Haida Gwaii
Pagayant avec énergie, nous traversons rapidement la baie dans nos kayaks, longeant les côtes de l’île Reef. Nous naviguons entre les rochers et les lits de varech, qui frôlent l’embarcation et cognent sous la coque. Des aigles planent au-dessus de nos têtes et des phoques nous observent du rivage couvert de mousse. Nous pagayons jusqu’à en avoir mal pour arriver dans une autre baie, toute petite, réplique miniature parfaite de ce lieu extraordinaire. Les rochers sont luisants d’algues et d’étoiles de mer qui s’y cramponnent. Le vent siffle entre les arbres et l’océan clapote contre la grève, comme pour imiter des battements de cœur. Les Haïdas – peuple autochtone dont la région est le territoire ancestral – disent que toute chose est reliée au reste du monde. En se laissant bercer par les vagues, là où la terre rencontre la mer, près de ce littoral qui s’étend entre l’infini de l’océan et celui des cieux, même le touriste peut avoir une idée de ce que cela signifie.
Ce matin, tanguant dans nos kayaks, nous commençons à peine notre voyage dans un des derniers territoires ancestraux préservés : Gwaii Haanas, « îles de beauté » dans la langue haïda, situé à l’extrémité sud de l’archipel Haida Gwaii, en Colombie-Britannique. Notre navire, le MV Atlas, bourré de kayaks et d’engins de pêche, est équipé de couchettes confortables et d’un garde-manger digne d’un grand restaurant. À bord de ce solide bateau de 13 m, nous pouvons tous les quatre, ainsi que notre capitaine James Nickerson, parcourir des distances que les Haïdas mettaient autrefois des semaines à franchir en canots. Mais nous prenons aussi le temps de nous arrêter et en kayak, en Zodiac ou à pied, d’explorer la terre et la mer, comme les autochtones le faisaient jadis au quotidien, dans les lieux les plus sacrés.
Selon les archéologues, les Haïdas ont veillé sur ce territoire plus de 12 500 ans. Aujourd’hui, cette région de 5 000 km2 est officiellement devenue la réserve de parc national, Gwaii Haanas, la réserve d’aire marine nationale de conservation et le site du patrimoine haïda. Ce territoire a été protégé à la suite d’un mouvement de protestation contre les coupes forestières mené par les Haïdas à Windy Bay, dans l’île Lyell, en 1985. En 1993, ces derniers ont signé avec le gouvernement canadien une entente de gestion conjointe, et depuis ils travaillent de concert pour assurer la protection des villages haïdas, Tanu et Skedans, par exemple, ou encore SGang Gwaay, site du patrimoine mondial de l’UNESCO, qui abrite le plus grand ensemble au monde de mâts totémiques encore debout.
Haida Gwaii, un lieu à explorer
Si plus d’un millier de touristes peuvent maintenant y être accueillis et hébergés chaque année, on le doit à l’inextinguible loyauté des habitants à ces baies et ces fjords, ces montagnes couvertes de forêts et ces falaises rocheuses.
Nous passons plusieurs jours à explorer. Le deuxième après-midi, nous mangeons sur le bateau puis nous nous aventurons plus au sud, jusqu’au passage Shuttle. Secoués légèrement par la mer, nous pêchons le sébaste près de l’île De la Beche.
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À la fin de la journée suivante, nous remontons des pièges à crevettes près de Skaat Harbour. James Nickerson les prépare de manière spectaculaire, avec des piments et de l’ail. Nous les dégustons en sirotant du pinot gris. Le capitaine nous raconte des histoires de son enfance dans la région, quand il remontait le long de la rivière avec son père en comptant les saumons. Le MV Atlas est un petit îlot de lumière suspendu sur la mer noire, caché dans un repli de l’île endormie.
Le lendemain matin, nous partons à pied de la plage pour remonter la vallée jusqu’au mont Yatza. C’est une randonnée d’une journée, assez difficile, mais qui en vaut largement la peine. À 719 m, le sommet nous offre une vue du versant ouest de l’île Moresby, du lac Upper Victoria, de Wells Cove et, à l’arrière-plan, de l’immensité de l’océan Pacifique. Nous avançons à travers les marais, les thuyas noueux, puis une frange de pruches à la base de la montagne. Nous contournons la crête rocheuse et la vallée s’étend sous nos yeux. Nos pieds foulent le blechnum en épi et les lycopodes ; nous nous frayons un chemin parmi les hellébores vénéneux et les mâchoires ouvertes des droséras carnivores qui étincellent dans la lumière. Nous gravissons le premier épaulement, puis le deuxième. La pente s’accentue et nous devons utiliser nos mains pour accéder au palier suivant.
