’avoir guère le choix.
Éduqués (le taux d’alphabétisation avoisine les 100 %), les habitants de l’île continuent d’émigrer massivement depuis les 10 dernières années, d’autant plus que les règlements entourant les voyages à l’étranger se sont considérablement assouplis en 2013. On estime que de un à 1,5 million de Cubains hors frontières se sont établis aux États-Unis, principalement en Floride, soit près des trois quarts de la diaspora. Ceux qui sont restés se sont débrouillés pour surnager. C’est le cas d’Alejandro*, 46 ans, célibataire et sans enfants. Il y a cinq ans, ce technicien en électronique a rejoint le bastion des cuentapropistas (les petits entrepreneurs qui sont à leur compte) afin de disposer de l’argent nécessaire pour voyager et s’acheter au marché noir les vêtements, la nourriture, les commodités et les baskets qu’il préfère (« l’État fabrique des chaussures laides », décrète-t-il). À bord de la voiture de sa mère, il fait le taxi à son compte à La Havane. Il passe de 12 à 15 heures par jour derrière le volant. Seulement, il déteste sa Moskvitch 1991, un modèle soviétique beaucoup moins spectaculaire que les vieux modèles Pontiac ou Ford rafistolés par ses collègues. Et puis, les hôtels de la ville accordent la priorité aux taxis officiels. Ça crée des embrouilles. « Je supporte mal la concurrence, avoue Alejandro. J’aurais aimé devenir fonctionnaire, mais l’État ne paie pas bien ses employés. » Ainsi, certains comme lui mesurent déjà les risques qu’entraîne la transition vers l’économie de marché.
Malgré ses difficultés, l’île de 11,2 millions d’habitants a accouché ces dernières décennies d’artistes talentueux, d’écrivains mondialement acclamés, comme Leonardo Padura, et de peintres recherchés par la jet-set internationale. L’esprit inventif des compatriotes de Fidel éblouit. On veut se frotter à la réalité urbaine de l’île avant que McDonald’s et Walmart ne changent la donne. On veut être les premiers à assister à l’éclosion d’une nouvelle génération de créateurs susceptibles de donner naissance à de nouvelles tendances, de nouvelles idées. Le pays se transformera-t-il en monstre avide de consommation ou en paradis culturel ? Une sorte de suspense accompagne la métamorphose en cours. Voilà pourquoi tant de curieux se ruent sur La Havane ces temps-ci.
Dans le stationnement de l’Hotel Nacional, alors que l’embargo était toujours en vigueur, je suis tombée sur un autobus aux couleurs de la Californie (San Diego) avec ce mot collé au pare-brise : USA ♥ Cuba. Plus loin, sur le terre-plein devant l’hôtel, un Louisianais m’annonçait avoir emprunté avec son groupe le premier vol nolisé à faire le trajet sans escale entre la Nouvelle-Orléans et La Havane depuis 1958. Raison du voyage ? « Se familiariser avec la culture du pays, me dit ce Robinson chaussé de Nike. Mais on est aussi ouvert à la possibilité de réaliser de bonnes affaires. Les Cubains ont besoin de tout. »
Les Cubains resteront toujours attachés à certains aspects du modèle socialiste mis en place par Fidel Castro
Construit en 1930, le Nacional a vu défiler autour de sa piscine azur une brochette de personnalités depuis Winston Churchill jusqu’à Frank Sinatra en passant par Ernest Hemingway. Perché sur un promontoire face à la mer, agrémenté de jardins somptueux, le palace de style méditerranéen exsude une sorte de splendeur fanée, dénuée de toute rigueur politique ou de snobisme, pour la simple raison que no hay protocol en Cuba [il n’y a pas de protocole à Cuba].
Passablement négligée durant un demi-siècle, l’architecture fait un retour dans cette capitale trépidante dont le faste urbain répugnait aux révolutionnaires de la première heure. À bord d’un autobus, j’ai apprivoisé le patrimoine architectural de l’ouest de La Havane grâce au professeur Julio César Pérez-Hernández, un urbaniste et architecte qui conçoit un avenir à l’enseigne du développement durable pour sa ville avec une multiplication des espaces verts, une revitalisation du bord de mer et une amélioration des transports publics.
Regroupant des spécialistes de l’urbanisme et du design, l’International Study Tour est organisé chaque année par le bureau cubain de l’International Network for Traditional Building Architecture & Urbanism, un organisme placé sous le parrainage du prince Charles et dont le siège social se trouve à Londres. Quels édifices sont à conserver en priorité, quels espaces publics gagneraient à être améliorés, comment transformer le tissu urbain sans trahir la nature élégante de la cité-jardin conçue au début du 20e siècle ? C’est entre autres ce que se proposaient d’examiner la trentaine d’intellectuels cubains et étrangers à s’être déplacés pour participer à cet exercice de prospective urbanistique.
