La Romería del Rocío
Ana Gomez Mendoza remonte sa longue jupe lavande à pois blancs et saute à l’arrière de la carriole. À 44 ans, cette ex-patronne d’une entreprise du bâtiment semble assez robuste pour tenir la bride d’un destrier, même dans sa tenue d’apparat ajustée si près du corps.
Je m’assois face à elle, les volants rouges de ma jupe se mêlant aux siens, à la hauteur des chevilles. Il fait à peine jour, le soleil andalou est encore bas et l’air un peu frais. Dans la forêt de pins clairsemée qui nous entoure, des Espagnols encore endormis démontent le campement et préparent leurs chevaux pour prendre la route. Bientôt, le large sentier sablonneux est encombré de carrioles et de chariots où s’entassent les pèlerins : femmes en robe de flamenco, hommes dans leur somptueux costume gris de cavalier, coiffés de leur chapeau à large bord, enfants également vêtus d’habits traditionnels.
Tout le monde lance à Ana « ¡ Hola guapísima ! » et les hommes à cheval sirotant de petites bouteilles de bière, appelées botellínes, nous saluent en passant. Il n’est pas encore 8 h du matin.
« Ce sont les miens », me dit Ana, debout, envoyant des baisers à tout le monde. Elle se tourne vers moi avec un petit sourire narquois : « Tu veux du thé ou de la bière?» Je suis sur le point de me prononcer pour la boisson chaude, quand je vois Ana vider une bouteille de gin dans une théière en étain toute cabossée. Elle ajoute quelques gouttes de limonade et en verse une bonne rasade dans un gobelet en plastique. « Venga niña », me dit-elle avec son fort accent andalou, et elle me tend la boisson en guise de petit-déjeuner. « Tu es des nôtres. »
La Romería del Rocío est le plus grand pèlerinage espagnol. Il attire les habitants de tout le pays. Fin mai, près d’un million de pèlerins affluent vers la petite ville andalouse. Le reste de l’année, El Rocío ressemble à un décor de Far West hollywoodien complètement désert.
Ils viennent rendre hommage à la Virgen del Rocío, image sacrée de la Vierge Marie. Selon la légende, sa statuette aurait été trouvée dans la cavité d’un arbre au 15e siècle, et serait vénérée depuis. D’après certains indices, le pèlerinage d’El Rocío serait une tradition antérieure au catholicisme.
La plupart des pèlerins appartiennent à des confréries. Originaires d’une même ville, d’un même quartier, ils mangent, boivent et voyagent ensemble et transportent avec eux leur propre statue de la Vierge, logée dans un petit sanctuaire tiré par des bœufs. Généralement les pèlerins partent de chez eux en milieu de semaine pour arriver le vendredi à El Rocío et faire la fête jusqu’au dimanche soir. Le week-end atteint son apogée dans la nuit du dimanche au lundi, lorsque les hommes se battent pour avoir l’honneur de porter la Virgen de Rocío autour de la cité afin d’aller saluer les effigies mariales de chaque confrérie. Il s’agit bien d’une affaire religieuse, mais imbibée d’alcool, et où l’hilarité et la grivoiserie sont de bon ton (selon la rumeur, l’Andalousie connaîtrait chaque année un pic de natalité neuf mois après la Romería del Rocío).
« La femme la plus célèbre d’El Rocío, c’est la Vierge »
En tant qu’étrangère, et participant pour la première fois au pèlerinage, je me dis que célébrer le symbole suprême de la pureté de l’Église catholique par la fête espagnole sans doute la plus déjantée paraît un tantinet paradoxal.
Or, sur la route, personne ne semble s’en émouvoir. Alors moi non plus, je ne fais pas de chichis : j’avale mon « thé » d’un trait et me laisse transporter par le nuage de poussière et les vapeurs de gin vers d’improbables célébrations religieuses et l’adoration d’une image sainte.
« La femme la plus célèbre d’El Rocío, c’est la Vierge », me dit Jaime Guadiaga Dominguez, un Sévillan aux joues roses. Nous faisons route avec La Hermandad de la Macarena, une confrérie de quelque 815 pèlerins originaires d’un quartier du centre de Séville. Tous parcourent en trois jours les 64 km qui les séparent d’El Rocío. Jaime passera la plupart du temps avec l’équipage d’Ana.
« Mais la deuxième femme la plus célèbre, c’est Ana », ajoute-t-il dans un grand rire. L’intéressée sourit et se met à chanter : « Depuis un an, j’attends ce moment… »
En effet, Ana a passé les 12 derniers mois à coudre des costumes pour sept jours de fête, à composer les menus de repas qui seront partagés par les membres de la confrérie lors du pèlerinage, à préparer ses chevaux pour le voyage. Son coche de caballo – une carriole pour huit personnes tirée par deux chevaux – est relativement modeste comparativement à d’autres. Un groupe d’au moins 20 personnes vient de nous dépasser dans une jardinera, une remorque à fond plat, équipée d’une longue table et de bancs, tirée par un tracteur. Elles dégustent un gigantesque plateau de fromages, de viandes froides et d’olives, et boivent dans de fins verres à pied. Un homme se penche et me tend un botellín.
