La falaise Saint-Jacques: une forêt en ville

Longtemps oubliée, cette falaise boisée qui survit au milieu du béton de la grande ville est devenue un refuge.

La falaise Saint-JacquesPhoto de Guillaume Simoneau

Si les mauvaises herbes et les espèces invasives de Montréal avaient un dieu, ce serait la falaise Saint-Jacques. D’une hauteur d’environ neuf étages, elle s’étire sur un peu plus de quatre kilomètres le long de l’autoroute 20 dans le sud-ouest de la ville. Trois cent mille personnes passent devant en voiture tous les jours mais, si on leur posait la question, la plupart diraient ne pas connaître l’endroit.

C’est une situation étrange que d’être à la fois vu et ignoré de tous. Plantée en 1985 sur un site de décharge ponctuel, cette forêt au relief accidenté n’a pour ainsi dire jamais été entretenue par la municipalité. Jusqu’à récemment, peu de gens osaient s’y aventurer.

Mais l’indifférence humaine a fait le bonheur de la forêt. Pendant que tous les regards étaient tournés ailleurs, elle s’est peu à peu transformée en un écosystème aux allures de jungle habitée de grands arbres et de chants d’oiseaux. Elle offre aujourd’hui refuge aux renards et aux marmottes, mais aussi à la couleuvre brune, une espèce menacée, et aux cerfs de Virginie égarés qui longent la voie ferrée à proximité.

Il est facile de tomber amoureux de ce jardin secret immense et luxuriant. Depuis 2015, certains de ses admirateurs en prennent soin: ces enthousiastes l’ont débarrassé à la main de centaines de pneus et de déchets, y ont aménagé des sentiers, en ont documenté la faune et la flore sauvage et nourri les oiseaux. Regroupés sous la bannière de Sauvons la falaise, leur devise est «Approprions-nous la falaise».

Ce collectif a réussi à se faire entendre au-delà de ses espérances. La ville et la province ont accordé des millions pour la protection de la falaise et la superficie des espaces verts devrait s’étendre pour constituer un carrefour des corridors verts de la ville.

Devant tous ces projets de transformations, les amoureux de la forêt pourtant s’interrogent: leur oasis sauvage conservera-t-elle cette ambiance de liberté et de communauté qu’ils lui connaissent? N’en seront-ils pas dépossédés?

La falaise Saint-Jacques avec trop de repoussesGilles Douaire via Wikimedia Commons

Quand la falaise change une vie

En 2015, par une froide journée de février, la bibliothécaire Lisa Mintz rentrait chez elle quand elle a entendu des croassements de corbeaux au-delà de la limite des arbres. Elle l’ignorait encore, mais ses pas l’ont conduite au sommet de la falaise, sur une artère industrielle, la rue Saint-Jacques ouest. Ces oiseaux bavards faisaient partie d’un groupe qui vient tous les hivers se réfugier sur la falaise, habillant de noir les branches des peupliers deltoïdes, des érables et des saules, entre autres. La bibliothécaire a décidé d’enquêter.

L’accès à la falaise n’était pas aisé. Une barricade d’ateliers de réparation automobile, de concessionnaires et de quincailleries se dressait sur ce tronçon de la rue Saint-Jacques. La forêt s’étendait de l’autre côté d’une clôture métallique donnant sur une pente abrupte.

Mme Mintz, une ornithologue en herbe, n’était pas du genre à se décourager. En cherchant un peu, elle a fini par trouver une ouverture et s’est engagée dans l’épais buisson de ronces. Le bonnet enfoncé sur sa chevelure rousse, elle a entrepris sa descente à la nuit tombante. Trébuchant et glissant dans la neige, elle a compris qu’elle aurait du mal à remonter. La forêt lui paraissait sauvage et déserte et elle a commencé à avoir peur. Elle s’est demandé si elle risquait de se perdre, mais finalement elle est tombée sur des traces de skis dans un sentier étroit. Elle les a suivies jusqu’à la sortie.

