Instinct de bonheur
La plus belle chanson d’amour d’Isabelle Boulay: son fils. «Il ne me quitte jamais.»
C’est l’élue du public, qui, chaque année ou presque, lui décerne le Félix de la meilleure interprète féminine au Gala de l’ADISQ, confirmant sa présence durable sur le devant de la scène. Sélection l’avait rencontrée en 2004; elle revenait d’une brève semi-retraite, amoureuse, et entourée d’une nouvelle équipe. On la retrouve maman: bavarde, rieuse, enjouée. Et philosophe sur les bords.
Isabelle Boulay pourrait nous entretenir jusqu’à demain de ses projets (elle a en tête trois idées de spectacles différents) et de ses envies (enregistrer un disque en anglais, chanter en espagnol ou dans un film de Pedro Almodóvar). Mais la chanteuse a accepté de parler de son succès le plus récent, celui qui tiendra longtemps le premier rang au palmarès de son cœur: son fils, Marcus, qui a décuplé son énergie, elle qui n’en manquait pourtant pas!
André Ducharme : Vous mettez combien de temps à vous ennuyer de votre fils?
Isabelle Boulay ; Une seconde! Mais même s’il n’est pas toujours physiquement à mes côtés, il ne me quitte jamais. Dès qu’il s’est installé dans mon ventre, j’ai senti comme un greffon s’accrocher à moi. Je ne peux plus imaginer ma vie sans lui.
A.D. : Malgré votre horaire compliqué, vous avez choisi de l’allaiter.
I.B. : C’est la seule personne au monde qui peut m’assujettir. Pendant l’allaitement, je suis juste avec lui, obligée d’être entièrement à son écoute. Ça m’a fait m’arrêter, moi qui bouge tout le temps. Et ce geste entre une mère et son fils nous ramène à l’essentiel de la vie, à l’animalité, presque.
A.D. : Vous êtes une maman fusionnelle?
I.B. : Maternelle, mais pas fusionnelle. Je ne tombe pas dans la complaisance; la vie entière ne tourne pas autour de mon enfant. Et je ne veux pas qu’il ne s’attache qu’à moi. Ça serait terrible pour nous deux.
A.D. : L’amour pour un enfant est-il la victoire ultime sur la mort?
I.B. : Une naissance fait immanquablement penser à la mort. Je n’ai pas plus peur de mourir qu’auparavant, mais j’ai surtout moins envie de mourir maintenant.
A.D. ; Avez-vous déjà eu vraiment envie de mourir?
I.B. : A 19 ans, j’ai fait une dépression. J’arrivais à Montréal; je me sentais complètement déracinée et je ne savais plus à quoi j’appartenais. Je n’ai jamais pensé à me donner la mort, mais je cherchais une solution pour tuer la souffrance.
A.D. : Je vous pose la question, même si je connais la réponse: êtes-vous dans la période la plus heureuse de votre vie?
I.B. : Je le suis de plus en plus. Comme tout le monde, il m’arrive de vivre des jours plus tourmentés, mais je suis tellement reconnaissante de la santé que j’ai, de mon énergie, de la possibilité de faire ce que j’aime. J’ai vécu une grossesse de rêve: quand il était en moi, mon bébé a fait disparaître un paquet de petits désagréments de la vie. Et depuis qu’il est né, il adoucit bien des aspérités.
A.D. : Avoir un enfant vous ramène-t-il à votre propre enfance? Ou cela vous en éloigne-t-il, au contraire, à cause des responsabilités que cela implique?
I.B. : Ça me fait plutôt rajeunir. Cela dit, je suis hyper responsable; c’est une inclination naturelle. Même petite, j’étais une grande personne, avec un sens des responsabilités auquel on ne s’attendait pas. Aînée de la famille, j’ai grandi entourée d’adultes. Mes parents ont longtemps tenu un restaurant et un bar, et, après avoir vendu leur commerce, ils ont continué de recueillir des gens en détresse à la maison. Ça m’a fait mûrir plus rapidement.
A.D. : Votre fils sera-t-il le premier d’une lignée?