À l’approche du sommet, la forêt redevient plus dense, comme pour le protéger. Nous devons nous hisser, contournant les troncs d’arbre et nous agrippant aux herbes longues. Les signes de présence des ours sont partout : des trous creusés par de puissantes griffes, dans les parties moussues de la pente, traces d’un festin de larves. Nous atteignons le sommet rocheux de la montagne dans la brume, mais on peut encore distinguer le lac Upper Victoria et l’océan au loin. Le capitaine Nickerson sort une bouteille isotherme de chocolat chaud et remplit des tasses ; nous nous asseyons sur la mousse et laissons la vapeur caresser nos visages, souriants, grisés par ce sentiment unique propre aux sommets. Nous savons que l’ensemble de Gwaii Haanas s’étend autour de nous. Toutes choses sont reliées entre elles.
Le « bout du monde » : la pointe de Haida Gwaii
Nous poursuivons notre route vers le sud. Au cinquième jour, nous atteignons le « bout du monde » : la pointe de Haida Gwaii, en forme de boucle, où nous avançons au milieu de l’herbe douce et des ronces épineuses jusqu’au cap Saint-James. Nous escaladons lentement la longue échelle de métal de l’éolienne, dans la brise saline, jusqu’à la plateforme qui tangue sous le vent, et nous pouvons contempler le monde haïda qui s’enfonce dans le détroit d’Hecate et les vagues qui ondulent jusqu’à l’horizon, où elles se fondent avec les nuages. De retour sur le bateau, nous jetons les lignes pour pêcher le saumon coho le long de la côte ouest de l’île Moresby, puis nous nous dirigeons vers un lieu qui est un véritable secret local : une plage de sable blanc, cachée au fond d’une crique, à l’extrémité nord de la baie Gilbert, près du site de l’ancien village Saaw. Nous faisons griller un saumon dans un treillis de thuya suspendu près du feu, avec des pommes de terre et des oignons en papillotes sur les braises. Nous mangeons sur la plage, sous le regard fixe des corneilles qui attendent patiemment leur tour.
Le ciel est bleu pastel quand nous atteignons SGang Gwaay, le sixième jour. Le soleil perce la cime des arbres en rais poussiéreux tandis que nous pénétrons dans le site, depuis la plage de galets, contournant les arbres géants, sous les branches basses, humant l’odeur de la terre, des symplocarpes fétides, des sapins et des fougères. Trois cents Haïdas y vivaient à l’apogée du village. Selon l’histoire, c’était un peuple puissant et guerrier. Aujourd’hui, seuls les gardiens qui surveillent le site et guident les visiteurs y vivent encore ; pourtant, quand on parcourt les longues allées de mâts totémiques et les fosses de maisons traditonnelles, cette histoire nous semble incroyablement vivante.
Notre guide, James Williams – qui, par une de ces tournures typiques des lieux, a fréquenté l’école secondaire avec notre capitaine -, nous explique la signification des mâts : le grizzly aux griffes surmontées de deux visages humains, Wasco, le loup de mer, qui regarde avidement l’horizon.
Certains mâts penchent dangereusement, d’autres sont presque tout pourris. Les autres défient encore le temps et la gravité. Les Haïdas interviennent peu pour les entretenir. Mais voir ces mâts retourner lentement à la terre laisse un sentiment doux-amer. « Qui sommes-nous, pour changer quoi que ce soit à ce qui a été établi si longtemps avant nous ? » dit James Williams. Constatant que toute l’attention est tournée vers lui, il tortille un brin d’herbe entre ses doigts, puis désigne la fosse d’une maison longue, enfouie et remplie de mousse, dont les mâts de coins sont traversés par un nouvel arbre.
De nouveaux mâts devraient être érigés au cours des années à venir. Durant l’été 2013, on en a dressé un dans Gwaii Haanas pour la première fois depuis 130 ans. Sculpté par de jeunes artistes de Skidegate, il s’élève à Windy Bay, dans l’île Lyell, à l’endroit même où a été donné le coup d’envoi de la renaissance de Gwaii Haanas.
En revenant au village de Queen Charlotte en hydravion, nous avons l’occasion de revoir la région du haut des airs. Pour se rendre vers le nord, le pilote fait un piqué et trace un grand cercle autour du sommet du mont Yatza. Il longe la gorge du détroit de Burnaby, où nous avons remarqué des étoiles de mer quelques jours plus tôt. Puis il se dirige vers l’extrémité est de l’île Lyell, au-dessus de Windy Bay. Là, on peut apercevoir une longue et imposante cicatrice au sommet des arbres, où les coupes forestières ont été arrêtées par le mouvement de protestations haïda il y a une trentaine d’années. Dans les zones de coupes blanches, on remarque l’apparition d’une verdure plus sombre : des bosquets d’épicéas, de pins et de sapins qui s’élèvent ici et là, effaçant le passé récent pour faire revivre un passé plus ancien.