Mon père avait un bon truc pour vérifier la vivacité intellectuelle de mon grand-père : il l’interrogeait sur les taux d’intérêt.
Albert visait juste à tous les coups. Il ne se contentait pas de connaître les taux, il savait expliquer ce qui les avait conduits à ces valeurs et prédire leurs fluctuations.
La stimulation intellectuelle que représentaient les marchés financiers a soutenu mon grand-père durant ses années de déclin.
Il lisait les quotidiens, restait informé sur la politique et plaisantait aussi bien en français qu’en anglais. C’était un esprit vif dans un corps sain. Albert a fait de l’exercice tous les matins jusqu’à la fin de sa vie. Il s’est éteint en 1997, à 99 ans.
La combinaison de la longévité et de l’intelligence avait de quoi rendre heureux mon grand-père. Depuis quelque temps, c’est mon père que je commence à regarder vieillir. En juin, Paul a eu 83 ans. Il vit à Edmonton avec ma mère, Doreen, qui a quelques mois de moins que lui. Ces deux-là sont parfaitement autonomes. Paul siège bénévolement à plusieurs comités et conseils. Il suit depuis peu des cours à l’université et pratique quotidiennement le golf, sport qu’il ne s’était pas donné la peine d’apprendre avant sa retraite. Il est également actif auprès de l’association des résidents de son quartier qui l’envoie régulièrement résoudre des problèmes. J’ai craint un moment que toute cette agitation ne signe la mort de mon octogénaire de père, mais je sais maintenant que c’est précisément ce qui le tient en vie.
Il y a d’excellents moyens de rester alerte une fois lancé le compte à rebours. Le jardinage, l’observation des oiseaux, le yoga, la poterie et la photographie en font partie, mais trois activités précises semblent augmenter nos chances de mieux profiter de nos dernières décennies. Ces activités pourraient même se révéler le meilleur des antidotes au vieillissement. Stephen Dyke, 73 ans, est un médecin à la retraite du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse. Passionné de bateau, il hésitait à reprendre la mer après s’être blessé au dos il y a quatre ans. À la suggestion de sa femme, ils se sont plutôt mis tous les deux à l’apprentissage du gaélique. « Une langue très difficile », avoue M. Dyke, bien qu’elle le soit à tout âge, avec sa grammaire complexe et sa prononciation contre-intuitive. Mais il s’y est consacré parfois jusqu’à huit heures par jour, et aujourd’hui, sa femme et lui parlent, lisent et écrivent le gaélique sans peine. « Je n’aurais jamais imaginé être aussi à l’aise. »
Les milliers de personnes âgées inscrites à un cours de langue étrangère sont également la preuve qu’il n’y a pas d’âge limite à l’apprentissage d’une nouvelle langue. Les étudiants sexagénaires et septuagénaires peuvent devenir – et deviennent – des locuteurs très performants quand ils se consacrent entièrement à la tâche. Les études tendent à montrer que l’effort lui-même, peu importe les compétences, est extrêmement profitable sur le plan intellectuel. Car même si se frotter à la grammaire et à la syntaxe d’une nouvelle langue peut sembler à l’occasion provoquer un court-circuit cérébral, c’est exactement le contraire qui se passe : il se forme de nouveaux circuits neuronaux et les anciens se consolident. Pour être plus précis, dit Ellen Bialystok, cela améliore les fonctions exécutives.
Mme Bialystok est neuroscientifique au Baycrest Health Sciences’ Rotman Research Institute, un centre de recherche sur le cerveau situé à Toronto, un des meilleurs au monde pour l’étude de la mémoire et du vieillissement. Une bonne partie de l’équipe scientifique travaille à décoder les fonctions exécutives, ces compétences cognitives de base qui font qu’on se rappelle où on a mis ses clés, qu’on n’oublie pas ses rendez-vous, qu’on adapte sa conduite à la circulation.Ces fonctions exécutives sont une sorte de directorat du cerveau qui surveille notre capacité à chasser la distraction pour qu’il se concentre sur un objectif. En d’autres termes, les fonctions exécutives sont essentielles à l’apprentissage tout au long de sa vie. On ne peut acquérir de nouvelles compétences ni maintenir celles que l’on a déjà sans ces fonctions. Elles sont la clé d’une longue vie enrichissante et indépendante. « Ce sont les dernières fonctions cognitives à se développer dans l’enfance, dit Mme Bialystok, et les premières à disparaître avec le vieillissement. » Ce processus de détérioration est au cœur de l’une des questions les plus pressantes en neurosciences cognitives : comment améliorer les fonctions exécutives et les maintenir plus longtemps ?