I.B. : J’ai 36 ans, j’aimerais avoir trois enfants. Mais avant de penser à la suite, je dois voir comment celui-ci va s’adapter au mode de vie de son père et au mien. Sans tomber dans l’ésotérisme, je me dis que s’il s’est incarné avec mon conjoint et moi, s’il est arrivé sur terre par le ventre d’une mère pour qui chanter est vital, c’est qu’il est vraiment fait pour nous.
A.D. : Il est né le 20 octobre 2008. Il est Balance, vous êtes Cancer. Y a-t-il une bonne compatibilité entre vos signes?
I.B. : Je ne lis pas mon horoscope tous les jours, n’ayez crainte, mais je crois à l’astrologie humaniste et évolutive, à celle qui aborde des questions telles que «Qu’est-ce que je suis venue faire ici?» ou «Pourquoi suis-je née à ce moment-là?» Ce dont je suis certaine – et pas besoin d’astrologie pour m’en convaincre –, c’est que j’ai un petit bébé parfait pour moi. Et j’espère qu’il pourra dire plus tard la même chose de sa mère!
A.D. : Vous l’avez prénommé Marcus.
I.B. : Marc-André [imprésario, producteur et… conjoint] et moi avions plusieurs prénoms en tête – Milo, Gustave, Aurélius –, mais nous attendions de voir notre garçon avant de le prénommer. Quand il est né, on a su qu’il pourrait porter ce prénom de gladiateur. J’aime beaucoup les gladiateurs…
A.D. : Vous ne lui avez donné que le nom de son père: Marcus Chicoine.
I.B. : Pas nécessaire de l’appeler Boulay pour savoir que je suis sa mère. Et puis, je ne souhaitais pas que les gens l’identifient d’emblée à moi.
A.D. : Que vous apporte Marcus? Mais d’abord, que vous enlève-t-il?
I.B. : Juste du temps pour ma petite personne, mais ce n’est rien! Ce qu’il m’apporte? Encore plus de vitalité, de jeunesse, l’envie de faire encore mieux ce que j’ai à accomplir. Il m’apprend la patience et l’indulgence, qui ne sont pas mes plus grandes vertus.
A.D. : Comment se prépare-t-on à devenir parent?
I.B. : Dans la peur de ne pas être compétent. J’étais désemparée par moments parce que j’étais submergée. J’ai dû accepter le fait que je n’étais pas une superwoman. Pour m’aider à prendre soin de Marcus, j’ai engagé comme nounou une cousine qui m’avait gardée quand j’étais enfant. Beaucoup de femmes, dont mes tantes, se sont occupées de moi, mais personne n’a pris la place de ma mère, qui a eu l’instinct de me confier aux bonnes personnes.
A.D. : Comment permettre à un enfant de s’épanouir tout en le protégeant?
I.B. : Je suis quelqu’un d’inquiet; je l’étais pour mes frères et sœurs. Le plus difficile sera de le laisser franchir la clôture à un moment donné.
A.D. : On n’entend pas de très bonnes choses sur le monde de l’éducation. Cela vous tracasse-t-il?
I.B. : Si on permettait aux enseignants qui envisagent leur métier comme une vocation de faire leur travail dans les meilleures conditions possible – augmentation du nombre de professeurs, diminution du nombre d’élèves par classe, etc. –, le système d’éducation se porterait mieux.
Cela dit, les parents ne doivent pas abdiquer leurs responsabilités. Les enfants d’aujourd’hui vivent plus de perturbations parce qu’ils sont plus stimulés et plus sollicités que nous l’étions.
A.D. : Avez-vous réservé sa place dans une garderie?
I.B. : Peut-être un jour vais-je regretter de ne pas l’avoir fait! [Rires.] Je ne sais pas dans quelle mesure il va voyager, mais j’ose espérer que Marcus pourra s’adapter aux nombreux déplacements de sa mère chanteuse.
A.D. : Qu’est-ce qu’une mère apporte à son enfant?
I.B. : Françoise Sagan a dit un jour: «Je veux que mon fils puisse toujours me trouver entre lui et la vie.» C’est la promesse que je fais à Marcus: de toujours être là.