Cette première aventure allait changer son destin et celui de la falaise, qui a le don de susciter un attachement profond chez ceux qui la découvrent. Depuis ce jour de février, Lisa Mintz a invité des milliers de personnes à la découvrir, dont plusieurs ont rejoint son armée de bénévoles et de protecteurs. Ce qu’elle avait le plus apprécié, c’est le sentiment de solitude. «J’avais l’impression d’être la première à y mettre les pieds», se souvient-elle.

Photo de la bibliotécaire Lisa MintzPhoto de Guillaume Simoneau
Lisa Mintz, protectrice de la falaise.

Elle percevait, à quelques centaines de mètres, la cacophonie du chantier du nouvel échangeur, un projet d’infrastructure publique de 3,7 milliards de dollars pour la reconstruction du réseau d’autoroutes et de voies ferrées. La création de l’échangeur dans les années 1960 avait considérablement altéré la géographie de l’escarpement. Le déversement par les camions de la terre excavée avait accentué l’inclinaison de la pente. Le nouveau chantier menaçait de transformer une fois de plus l’aspect de la falaise.

Au cours de ses balades en forêt en 2015, la bibliothécaire a remarqué des marqueurs orange sur plusieurs rangées d’arbres. Inquiète, elle a appelé le conseiller municipal Peter McQueen, un des plus fervents usagers de la falaise. Qui lui a recommandé d’assister à la séance de consultation publique sur le nouveau projet d’infrastructure qui devait se tenir le lendemain soir. Là, on lui a assuré que les arbres ne seraient pas abattus. Quelques mois plus tard, ils avaient pourtant bien disparu.

En coupant de 165 à 200 arbres, le ministère des Transport du Québec (MTQ) s’est fait une ennemie très déterminée. En plus de créer une page Facebook pour le collectif Sauvons la falaise, elle a fait paraître dans le Montreal Gazette une lettre dans laquelle elle dénonçait le ministère et la «destruction de l’environnement qui se produit sous nos yeux».

Peu de gens connaissaient jusque-là la falaise ou y mettaient les pieds. À la consultation publique suivante avec le MTQ, Mme Mintz est venue accompagnée de plus de 20 sympathisants, ce qui a attiré l’attention des journalistes. Sauvons la falaise compte désormais 400 membres qui maintiennent la pression sur la province et la municipalité. Depuis qu’elle a lancé le combat, Lisa Mintz a accordé plus de 300 interviews sur le sujet.

«Locals Only»

La falaise attire deux types de visiteurs: ceux qui en parlent, comme Mme Mintz, et ceux qui préfèrent que cela reste un secret. Ces derniers apprécient les lieux pour les qualités que leur nouveau statut officiel pourrait mettre en péril – à savoir un lieu ouvert sans surveillance.

Un plan d'une dalle-parc à MontréalPhoto de Guillaume Simoneau
Un plan pour la passerelle de la dalle-parc.

Des adolescents ont profité du premier été de la pandémie pour aménager un skatepark au milieu des arbres sur une section de l’ancienne route de service moins envahie par la végétation. Ils y ont aménagé un espace où les visiteurs peuvent s’asseoir et une planche de skate peinte à l’aérosol annonçant Locals Only («réservé à la population locale») a été accrochée à une branche.

«Les personnes que je fréquente sont attirées par ce genre de lieu un peu isolé de tout et où on se sent plus libre», explique Junko, un artiste local qui a contribué à l’aménagement du skatepark. Il est retourné à la falaise l’hiver suivant pour construire à l’aide de troncs et de pièces de voiture une énorme bête mécanique qui ressemble à une panthère qui traque sa proie.

Bien que leurs intérêts et motivations diffèrent, les membres de Sauvons la falaise ont fait cause commune avec les passionnés de skate comme Junko. En 2020, Lisa Mintz a confié l’organisation à un nouveau comité de direction formé de trois hommes dans la soixantaine: Malcolm McRae, David Gamper et Roger Jochym. Ils aiment le skatepark et l’œuvre de Junko, qu’ils ont baptisé le Falaisosaure.

