Mon histoire : Le cancer, vu de l’autre côté
Infirmière de métier, j’ai passé ma vie à soigner les autres. Maintenant, c’est moi la patiente.
Vingt-deux juin 2009. J’essaie de prendre ma présence ici avec désinvolture, comme une adolescente à son premier bal de fin d’année. Pas de quoi s’énerver: après tout, je suis infirmière diplômée. Je connais la musique. Sauf que, cette fois, c’est moi la malade. Et derrière ma façade détendue, je suis tout simplement terrifiée.
La liste des patients cancéreux que j’ai envoyés en chimio et rappelés ensuite pour un programme de réadaptation défile en boucle dans ma tête. Il y en a eu tant qui étaient si malades, qui ne s’en sont pas tirés! C’était toujours à la fin de leur voyage que nous les voyions.
J’ai envie de m’enfuir en courant, comme si je pouvais semer mon cancer et ma peur à la course. Il me faut une sacrée dose de volonté rien que pour franchir la porte du service d’oncologie, admettre que je suis ce que je suis et me soumettre au traitement. J’ai un cancer du côlon localisé, avec atteinte de plusieurs ganglions lymphatiques et risque élevé de récidive. Il n’y a pas la moindre marge de manœuvre pour négocier avec la vérité, seulement la dureté impitoyable des faits cliniques et des statistiques.
Me voici donc dans la salle de chimiothérapie. Pour mon traitement de quatre heures, je demande une chaise longue, parce que choisir un lit reviendrait à admettre que je suis vraiment malade. Après avoir été dûment identifiée par le personnel infirmier, je commence mon traitement: calcium et magnésium par intraveineuse; solution saline pour enlever les traces de médicaments dans les cathéters; toujours par intraveineuse, stéroïdes et médicaments contre les nausées; nouveau nettoyage des cathéters; oxaliplatine et leucovorine; renettoyage des cathéters; encore du calcium et du magnésium; nettoyage. Quant au fluorouracil, je vais l’emporter avec moi dans un sac banane pour une perfusion qui va durer 46 heures.
Tout au long du traitement, je fais d’innombrables allers-retours aux toilettes. Mes compagnons de chimio n’ont pas l’air d’avoir ce problème. On s’amuse de mon manège: tous les quarts d’heure, je traîne la grosse pompe à perfusion jusqu’aux toilettes en adressant à la ronde un sourire gêné. On me sourit en retour. Ici, nous sommes tous des êtres humains qui souffrent.
Puis ma séance se termine. L’infirmière débranche les dispositifs d’intraveineuse de ma «ligne centrale», une sonde mince et souple insérée dans une veine de mon thorax et utilisée comme principal port d’entrée des médicaments de chimio; on la laissera là aussi longtemps que nécessaire. Puis l’infirmière vérifie que la perfusion de fluorouracil passe correctement. Un proche vient me chercher.
Me voici devenue une «vraie» patiente cancéreuse. La chimio a été mon baptême, en quelque sorte. J’ai l’apparence des patients en chimio et je me sens comme eux: flageolante, faible, fatiguée, nauséeuse. Aussi fragile que du cristal.
5 janvier 2010. Je suis allongée sur le dos, dans l’appareil IRM du service d’oncologie. Je porte ce qui peut ressembler, aux yeux du profane, à un corset de cuir sado-maso emprisonnant le milieu du corps. Je suis enveloppée de tous côtés par la pâle lueur de la paroi circulaire de l’IRM. Je ne peux pas bouger. Ma vue est bouchée.
A travers les écouteurs, je perçois la voix désincarnée du technicien. Il me demande d’inspirer et d’expirer profondément, puis d’inspirer encore et de retenir ma respiration pendant 30 secondes. Je m’exécute docilement, soulagée d’entendre une voix humaine, même dénuée d’empathie. Les aimants de l’IRM émettent des bruits déconcertants, selon les images prises par l’appareil. Je leur donne des noms distincts: «marteau-piqueur», «système d’alarme», «corne de brume» et «cœur au galop». Ce dernier est un peu plus rassurant, mais cela ne m’empêche pas de me sentir piégée dans une sorte de matrice anxiogène.
J’ai conscience qu’un courant d’hystérie est en train de former des remous, juste sous la surface de ma psyché. Si je lui donne libre cours, je vais me mettre à tambouriner sur le dôme étouffant qui m’enveloppe en hurlant pour qu’on me laisse sortir. Mais il me reste assez de logique pour déduire qu’on va simplement me fixer un autre examen et que cela va retarder le diagnostic – sans doute des métastases au foie.
Dès demain, je vais être informée des résultats des tests et de leurs conséquences. L’oncologue m’appelle généralement chez moi pour me les donner. J’ai pris mes dispositions pour avoir à ce moment-là un soutien psychologique ainsi qu’une présence amicale. Cette nouvelle, je ne veux pas l’encaisser seule.
6 janvier 2010. Je fais tout mon possible pour bloquer l’appel du médecin en téléphonant à tous les gens que j’ai pu rencontrer dans ma vie. Mais c’est peine perdue. Il finit par me joindre.
«Comment allez-vous?
- Je ne sais pas, dis-je d’une voix angoissée. Qu’est-ce que ça donne?
- C’est bon», répond-il.
Il n’en faut pas plus pour mettre fin à cette crise dans la crise. Deux ou trois petits mots, selon la manière dont on les compte.
Maintenant s’ouvre pour moi une attente de trois mois, sans chimio mais avec des relents d’effets secondaires, avant la nouvelle batterie de scanners des poumons, de l’abdomen et du bassin, sans oublier la coloscopie. Le médecin a besoin de voir ce que donne le cancer sans chimio pour le contrôler.
7 anvier 2010. J’ai rendez-vous chez l’oncologue pour un bilan détaillé. Il m’ôte la ligne centrale – mon signe d’appartenance – avec tant de douceur et de compassion que j’ai du mal à ne pas pleurer de gratitude.
J’ai l’impression de déboucher dans une clairière. La lumière du soleil tombe sur moi, et, au début, elle est aveuglante. Il est temps de mettre ce corps épuisé au repos, de récupérer. Bientôt, je serai de nouveau prête à faire face à la musique.