Covid-19: devrait-on aller au chalet (ou pas)?
Les propriétaires de chalet et de lieux de villégiatures veulent profiter de la nature cet été, mais les résidents des zones touristiques craignent les risques de propagation de la Covid-19.
De nombreux Canadiens aiment passer leurs fins de semaine estivales, voire toutes leurs vacances, dans un chalet. Mais cette année, la pandémie de Covid-19 accentue le clivage entre les zones rurales et urbaines. D’ailleurs, le premier ministre Justin Trudeau, a fait l’objet de critiques parce qu’il s’est rendu dans sa maison de campagne.
Les propriétaires de chalet ne sont pas tous des dirigeants politiques. Ils sont beaucoup à considérer qu’ils devraient pouvoir visiter leur demeure saisonnière, et certains menacent de ne pas payer leurs impôts fonciers s’ils ne peuvent s’y rendre.
D’un autre côté, les résidents des municipalités rurales craignent que l’arrivée des estivants augmente les risques d’une deuxième vague qui pourrait surcharger un système de santé dont les ressources sont limitées.
La Charte canadienne des droits et libertés garantit la liberté de circulation. Mais ce droit se heurte aux mesures temporaires prises dans l’esprit collectiviste des ordonnances de santé publique. La pandémie de coronavirus a aggravé les tensions engendrées par la négociation entre le «droit des ruraux» et la tendance vers une «gentrification exacerbée par les catastrophes» qui découle de l’exode urbain.
L’action individuelle et son impact sur la collectivité
En 1968, le sociologue français Henri Lefebvre a proposé pour la première fois le «droit à la ville». Il s’agissait d’une invitation à se réapproprier la vie urbaine en plaçant les gens au cœur des décisions civiques et en privilégiant les expériences collectives aux intérêts individuels. Cela a inspiré des mouvements civiques dans le monde entier ainsi que des réflexions comme celle sur les droits numériques.
En s’appuyant sur ce concept, les sociologues Laura Barraclough et Karen Foster cherchent à savoir s’il existe aussi un «droit à la campagne» ou un «droit à la ruralité». Dans le conflit des chalets, nous nous retrouvons sans manuel d’instructions pour nous aider à répondre à des questions complexes comme «qui a droit à la ruralité» – et qui peut en décider?
Les propriétaires de chalet ne sont pas des étrangers: ils paient des impôts fonciers, soutiennent les entreprises locales et certains ont des liens avec leur collectivité saisonnière qui remontent à plusieurs générations. Et si l’on demande aux propriétaires de chalets de rester à l’écart, cela engendre des coûts socio-économiques immédiats et à long terme pour de nombreuses collectivités rurales: si les gens doivent demeurer en ville, leur argent y reste aussi et ils pourraient remettre en question leur investissement dans une propriété saisonnière. Cela risque de créer un cercle vicieux de désinvestissement privé qui aggravera le sous-investissement chronique dans les collectivités rurales.
Les habitants des zones rurales sont toutefois préoccupés par les risques de propagation du virus dans des écosystèmes délicats. Les soins de santé en milieu rural sont souvent restreints et les experts continuent d’exhorter les gens à limiter les déplacements non essentiels et à rester chez eux.
Les Premières Nations qui louent des terres à des propriétaires de chalets ont fermé leurs frontières. Au Québec, les Mohawks ont bloqué l’accès au parc d’Oka, pourtant ouvert par la SEPAQ, craignant que les visiteurs de l’extérieur n’apportent avec eux la Covid-19.
Les épiceries et les services essentiels des régions rurales ont du mal à s’adapter aussi bien que leurs homologues urbains à la récente fragilisation des chaînes d’approvisionnement.
On a tendance, dans nos échanges, à déshumaniser les personnes impliquées dans tous les aspects du conflit. On parle des populations rurales comme si elles ne faisaient que partie du paysage.
Au moment où les droits individuels à la propriété et à la circulation entrent en conflit avec les efforts collectifs visant à atténuer la crise de la Covid-19, nos liens et notre responsabilité les uns envers les autres semblent disparaître et laisser place à un débat insoluble sur la question de savoir les droits de quels citoyens devraient primer.
Exode urbain et gentrification rurale
Si vous êtes un travailleur essentiel et que vous gagnez le salaire minimum, vous n’avez peut-être pas une grande empathie envers ceux qui se sentent lésés de devoir choisir entre différentes résidences pendant cette crise – un luxe que n’ont pas ceux qui sont les plus touchés par les conséquences de ces choix.
Cependant, les habitants de zones rurales doivent parfois effectuer des déplacements interrégionaux essentiels, pour avoir accès à des spécialistes dans des zones urbaines, par exemple, ou pour obtenir des biens essentiels. Les liens entre les zones rurales et urbaines permettent une circulation dans les deux sens.
Au final, ce conflit renvoie aux questions plus profondes de la géographie de la richesse, des privilèges et de l’inégalité structurelle. Comme l’a affirmé la sociologue Tressie McMillan Cottom, «le vecteur, c’est la richesse». Si l’écrivain et critique britannique John Lancaster a raison d’affirmer que «la géographie, c’est le destin», les processus de déplacement et de remplacement de la gentrification rurale doivent être examinés de manière critique.
La ville de Montréal est l’épicentre de la pandémie de Covid-19 au Canada. En Ontario, plus de la moitié des nouveaux cas de la maladie se trouvent à Toronto. Pendant que les gens perçoivent de plus en plus l’existence d’un lien (qu’il soit réel ou inventé) entre la densité de population et la prévalence de la maladie et que le travail à distance devient la norme pour de nombreuses professions de cols blancs, l’exode urbain pourrait créer des transformations à long terme dans les zones rurales qu’il faudra aborder avec prudence pour éviter de creuser les écarts géographiques et socioéconomiques.
Il nous faut concevoir avec soin une politique rurale et prévoir des investissements qui placent l’équité au cœur de la planification du droit à la ruralité. Que ce soit dans des villes comme Vancouver ou Montréal ou dans des municipalités rurales comme Tobermory, en Ontario, Saint-Sauveur, au Québec, les réponses et interventions doivent respecter les besoins et les objectifs locaux.
Notre tendance à transformer notre réaction de lutte ou de fuite en dichotomie «eux contre nous» ne nous est pas utile. Et en percevant notre pays (ou ses habitants) via l’axe «rural vs urbain», on ne fait qu’exacerber ces divisions.
Pour survivre à la pandémie, il nous faudra trouver le bon équilibre entre notre liberté individuelle et l’impact de nos actes sur la collectivité. S’il n’est pas illégal de visiter son chalet pendant la pandémie, pour assurer notre avenir commun, il faudra faire preuve de patience et savoir concevoir le droit à la ruralité du point de vue de la responsabilité civique.
S. Ashleigh Weeden, PhD Candidate, School of Environmental Design & Rural Development, University of Guelph
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.