À l’origine, Sauvons la falaise s’attachait à défendre le site, mais le collectif s’intéresse aujourd’hui davantage au soin et à l’entretien du boisé. Le comité de direction a consacré les deux derniers étés à la création d’un sentier pédestre qui traverse la forêt d’un bout à l’autre.

Louise Chenevert, une spécialiste des arbres, a installé des dizaines d’affiches pour identifier les essences et signaler l’«herbe à puce» (sumac grimpant). Des étudiants en biologie de l’université Concordia toute proche répertorient les espèces de plantes et d’insectes et mènent des tests de sol.

Les membres de Sauvons la falaise sont les yeux et les oreilles de la forêt. L’hiver, ils surveillent les camions qui déchargent sur le talus une neige saturée de sel dont le poids déstabilise le sol et fait tomber les arbres. C’est une des principales menaces pour la falaise.

Certains, comme Louise Chevenert, guettent aussi les signes d’espoir, comme l’apparition de la Sanguinaria canadensis, la sanguinaire du Canada, une fleur printanière fragile qu’utilisaient jadis les premières nations pour fabriquer de l’encre rouge.

Les choses sont en train de changer. Partout dans le monde, on reconnaît les bienfaits des forêts urbaines – notamment sur la réduction de la pollution atmosphérique et des températures, et l’amélioration du bien-être général. L’administration montréalaise en a pris bonne note.

Préserver la nature à tout prix

En 2020, la mairesse Valérie Plante a annoncé la création d’un parc-nature de 60 hectares qui englobera la falaise, étendra la superficie de l’espace vert et offrira des sentiers pédestres et des pistes cyclables. À l’été 2021, le MTQ a créé une bande verte au pied de la falaise. Quelque 2800 arbres et plus de 60 000 arbustes et graminées ont été plantés sur 13 hectares, doublant quasiment la superficie de la forêt.

«C’est du beau travail, reconnaît Lisa Mintz. On retrouve des espèces indigènes. C’est une forêt mixte et les arbres qu’ils ont plantés sont assez grands.» Elle y est même allée d’un mot de remerciement à la ville.

Par ailleurs, le comité exécutif de la municipalité a approuvé en avril 2022 un prêt de huit millions de dollars pour le financement de travaux d’aménagement (notamment des tables à pique-nique et des sentiers) et l’acquisition de bâti. Une nouvelle entrée, plus accessible, a été aménagée rue Saint-Jacques.

La route près de la falaise Saint-JacquesQuentin Quixote via Wikimedia Commons

Ces améliorations n’empêchent pas Sauvons la falaise de poursuivre ses efforts. Son nouvel objectif est la construction d’une passerelle, ou dalle-parc, qui enjamberait l’autoroute pour relier le haut de la falaise à un parc qui doit être aménagé sur des terrains vacants.

L’écriteau Locals Only a disparu. Le chemin est bien entretenu et balisé de plaques rédigées à la main. La culture de la falaise se transforme. Lisa Mintz travaille à cette nouvelle étape qui présentera plus d’avantages que d’inconvénients, espère-t-elle. Elle a lancé une nouvelle association, UrbaNature, qui organise des cours, des ateliers et des visites, le tout axé sur la falaise. «Nous aimerions qu’elle reste telle quelle et qu’on ne l’utilise qu’à des fins éducatives», confie-t-elle.

L’isolement fait partie du charme des lieux, mais il aura fallu qu’une communauté adopte la falaise pour qu’elle se mette à vivre. Il faut peut-être une ville pour créer un parc, mais préserver la nature sauvage de la forêt doit venir des citoyens.

«The People’s Forest», par Mark Mann, paru dans Beside © 2022, Beside. beside.media

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Contenu original Selection du Reader’s Digest