Cité où le bâtiment le plus élevé compte 39 étages, La Havane, dont la vieille ville et son système de fortifications sont inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco, peut se vanter de posséder plusieurs somptueux exemples d’architecture Art déco et des trésors liés à l’école moderniste. Elle offre également des bâtiments tout à fait originaux, comme ceux des Écoles nationales d’art érigées au lendemain de la révolution, un monument inachevé que ses architectes ont imaginé comme une sorte de manifeste de l’âme cubaine, a soutenu M. Pérez-Hernández en citant l’un d’eux.
Cet intérêt pour l’architecture et l’immobilier, certains craignent qu’il ne se transforme en ouragan capitaliste, une fois les derniers obstacles levés entre les deux pays voisins. « Les Américains vont nous imposer leur mode de vie encore une fois », avertit un professeur d’histoire cubaine. Cette méfiance est ancrée profondément dans la psyché collective d’un des rares pays à s’être mesuré au leader du monde libre de manière continue. L’anti-impérialisme ne fait-il pas partie intégrante de l’histoire de Cuba ? N’en déplaise aux anticastristes de Miami, les habitants de l’île restent attachés à certains aspects du modèle socialiste mis en place par Fidel Castro. Selon l’archevêque de La Havane, le cardinal Jaime Ortega, ses compatriotes n’accepteront jamais de renoncer à la gratuité scolaire. Même chose pour le système de santé public gratuit et universel. « Pour le peuple cubain, il ne saurait y avoir de compromis là-dessus. »
Dans le champ des échanges culturels, si le dégel des relations entre les États-Unis et Cuba offre de nouvelles opportunités, l’exercice implique aussi des risques. Parlez-en à Corina Matamoros, commissaire d’exposition au Museo Nacional de Bellas Artes de La Habana. Conjointement avec le Bronx Museum of the Arts, à New York, Mme Matamoros dirige le plus important échange d’œuvres d’art à survenir entre les États-Unis et Cuba depuis 54 ans. Elle a mis plus de six ans à convaincre un musée américain de se joindre à elle dans le projet. « Je dois être folle pour m’être lancée dans une telle aventure », dit-elle en riant, appuyée à une balustrade dans la cour intérieure de son musée qui est situé tout près du Capitolio.
« Les Cubains adorent les Américains »
Si le volet américain du contrat a pu aisément se résoudre (les Cubains utilisent le mot resolver pour désigner n’importe quelle transaction y compris l’achat d’une pièce de viande tant les obstacles sont nombreux au négoce), il pourrait en être autrement lorsque le moment viendra d’expédier les œuvres du Musée des Beaux-Arts cubain chez l’Oncle Sam. Et même s’il reste encore plusieurs mois avant que celles-ci atterrissent en sol américain, Mme Matamoros n’avait toujours pas l’assurance que le département du Trésor ne confisquerait pas le patrimoine artistique cubain pour servir de garantie dans les cas de réclamations de citoyens américains dont les biens ont été saisis par Cuba à la Révolution. Tels sont les périls auxquels sont confrontés les conquistadores de ces retrouvailles.
Avec ses collègues, Mme Matamoros s’est précipitée devant son téléviseur, le midi du 17 décembre dernier lorsque, pour la première fois, un président américain s’est adressé amicalement au peuple cubain après plus d’un demi-siècle de rupture. « Il y avait beaucoup d’émotion parmi nous, dit-elle, parce qu’à Cuba la famille revêt une importance extraordinaire. »
Comme Mme Matamoros, le liftier de l’hôtel Santa Isabel* possède de la parenté aux États-Unis. Du moins c’est ce qu’il nous a annoncé au moment où un couple d’Américains nous a rejoints dans l’ascenseur. Tout de suite, l’employé a engagé une conversation avec eux. Puis, au moment d’ouvrir la porte, il s’est écrié : ¡ Viva Obama !