A.D. : Et qu’est-ce qu’un père apporte à son enfant?
I.B. : L’autre jour, je regardais Marc-André donner le biberon à Marcus et j’ai saisi à quel point l’étreinte d’un père est capitale. Mon amoureux a 47 ans: il devient papa à l’âge où d’autres sont déjà grands-pères. Il a pour son fils un amour absolu. J’ignore s’il va m’aimer toute la vie; par contre, je suis sûre que, quoi qu’il advienne de notre couple, nous resterons à jamais les parents de Marcus.
A.D. : Dans quel monde aimeriez-vous voir grandir votre fils?
I.B. : Je souhaite qu’il ait les capacités de s’ajuster au monde qui sera le sien, même si celui-ci devait être hostile. Je voudrais qu’il développe des qualités humaines de compassion et de tolérance, qu’il puisse créer de l’harmonie tout en ne se laissant pas marcher sur les pieds, qu’il ait du tempérament, mais aussi de la sensibilité envers les autres.
A.D. : Qu’est-ce que vous lui chantez pour l’endormir?
I.B. : «C’est la poulette grise/Qui a pondu dans l’église…» Ma grand-mère Boulay, ma mère et ma tante Adrienne me chantaient cette chanson. Chaque fois, j’invente des rimes à partir des couleurs: «C’est la poulette rouille/ Qui a pondu dans les nouilles…»
A.D. : Lui avez-vous fait écouter vos albums?
I.B. : Non, mais il m’a entendu chanter quand il était dans mon ventre. Des gens me disent qu’ils calment les pleurs de leur enfant avec un de mes disques. Ça me fait plaisir, car je chante pour faire du bien aux autres. Si je n’avais pas exercé ce métier, j’aurais travaillé en milieu psychiatrique ou auprès des enfants.
A.D. : Vous reste-t-il des désirs, maintenant que les plus grands ont été comblés? Carrière, succès, amour, maternité…
I.B. : Le désir reste présent chaque minute de ma vie, car ce que les autres accomplissent, quel que soit le domaine dans lequel ils évoluent, me fait rêver. La vie d’écrivain, par exemple, m’attire beaucoup.
A.D. : Il y a de plus en plus d’auteures-compositrices et de moins en moins d’interprètes. Est-ce parce que c’est moins glamour?
I.B. : C’est vrai que c’est moins à la mode, mais le temps de l’interprète n’est pas révolu. Les voix incarnées ne disparaissent jamais.
A.D. : A l’heure où une carrière naît et meurt à la vitesse d’Internet, on peut presque dire que vous êtes une «dinosaure » de la chanson, vous qui avez commencé dans le métier il y a plus de 15 ans. Vous sentez-vous talonnée par la multitude de jeunes chanteuses qui vous poussent dans le dos?
I.B. : Je n’ai peur de personne et je suis contente pour tout le monde.
A.D. : Accepteriez-vous facilement que l’un de vos projets n’ait pas de succès?
I.B. : Pour moi, l’échec n’est pas une option, je l’avoue. Non parce que je suis ambitieuse, mais parce que je suis volontaire. Je me dis qu’avec l’énergie et le cœur que j’y mets je ne peux pas échouer. Un jour, l’abbé Pierre [décédé en janvier 2007] m’a dit: «C’est beau d’avoir la foi. Encore faut-il être croyable!» Certains ne croyaient pas à l’album country [De retour à la source] que je rêvais d’enregistrer depuis longtemps. J’ai convaincu les bonnes personnes. On a vendu en une semai-ne ce que je pensais écouler en deux ans, soit 35000 exemplaires.
A.D. : Sur l’utilité des chanteurs, Alain Souchon a eu cette jolie phrase: «Nous, les chanteurs, faisons peut-être de la bijouterie de pacotille, mais nous décorons la vie.»
I.B. : On n’est pas grand-chose, mais si on est assez courageux pour consacrer une partie de sa vie à tenter de décorer la vie des gens – et avec de vraies décorations si possible, pas avec du toc –, ça vaut le coup. Mais il ne suffit pas d’être un grand chanteur, il faut surtout être une grande personne. A cela, je m’emploie de toutes mes forces.