Le braconnage de ginseng américain
En septembre 2013, deux agents du ministère ontarien des Richesses naturelles et des Forêts attendaient le long d’une route rurale du centre-sud de l’Ontario que les braconniers sortent de la forêt. L’été précédent, des agents de la protection de la faune qui patrouillaient dans le secteur étaient tombés sur un carré de ginseng américain sauvage après avoir remarqué des trous peu profonds défigurant le sol autour de plantes abandonnées aux racines arrachées. Mais en certains endroits, les tiges et les feuilles avaient été proprement replantées, comme si on avait cherché à dissimuler les ravages. Certains plants étaient désormais morts sur pied. Non loin, les agents avaient découvert un paquet rouge vide de cigarettes DK’s.
Les autorités fédérales et provinciales ont lancé une opération pour mettre la main sur les braconniers. Jean-François Dubois et son équipe ont installé des caméras de surveillance à détecteurs de mouvements et marqué les racines à l’aide d’une matière colorante ultraviolette traçable.
Puis deux agents en patrouille ont eu un coup de chance : ils ont remarqué une camionnette garée à environ deux kilomètres de la zone de braconnage, avec un paquet de DK’s abandonné sur le siège. Michael Allison et Russell Jacobs n’ont pas tardé à émerger d’entre les arbres, transportant 253 racines de ginseng braconnées, pouvant atteindre une valeur de 250 000$.
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Espèce menacée et marché noir
Le ginseng américain ou Panax quinquefolius s’épanouit dans la discrétion. Sa tige longiligne ornée de feuilles vertes dentelées atteint souvent la hauteur du genou, et ses fleurs d’un blanc spectral se fondent dans le sous-bois. La meilleure époque pour le trouver va de la fin de l’été au début de l’automne, lorsqu’il croule sous des baies d’un rouge éclatant, véritable invitation pour les pillards qui parcourent les forêts de l’Ontario et du Québec à la recherche de cette plante dont la livre peut dépasser 800 $ au marché noir pour son usage en médecine traditionnelle chinoise. Le ginseng américain sauvage est classé espèce menacée au Québec depuis 2001, et en Ontario depuis 2008, et sa cueillette est illégale.
Selon un rapport d’Interpol et des Nations Unies, la circulation des produits de la faune et de la flore est désormais le quatrième commerce illégal le plus important du monde, après la fausse monnaie, les stupéfiants et les humains. Le braconnage et la contrebande explosent avec l’envol des prix. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement canadien a pris des mesures extraordinaires pour protéger ses espèces, en y réservant près de 75 agents de protection dans tout le pays et coordonnant des opérations internationales pour arrêter les coupables. Entre 2017 et 2018, ses agents ont fait près de 5000 inspections et mené 114 nouvelles enquêtes.
Mais la menace qui pèse sur le ginseng américain nous rappelle que l’avidité ne vise pas seulement les éléphants, les ours et les tigres. Si le trafic illégal de la faune et de la flore accorde autant de valeur aux grosses bêtes qu’aux petites, dotées de vertus spéciales ou non, pourquoi n’en faisons-nous pas autant?
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De puissantes propriétés médicinales
Passionné de botanique, Jean-François Dubois se rappelle avoir attendu quatre ou cinq ans avant de découvrir son premier plant de ginseng américain sauvage au Québec, au milieu des années 2000. «J’ai toujours aimé cette plante», avoue-t-il. Hélas! Son carré ne comptait pas plus de 10 plants. Les populations canadiennes viables de ginseng sauvage sont formées d’au moins 172 individus. Ce sont en effet des plantes dont les semences mettent de 7 à 10 ans pour atteindre leur maturité reproductive. En 2008, Jean-François Dubois est devenu agent fédéral de la faune. Il a depuis découvert des dizaines de tapis de ginseng sauvage au Québec, mais seule une colonie protégée a atteint ce seuil critique.
Le ginseng n’est pas une poudre de perlimpinpin. La variété asiatique est utilisée depuis toujours en Chine pour ses puissantes propriétés médicinales. Contrairement à d’autres produits de contrebande, comme les cornes de rhinocéros et les os de tigre, les effets médicaux bénéfiques du ginseng sont bien documentés par des études précliniques. Voici 8 plantes médicinales à cultiver à la maison.