J’hésite à le prendre, sachant que si je n’ai rien à boire dans les mains la proposition sera renouvelée.
Nous voyageons pendant plusieurs heures, les gens passant d’un attelage à l’autre. Puis nous arrivons à la hauteur d’un vieil homme coiffé d’un chapeau de paille et Ana se met à crier. « Monte Pepe!» « Pas question !, braille-t-il. J’ai dit que je faisais tout le chemin à pied. J’en ai fait la promesse. » Mais il grimpe quand même. Avec sa tignasse blanche et ses yeux bleus tout plissés, le fringant septuagénaire nous informe fièrement qu’il est le cohetero, celui qui a la responsabilité d’allumer les feux de Bengale pour prévenir les villes de notre arrivée. Il nous montre le lanceur en métal décoré d’images pieuses dans lequel il placera les fusées.
Nous admirons tous le travail artisanal réalisé par Pepe. Puis quelqu’un demande de l’eau, ce à quoi Ana répond : « L’eau, c’est pour se laver et pour les chevaux ! »
Vers midi, la procession ralentit au fur et à mesure que nous approchons de la rivière Quema. La plupart des 140 confréries passeront par la rivière au lit peu profond, s’arrêtant pour saluer leur propre effigie. Les pèlerins avancent dans l’eau, jupes et jambes de pantalons retroussés. Nous sommes bientôt des centaines à nous presser autour du chariot transportant la statuette de la Vierge Marie de la confrérie. La foule grossit et attend, silencieuse. Une vieille femme lève les bras et entonne un chant d’adoration en l’honneur de la bien-aimée Vierge Marie. Des femmes, deux par deux, se mettent à danser dans l’eau, s’éclaboussent et rient les bras tendus vers le ciel, les mains ouvertes en corolle.
Lorsque le silence revient, un homme très grand, juché sur un cheval, avance dans la rivière jusqu’à la petite statue.
« Vive la Vierge de la Macarena ! » s’époumone-t-il.
« Viva ! Viva ! Viva ! » répond la foule en chœur.
Le baptême
La procession se remet en route, mais Ana dirige la carriole en dehors de la file. « Lia est nouvelle – il faut la baptiser ! » crie-t-elle, tout en appelant bruyamment Jaime qui saisit une tasse. Je descends jusqu’à la rivière, suivie de Jaime. « Je te baptise Lia, duchesse des lynx et des lapins ! » s’esclaffe-t-il, riant de l’absurdité de ses propos. Puis il verse l’eau glacée de la rivière sur ma peau en sueur. « Tu es Rociera maintenant ! », déclare Ana.
De nouveau, je me dis que les pèlerins prennent beaucoup de liberté avec la doctrine de l’Église… Au demeurant, je ne suis pas catholique, mais je suis fort bien accueillie au sein du pèlerinage. Nous quittons la rivière pour nous retrouver dans la Doñana, la plus grande réserve écologique d’Europe occidentale. De chaque côté, le chemin est bordé de pins immenses au tronc gris. Entre deux arbres, nous apercevons un vieil homme, penché sur un énorme chaudron fumant. Ana dirige l’attelage vers le réchaud de fortune.
« Je m’appelle Rafael », dit-il d’un air doux. Il soulève le couvercle et révèle le contenu : Olla Falsa, un ragoût andalou traditionnel à base de pois chiches, d’ail et de laurier. Il attend des amis, mais il insiste pour que nous goûtions à sa cuisine.
« Ah, ce n’est plus la Romería qu’on a connue, se lamente-t-il en remplissant les bols. Autrefois, c’était plus authentique. On venait sans avoir fait tous ces préparatifs, et on dormait à la belle étoile. » C’est vrai. Aujourd’hui, la plupart des pèlerins arrivent avec leur remorque – appelée carriola -, équipée pour l’occasion d’une chambre, d’une cuisine et d’une douche, et tirée par un puissant tracteur. Ces mastodontes se mêlent aux chevaux et congestionnent la route.
Cette nuit-là, le ronflement mécanique des générateurs électriques couvrira les chants d’Ana et de ses amis, bien que cela ne semble pas les perturber outre mesure. « C’est la roue qui tourne », admet Pilar, membre de notre groupe.
Je tire mon matelas pneumatique, ma moustiquaire et mon sac de couchage dans l’obscurité jusqu’à ce que le campement ne soit plus qu’un lointain murmure et une petite lueur incandescente. Je m’endors sur-le-champ.
Au matin, j’annonce à Ana et à ses amis que je cède ma place dans la carriole. C’est le dernier jour de voyage et je ferai le chemin à pied comme les pèlerins d’autrefois.