Ce genre de réaction n’étonne pas le promoteur immobilier québécois Guy Chartier. « Les Cubains adorent les Américains. On pourrait croire qu’après 50 ans d’embargo ce sentiment se serait amoindri. Eh bien, non. J’en sais quelque chose », dit-il. Président-directeur général de la division cubaine de la société immobilière Dundee 360 qu’il a cofondée, Guy Chartier supervise les préparatifs en vue de la construction d’un complexe hôtelier à La Havane et d’un complexe immobilier et touristique à mi-chemin de la capitale et de Varadero, en partenariat avec le gouvernement cubain. « Si je me présente dans une réunion ici avec un Américain, c’est lui qui va recevoir l’accueil le plus chaleureux. Pourtant je viens d’un pays, le Canada, qui n’a jamais rompu ses relations avec Cuba. Ça ne change rien. Ces deux peuples-là partagent plein de choses et pas seulement l’amour du baseball. À mon avis, leurs retrouvailles vont se dérouler très naturellement. »
Susceptibles de fournir 4 000 emplois aux habitants de La Havane et de la région, les deux méga-centres touristiques sur lesquels travaille M. Chartier ouvriront leurs portes en 2018-2019. « J’ai un attachement pour ce pays entre autres parce que les Cubains sont honnêtes », dit l’homme d’affaires dont la société possède des intérêts en Chine, aux États-Unis, en France et en Croatie. Les gens ne nous proposent pas d’acheter des contrats ici. Les Cubains sont éduqués et cela fait une différence. »
Partageant son temps entre Montréal et La Havane, Guy Chartier habite avec sa femme une splendide villa dans le quartier Miramar, le plus cossu de la ville. Le Québécois a investi plus de 600 000 dollars dans cette propriété… qui ne lui appartient pas. « Un étranger n’achète pas de maison à Cuba, dit-il, il négocie des locations à long terme. »
La Havane a beaucoup changé
Optimiste face aux défis qui attendent son pays d’adoption, M. Chartier n’en reste pas moins visiblement séduit par une certaine mystique de la révolution. En février 2006, il a été invité avec des partenaires d’affaires à rencontrer Fidel Castro au Palacio de la Revolución – c’était deux ans avant que Raúl Castro ne succède définitivement à son frère. Convoqués à 22 h 30, M. Chartier et son groupe sont sortis des appartements du Commandante à… 7 h 30 du matin !
Guy Chartier aime donner rendez-vous au Meliá Cohiba, un établissement moderne situé en face du Habana Riviera, l’hôtel mythique construit en 1957 par le gangster Meyer Lansky qui, avec Lucky Luciano, régnait alors sur le monde des paris et des jeux de hasard en Amérique du Nord. À une vingtaine de kilomètres de là, étendu sur l’une des plages de l’Est accessible facilement depuis La Havane, le chauffeur de bus touristique Tomas Marti* a pris une journée de congé en famille pour célébrer l’anniversaire de sa femme. Cet homme d’une cinquantaine d’années a longtemps été professeur de droit à l’Université de La Havane. Comme il a plusieurs enfants à nourrir, il a abandonné sa salle de classe pour un boulot plus lucratif. Ces temps-ci, Tomas aimerait se mettre à l’italien, mais il n’est jamais parvenu à dégoter une méthode d’apprentissage. Quand je lui suggère d’écouter les disques de Paolo Conte, il me réplique qu’ils sont également introuvables dans la capitale.
Les Cubains semblent avoir le béguin pour les langues étrangères. Un tel m’annonce une passion pour le français, tel autre, à l’instar de Pablo Fernandez*, me supplie de lui parler en anglais – dans le but d’améliorer son vocabulaire. Durant notre entretien, Pablo me raconte avoir fait des études en informatique qui, ajoute-t-il, lui ont très peu servies puisque à peu près aucun débouché n’existe dans ce secteur à Cuba.
Intelligent, sociable et plein d’humour, Pablo ne veut surtout pas voir figurer son nom dans un article publié à l’étranger. Son sourire se fige lorsqu’on en évoque l’éventualité. Et j’avoue m’être complètement trompée sur le sentiment de liberté dans les rues de La Havane. Car si la plupart des gens engagent la conversation aisément, la plupart ont toujours peur d’être repérés même lorsque leurs propos sont anodins et ne visent pas particulièrement le régime.
Bref la liberté d’expression est encore un concept embryonnaire dans ce pays et, jusqu’à nouvel ordre, ce qui se dit à Cuba doit rester à Cuba. Une règle peu facile à respecter pour une journaliste.
Il y a cependant des signes encourageants. Des choses impensables il y a encore quelques mois. Ainsi dans la vieille ville, les t-shirts, casquettes et autres vêtements aux couleurs du drapeau américain se sont multipliés. La Havane a toujours été une cité maritime, ouverte au commerce, joyeuse, et, ma foi, très peu rancunière. Et si la discussion s’envenime avec un client à cause d’un prix, les Havanais s’inclinent. Comme ce vieux chauffeur d’un tacot taxi qui répétait sous le mode de la dérision et dans les seuls mots d’anglais que visiblement il connaissait : Keep the change ! Keep the change !
La Havane va beaucoup changer, c’est pourquoi il faut la visiter maintenant. On n’a pas souvent le temps d’observer le présent… depuis son passé.
* Les noms ont été changés par souci de confidentialité.