La première exploitation agricole de ginseng cultivé
«C’est un remède miracle», affirme Edmund Lui, ancien directeur scientifique du Consortium ontarien pour la recherche et l’innovation sur le ginseng à l’Université Western Ontario. Le ginseng américain serait capable de guérir les problèmes médicaux menant à une insuffisance cardiaque, de réguler la glycémie, de prévenir la cataracte et de combattre les toxines en chimiothérapie. C’est également un anti-inflammatoire et il peut réduire certains effets de l’âge. «Beaucoup en sous-estiment la puissance», affirme Edmund Lui.
Les Amérindiens utilisent depuis longtemps le ginseng sauvage pour soigner de nombreux maux. Lors de la colonisation de l’Amérique du Nord, le commerce du ginseng n’était surpassé que par celui de la fourrure en Nouvelle-France. Certains des premiers colons ont même abandonné leurs champs pour se consacrer à la récolte de la plante. À la fin des années 1800, dans un champ près de Waterford, en Ontario, la première exploitation agricole de ginseng cultivé est apparue, ouvrant la voie à une industrie qui a ensuite fait du Canada le plus grand producteur de ginseng du monde, avec des exportations annuelles récemment évaluées à 228 millions de dollars.
Un travail long et minutieux
Et tout cela est parfaitement légal. Les agriculteurs peuvent récolter le ginseng cultivé après seulement trois ans. L’espèce sauvage, plus lente, continue souvent de pousser pendant des décennies, au cours desquelles elle se contorsionne pour adopter toutes sortes de formes noueuses et attrayantes. Les racines de ginseng présentant des similitudes avec une silhouette humaine, donc dotées de deux jambes et de deux bras, se vendent à prix d’or. Mais le cultiver est un travail minutieux nécessitant l’usage de fongicides et d’engrais qui se retrouvent ensuite dans les racines. Pour de nombreux consommateurs, ingérer du ginseng cultivé est donc un pâle substitut de sa version sauvage. Bien que le Canada exporte plus de 2,5 millions de kilos de ginseng cultivé chaque année – principalement vers l’Asie –, le marché noir de la variété sauvage demeure florissant.
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Le ginseng américain sauvage au Canada
Au cours du siècle dernier, le ginseng américain sauvage a dû faire face à de nombreuses menaces, dont le développement des banlieues en Ontario et au Québec qui ont détruit son habitat, et l’invasion de limaces de jardin exotiques introduites dans du terreau. Si elle connaît les régions où la plante pousse, la Direction canadienne de l’application de la loi sur la faune n’est toujours pas certaine du nombre de populations existant dans le pays.
Lors du dernier recensement de l’espèce, en 2014, on a estimé qu’il existait 455 tapis de ginseng sauvage au Canada, mais seulement 9 des populations connues en Ontario, et 54 au Québec, sont considérées comme viables. Pis encore, on a trouvé des indices de récolte humaine dans plus de la moitié des populations de l’Ontario et dans 15% de celles du Québec. Aujourd’hui, on peut être traduit en justice pour avoir simplement touché au ginseng sauvage.
Les consommateurs asiatiques achètent presque tout le ginseng cultivé au Canada ainsi que tout le ginseng sauvage du commerce légal américain, dont 19 États autorisent la récolte et l’exportation selon des règles strictes. Mais Jean-François Dubois affirme que les braconniers commencent à infiltrer les zones protégées aux États-Unis en déterrant des plants dans les parcs nationaux. «Cela signifie qu’ils n’en trouvent plus autant sur les terrains privés ou publics», déclare-t-il. Et cela signifie aussi que les prix vont augmenter.
Traquer pour sauver des vies
Arrêtés avec leur butin, Russell Jacobs et Michael Allison ont été condamnés à payer une amende de 9000$ et à une interdiction de retourner dans cette zone pendant 10 ans. C’est l’un des cas les plus importants de contrebande de ginseng au Canada.
Jean-François Dubois continue à traquer les trafiquants et à rechercher de nouvelles populations de ginseng, dont il marque les racines à l’aide de matière colorante. Il retourne aussi presque chaque année dans la forêt où il a découvert son premier carré. La population, contre toute attente, est toujours là – mais le nombre de plants diminue. Le ginseng américain sauvage nous rappelle que même la plus petite des espèces a toujours un grand rôle à jouer. Les scientifiques commencent à peine à mesurer le potentiel médical de la plante.
«Si nous perdons les populations sauvages, nous perdrons peut-être bien plus qu’une simple plante, affirme Jean-François Dubois. La forêt, l’écosystème en seront affectés. Et nous perdrons peut-être un médicament capable de sauver des vies.»
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© 2019, par Gloria Dickie. Extrait de «The Seedy World of Plant Poaching», The Walrus (mars 2019), thewalrus.ca