Pour la scientifique, le bilinguisme serait une bonne réponse. Les études qu’elle mène depuis 10 ans montrent que les adultes bilingues sont plus performants pour le multitâche que les unilingues. Inhiber sans arrêt une langue pour en favoriser une autre mobiliserait davantage les fonctions exécutives qui gagneraient en efficacité. « La gymnastique cérébrale force toutes sortes de connections et d’activations, et cela est bon pour le cerveau. »
Le prodige ne s’arrête pas là. Mme Bialystock et son équipe ont découvert que les fonctions exécutives stimulées par le bilinguisme avaient un effet surprenant : retarder les symptômes de la démence. Selon une étude de 2010, avant de déclarer des signes d’alzeimer, les personnes bilingues doivent subir deux fois plus d’atteintes cérébrales que les personnes unilingues – ce qui suggère que le bilinguisme permet aux patients de continuer à bien vivre malgré les dommages. « Le bilinguisme fait travailler plus de réseaux ; il étend l’activité du cerveau en sollicitant d’autres aires », explique Tom Schweizer, neuroscientifique à l’hôpital St. Michael de Toronto, qui a contribué à mener l’étude. « Si vous souffrez d’une maladie dévastatrice comme l’alzheimer, votre cerveau compense. Il réaffecte la fonction atteinte – comme la mémorisation – à une autre région. » Mettre une compétence en pratique profite davantage aux fonctions exécutives que l’exercice d’un hobby, et de récentes études montrent que le bilinguisme peut retarder la manifestation de la maladie d’Alzheimer d’environ cinq ans. « C’est mieux que tous les médicaments disponibles sur le marché », note M. Schweizer.
Si l’apprentissage d’une deuxième langue maintient nos fonctions exécutives en bonne forme, les recherches de Sylvain Moreno rappellent que les accords et les gammes sont à leur manière une langue. Un accident de voiture à 16 ans et la récupération complète de sa mémoire affectée par l’événement l’ont poussé à s’intéresser à la capacité de réapprentissage du cerveau. Aujourd’hui scientifique au Rotman Research Institute, il œuvre depuis 10 ans à établir un lien entre la musique et les fonctions exécutives.
Ayant déjà utilisé la musique pour localiser l’« interrupteur » d’apprentissage – en 20 jours, il a réussi à provoquer une augmentation de 14 points de QI chez des enfants d’âge préscolaire exposés à un programme de musique informatique -, M. Moreno s’est demandé si cet interrupteur pouvait être activé chez des adultes âgés. Il savait que les processus mentaux étaient plus rapides chez les aînés ayant exercé le métier de musicien que chez ceux qui n’avaient jamais joué d’un instrument. Mais saurait-il reproduire le même effet sans exiger de ces personnes âgées souvent affectées de troubles moteurs qu’ils passent des années à étudier le piano ou la guitare ?
Comme la musique fait intervenir les mêmes réseaux du lobe frontal qui traitent les mots et la syntaxe, M. Moreno s’est dit que le chant arriverait peut-être à stimuler les fonctions exécutives. « La voix est un instrument de musique. En en jouant, il faut se concentrer, isoler l’information pertinente et agir de manière résolue. » Dans la première étude du genre, son équipe travaille à monter des chorales mixtes de 20 personnes dans des maisons de retraite de la banlieue de Toronto et à les faire répéter pendant trois mois. Les résultats cognitifs sont mesurés à l’aune de leurs performances avant et après ces répétitions. Les recherches sont en cours, mais M. Moreno confirme une « importante » amélioration des fonctions exécutives chez ces résidents. Non seulement mémorisent-ils plus de mots, mais ils font preuve d’une plus grande capacité d’attention et de maîtrise de soi. Mieux, ces améliorations perdurent jusqu’à une année après la fin des répétitions. « De nombreux chercheurs croient encore que la plasticité du cerveau des aînés est réduite, qu’il leur est impossible d’acquérir de nouvelles compétences, déplore-t-il, mais nous voyons qu’il n’en est rien. »
C’est la poussée d’adrénaline et la joie de l’harmonie à quatre voix qui ont conduit le ténor Donald Blake, un professeur de science politique à la retraite de 70 ans, à intégrer
il y a six ans la chorale pour aînés EnChor, de Vancouver. En plus des concerts publics, EnChor fait la tournée des résidences assistées et se produit parfois devant des individus qui semblent ne plus avoir conscience de ce qui se passe autour d’eux. « Mais quand on chante, raconte M. Blake, il nous arrive de voir un doigt bouger ou un pied battre la mesure. Ils se mettent parfois même à chanter. »
« Mes amis disaient que je ne devais pas avoir grand-chose à faire au travail pour étudier le stress chez les personnes âgées », se souvient Sonia Lupien, fondatrice et directrice du Centre d’études sur le stress humain de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. « Qu’est-ce qui peut bien stresser les vieux ? » Pourtant, jusqu’à 20 % des aînés canadiens présentent des symptômes dépressifs suffisamment sérieux pour nécessiter un traitement. Et tout ce stress a un effet dévastateur sur les fonctions exécutives.
Mme Lupien n’a pas toujours étudié le stress. Elle a d’abord été spécialiste de la mémoire. À la fin des années 1990, après que son équipe a suivi pendant 10 ans une importante population de Canadiens âgés, elle a découvert que plus de 30 % d’entre eux produisaient une trop grande quantité de cortisol, une hormone libérée à la faveur d’une anxiété chronique. Cette surproduction d’hormone semblait affecter les aînés souffrant de pertes de mémoire. Par ailleurs, l’exposition prolongée du cerveau au cortisol avait entraîné une réduction de 14 % de la taille de l’hippocampe.