Lorsque nous levons enfin le camp et nousmettons en route, lesoleil tape déjà fort. Unvent continu soulève lapoussière ocre. Après plusieurs heures de marche éprouvante, un grand pont apparaît à l’horizon. Au-delà se dessinent les contours d’une petite ville blanchie à la chaux : El Rocío.
Quel spectacle ! Les rues en terre battue, habituellement désertes et silencieuses, grouillent de chariots et de cavaliers. Des vendeurs armés d’un mégaphone proposent de la glace et du pain. Des hommes et des femmes flânent à l’angle des rues bordées de maisons blanches, dans des tenues faites pour être vues. Les fêtes turbulentes qui se déroulent à l’intérieur débordent elles-mêmes sur les trottoirs.
Je suis témoin de retrouvailles, de rencontres inopinées, de cris et d’accolades, de la joie de se revoir après toute une année. Partout des assiettes de gambas salées et le manzanilla, ce vin andalou si corsé, coule à flots. Tout le monde a tant attendu ce moment, bien déterminé à marquer le coup. Et cela se sent dans l’atmosphère.
Le vendredi et le samedi sont consacrés à des fêtes interminables. Le dimanche soir arrive sans crier gare, et je suis invitée dans la maison louée par Sophia, une comptable originaire de Séville. C’est la troisième fois qu’elle vient à El Rocío. Elle-même et 30 de ses amis dorment à huit par chambres dans des lits superposés rangés côte à côte, dans un fatras de chapeaux et de robes à froufrous.
Trinquer à la Virgen del Rocío
« C’était bien mieux organisé le premier jour », m’explique Sophia avec un rire rauque qui trahit l’excès de manzanilla. Elle me conduit vers le portrait de la Virgen del Rocío, dans un vestibule éclairé aux bougies. Même au milieu des clameurs de la fête, les visages se figent un instant en passant près de l’image de la Vierge.
« On vient à El Rocío d’abord pour la voir », précise solennellement Sophia. Puis elle s’anime à nouveau : « On vient aussi pour manger, boire et être avec nos amis pendant toute une semaine. »
Nous sortons sur la minuscule terrasse où s’entassent ses camarades de chambrée auxquels s’ajoutent d’autres convives. De grands plateaux remplis de mets faits maison arrivent de la cuisine : de croustillantes croquettes de jambon Serrano, des bols d’escargots à la vapeur dans un bouillon fumant aux parfums de fenouil et de menthe, de grosses tranches de porc enduites d’ail. Il est minuit, en ce dimanche soir, alors, avec un verre à la main, je prends place dans la foule qui converge vers la gigantesque place du village dans le but d’accomplir ce pour quoi nous sommes tous venus jusqu’ici : voir la Vierge.
La patience est d’or. J’attends là, debout au milieu de ces dizaines de milliers de personnes, pendant plus de trois heures. Nous regardons les confréries défiler en grande pompe les unes après les autres devant les portes ouvertes de la petite église blanche. Une lumière éblouissante éclaire l’intérieur et si je me concentre bien, je perçois les dorures de l’autel face auquel elle trône.
Enfin, la confrérie Almonte approche de l’entrée, et sans préavis, des centaines d’hommes se mettent à se bagarrer brutalement pour avoir l’honneur de porter la statue. Après une quinzaine de minutes de lutte acharnée, un groupe libère la Vierge des bras qui l’agrippent et des poings qui tournoient en l’air, et se dégage triomphalement, la portant sur ses épaules au milieu de la foule survoltée. Des hommes d’âge mûr pleurent, et des mères se frayent un chemin vers la vénérée statue, tenant leur bébé à bout de bras, prêtes à tout pour baigner leur progéniture dans la sainte lumière salvatrice de la Vierge. Cela paraît tout à fait logique que la semaine se termine ainsi : El Rocío réuni en une masse bouillonnante prie dans les larmes et dans la joie pour son propre salut.
Lundi matin, je retrouve Ana et ses amis qui chargent leur carriole, se préparant pour le départ du lendemain. Comme tout le monde dans le village, ils parlent de la Vierge.
« Nous n’essayons pas de nous approcher d’elle, mais c’est elle, en quelque sorte, qui vient à nous », dit Pilar. Puis, comme une petite fille, elle poursuit : « C’est un moment merveilleux, une très grande joie. C’est pour cela qu’on fait le voyage. »
C’est ce que tous affirment : ils sont venus pour voir la Vierge. Pourtant, j’en ai vu des choses au cours de cette semaine – la manière dont chacun adore Ana, la générosité totale de Rafael à l’égard des étrangers, comment Sophia et ses amis prennent soin les uns des autres, ce qui me fait dire que la Romería del Rocío est tellement plus que tout cela. C’est une manière de célébrer la vie qui continue, même lorsque le pays fait face à de terribles difficultés.
Chacun ici est le bienvenu dès lors qu’il sait lever le coude, et trinquer à la Virgen del Rocío.
Vous aimerez aussi:
Voyage: 7 sites touristiques à voir en Europe