Le homard que je m’apprête à manger est un mâle. Je le sais parce que je viens d’obtenir un diplôme de dégustation de homard à l’acadienne. Mon professeur est Ron Cormier, le capitaine du bateau qui m’amène à Shediac. Je suis frais émoulu de cette discipline – j’ai atterri au Nouveau-Brunswick il y a seulement trois heures et je suis monté à bord de ce bateau à peine quelques minutes plus tard – mais j’ai le sentiment d’être déjà un expert. Pour déguster un homard de l’Acadie, il faut commencer par une pince. On la porte à ses lèvres et on aspire la saumure qui sort de l’articulation entre trancheur et broyeur ; la mise en bouche idéale avant la chair juteuse qu’on va en extraire. On répète l’exercice avec l’autre pince, puis on attaque la queue. Ne cédez pas à la tentation de mordre dedans, retenez-vous : ce n’est qu’un début. La patience est une vertu.
Sur le front de mer, le lendemain matin à 5 h, je semble être le seul à lutter pour garder les yeux ouverts. Dans le stationnement derrière le quai – prononcez « tchai » en chiac acadien -, voitures et 4 x 4 s’alignent comme des soldats avant une parade. Le capitaine Claude Benoît, vieux loup de mer aux larges mains comme des battoirs, m’accueille à bord du Rosy III, le bateau de pêche vert et blanc sur lequel il sillonne le golfe du Saint-Laurent pour relever ses 300 casiers à homards. Alors que l’aube pointe à l’horizon, je remarque des ballons fluorescents à la surface de l’eau, comme un immense collier de perles ; chacun signale un casier. Benoît et son équipage les relèvent un par un à l’aide d’un crochet et d’un treuil ; chaque année, ils prennent ainsi 13 500 kg de homard.
J’entends bientôt des cris familiers : les goélands suivent en jacassant notre sillage tel un bataillon ailé dans le ciel rosi par le soleil levant. Ce n’est pas le homard qui les intéresse, m’explique Benoît ; ils guettent les « bouettes », ces petits poissons utilisés comme appâts, puis rejetés à la mer. En revenant au port, nous préparons le festin de la journée. Une fois cuits à l’eau bouillante, les homards sont rincés à l’eau froide pour arrêter la cuisson. Nous les mangeons sans cérémonie dans du papier journal sur un coin de table à pique-nique… sans beurre ni couverts.
En saison – mai et juin dans la péninsule acadienne, d’août à octobre dans le sud de la province -, plusieurs Néo-Brunswickois en mangent presque tous les jours. Ici, on se contente de l’ébouillanter dans l’eau de mer qui l’a vu naître.
Sa chair est ainsi relevée sans que son goût soit dénaturé par la saveur iodée du sel de table. Du citron ? Vous n’y pensez pas ! Il y a là une économie de moyens, une façon désarmante d’éluder toute complication – comme à La Terrasse à Steve, sur le quai de l’île de Miscou, à l’extrême nord du Nouveau-Brunswick. De loin, on dirait le campement d’un explorateur aux confins d’une terre inconnue, un refuge au milieu d’une étendue sauvage, comme si le temps s’était arrêté le jour où Jacques Cartier a traversé cette baie, en juillet 1534.
Steve Bezeau, le propriétaire, gère ce casse-croûte original aux tables blotties sous des pergolas en rondins ainsi qu’une modeste poissonnerie. Il cuisine le crustacé de 10 manières différentes – avec une garniture de fromage fondu, par exemple, ou une sauce secrète dont la saveur sucrée contraste avec la salinité naturelle de la chair. Le tout est servi dans une assiette en carton, accompagné d’un vin dans un verre en plastique. « On m’a suggéré d’agrandir la terrasse ou d’ajouter des plats au menu, mais pas question, me confie Steve. Je veux que vous ayez l’impression d’être mon invité. D’ailleurs, la cuisine du restaurant est à peine plus grande que la mienne. »
Cela fonctionne, car les clients se sentent comme chez eux. Alors que vous attendez qu’une table se libère, Steve vous invite à ouvrir le frigo et à y prendre une bière. En sirotant la mienne, j’enfonce mes orteils dans le sable et j’observe le client le plus fidèle de l’établissement, Fred, un dynamique héron qui fait les cent pas sur la grève en attendant sa gâterie quotidienne. La générosité de Steve n’a aucune limite.
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Ma prochaine destination est Caraquet, un village situé à l’extrémité de la baie des Chaleurs, qui défend farouchement son héritage acadien. De grandes cahutes en bois aux toits pointus y abritent un peu de tout, des galeries d’art aux restaurants. Dans un lotissement baptisé le Carrefour de la mer, La Brôkerie propose une délicieuse bière aux bleuets, création de Pump House, une brasserie de Moncton. En chiac acadien, broaking signifie « mettre en conserve ». Voilà pourquoi la bière nous est servie dans des pots Mason. La Brôkerie rend ainsi hommage aux pêcheurs qui avaient l’habitude de boire dans le premier récipient venu dès qu’ils posaient pied à terre. Dans le même esprit, le décor évoque un atelier d’artisan avec son bois brut et son assemblage hétéroclite d’objets d’occasion – en accord parfait avec les artistes de Caraquet.
Après avoir vidé mon pot, je me dirige vers La Vieille Brûlerie, un pittoresque café logé dans une maison centenaire. J’y commande une succulente soupe aux huîtres élaborée par Murielle Dugas, la mère de la propriétaire, d’après une recette de son père. Au lieu d’un insipide potage laiteux, j’ai droit à une riche chaudrée crémeuse qui contient des pommes de terre, de jeunes oignons, du beurre et un ingrédient secret que Murielle refuse de révéler. « Jadis, les pêcheurs d’huîtres dormaient sur la plage pour pouvoir se mettre au travail dès l’aube, me raconte-t-elle. Nous avons perdu cette proximité avec le produit frais ; nous ne savons plus d’où proviennent les ingrédients, et nous faisons n’importe quoi avec ceux que nous avons. Il y a plusieurs variétés d’huîtres – nous devons les connaître et mettre leurs charmes en valeur. »
Même le très à la mode Déjà BU ! où je prends le dernier repas de cette tournée gastronomique, respecte la tradition. La plupart des fruits de mer y sont apprêtés simplement. Je m’installe au bar qui donne sur une cuisine à aire ouverte pour consulter la longue carte des vins. Robert Noël, le propriétaire et sommelier, m’apporte une entrée d’huîtres crues délicieusement iodées et un incroyable sandwich au homard, prosciutto, gruyère fondu et mayonnaise à la truffe.
En observant le travail des chefs aux fourneaux, je repense à ce que m’a dit Murielle Dugas. Nous ignorons la provenance de ce que nous consommons, c’est vrai, mais au Nouveau-Brunswick, les fruits de mer sont si omniprésents dans la vie quotidienne qu’ils font presque partie de la famille. Entre deux bouchées, la conversation vous transporte de l’océan à la table, retrouvant la trace des gens, des lieux, des producteurs, des saveurs héritées de la tradition culinaire acadienne. Tout comme un poisson, la discussion revient toujours à la mer.