On ignorait que le cortisol passait dans le cerveau. Cette découverte suggérait que la perte de mémoire chez les personnes âgées était avant tout causée par le stress et non par l’âge. Les effets négatifs observés par Mme Lupien étaient en effet le lourd tribut d’années de production de cortisol, accélérée par l’âge en raison de la vulnérabilité du cerveau des aînés aux effets de cette hormone. Son action négative sur les fonctions exécutives est évidente. L’hippocampe consolide la mémoire à court terme en mémoire à long terme et joue un rôle essentiel dans l’apprentissage. L’hippocampe est en fait l’une des rares régions du cerveau à produire de nouvelles cellules cérébrales lorsque nous vieillissons, et apprendre quelque chose de nouveau contribue à faire vivre ces cellules. Il n’est donc pas surprenant que l’atrophie hippocampique soit l’un des signes précurseurs de la maladie d’Alzheimer.
C’est ici que les choses s’améliorent. Il y a quelques années, une étude américaine sur la charge allostatique – l’effet du stress chronique sur le corps humain – confirmait les effets négatifs de la production de niveaux élevés de cortisol sur la mémoire, surtout quand cela dure depuis longtemps. Mais les chercheurs ont également montré que seul le contact direct avec autrui pouvait réduire de manière significative la charge allostatique. Autrement dit, un carnet de bal bien rempli reste le meilleur moyen de renforcer vos fonctions exécutives : inscrivez-vous à des cours, rejoignez un groupe de tricot, jouez au mah-jong, visitez votre famille…
Pourquoi s’arrêter là ? Si une vie sociale active contribue fortement au bien-être, le bénévolat serait, selon plusieurs études, la meilleure des activités. Les aînés qui, par exemple, donnent des leçons particulières à des enfants ou qui servent dans une banque alimentaire vivent jusqu’à 44 % plus longtemps que les aînés ne pratiquant aucune activité bénévole. En plus d’améliorer la santé mentale, le bénévolat réduit le risque de maladies cardiaques, de diabète. Les bienfaits sur le plan psychologique et affectif sont si importants qu’une étude américaine a montré que les personnes souffrant de douleurs chroniques voyaient leur souffrance chuter avec le bénévolat.
Trente-six pour cent des Canadiens de plus de 65 ans pratiquent une forme de bénévolat, une masse critique qui présente un intérêt particulier pour Nicole Anderson, neuropsychologue clinicienne. Cette scientifique du Rotman Research Institute vient de boucler une recherche de quatre ans sur les effets psychologiques, psychosociaux et cognitifs de plus de 13 000 heures de bénévolat sur 103 adultes âgés de 55 ans et plus. Suivant une théorie répandue, c’est le côté altruiste du bénévolat qui serait bon pour la santé, la soi-disant « ivresse de l’aidant ». Mme Anderson espère plutôt prouver que la nature complexe et le caractère stimulant de l’activité jouent un rôle primordial. « Si vous pratiquez une activité caritative, vous faites travailler de concert le social et vos muscles cognitifs, dit-elle. Au fond, le bénévolat surmonte les obstacles à une bonne santé mentale. »
Janet Finkelstein, une ancienne infirmière de 66 ans aujourd’hui consultante en réhabilitation, est l’une des 33 bénévoles ayant contribué à l’étude de Mme Anderson. L’altruisme n’est pas la seule raison de son engagement, elle voulait aussi rester alerte. « J’appartiens à une génération forgée à l’activité. Nous ne voulons jamais cesser d’apprendre. Nous recherchons les occasions de faire appel à nos talents. Le bénévolat a-t-il stimulé mes compétences cognitives ? Je ne sais pas. J’ai encore du mal avec le nom des gens ! Mais avec un peu de chance, j’aurai le temps de m’occuper du problème. »
Cinq conseils pour un esprit plus alerte
1. Vous avez du mal à vous souvenir d’un détail ou d’une date ? Pas de panique : cherchez la réponse. Vous rappeler la bonne réponse vous aidera à retenir l’information.
2. Des études montrent que travailler par périodes de 25 à 30 minutes suivies de pauses de cinq minutes accroît la productivité en éliminant les distractions.
3. Une bonne façon d’apprendre une chose consiste à l’enseigner à autrui. En traduisant la matière en vos propres termes, ces nouvelles connaissances prendront mieux racine.
4. Imaginez une série de questions après avoir lu un chapitre ou assisté à une conférence. Se mettre à l’épreuve renforce les circuits nerveux et produit de meilleures voies d’extraction de la mémoire.
5. Le bachotage est une solution à court terme. Pour une mémoire de meilleure durée, faites une pause de deux ou trois jours entre vos périodes d’étude – c’est ce que les chercheurs en sciences cognitives appellent l’« effet d’espacement ».