Une nuit d’été à Montréal
En 2003, au Québec, le décès par mort cérébrale de 142 personnes a permis plus de 435 transplantations.
Or, au 31 décembre de la même année, 860 Québécois étaient encore sur les listes d’attente. Et 46 perdaient la vie avant d’avoir pu bénéficier d’une greffe.
En 2004, pour comprendre les raisons de cette pénurie, nous avions interrogé différents spécialistes.
Le constat demeure unanime : il y a beaucoup à faire dans les hôpitaux, mais aussi auprès du public.
Le consentement reste un des pivots du don d’organes.
Tous les intervenants s’entendent là-dessus : signer sa carte est un geste qui sauve. C’est pourquoi, pour la première fois, Sélection, en partenariat avec le ministère de la Santé et des Services sociaux et Québec-Transplant, a invité ses lecteurs à réfléchir au don d’organes et à en parler avec leurs proches.
L’autre pivot du don, ce sont les infirmières-ressources. Dans un premier temps, nous vous proposons de suivre Lisa Goulet, une de ces professionnelles dont la tâche consiste à identifier les donneurs potentiels et à convaincre leurs familles de l’importance vitale du don. Missions éminemment délicates.
3h00 du matin. Lisa Goulet est brutalement tirée du sommeil par la sonnerie de son téléavertisseur. A cette heure, ce ne peut être Bonsoir Lisa. C’est un traumatisme crânien massif ; on ne pense pas pouvoir sauver la patiente. La famille vient d’arriver. On t’attend.»
Depuis six ans, Lisa est infirmière-ressource au Centre universitaire de santé McGill. Elle est appelée ainsi près de 50 fois par an. Autant dire que c’est un scénario qu’elle connaît. Cette nuit-là, il s’agit d’une jeune fille de 16 ans, Sarah*, qui a été renversée par un chauffard.
Elle-même mère de deux jeunes enfants, Lisa éprouve chaque fois le même élan de compassion. Les parents ne devraient jamais avoir à enterrer leur enfant, pense-t-elle.
*Pour des questions de confidentialité, certains détails ont été modifiés.
3h20
Dans le couloir des urgences du Royal Victoria, c’est la consternation. La famille est là au complet. La mère, en pleurs, encercle de ses bras son jeune fils recroquevillé sur le banc. Le père tourne frénétiquement sur lui-même. « Ça ne se peut pas, c’est impossible », marmonne-t-il.
Lisa se renseigne discrètement auprès de l’équipe médicale.
« Ont-ils vu leur fille ? Que leur a-t-on dit ?
– Ils savent qu’il n’y a plus rien à faire», explique-t-on à l’infirmière.
La mission de Lisa, elle, commence précisément dans cette zone d’ombre où, contre toute apparence, la vie n’est déjà plus là.
« Le temps que les examens se poursuivent, je vous propose d’attendre dans le salon privé des urgences, leur dit Lisa après s’être présentée. Vous y serez plus au calme. Avez-vous besoin de quoi que ce soit ? Voulez-vous appeler des proches ? »
La famille répond un « non » fébrile, et tous prennent place dans un petit salon sobrement meublé. Il s’agit maintenant de clarifier l’information reçue.
« Que vous a-t-on dit ? » La mère est sous le choc ; elle n’écoute pas. Le frère, toujours prostré, ne tourne même pas la tête. Le père prend sur lui et entame la discussion : pour Lisa, ce sera la personne-liaison.
Un quart d’heure s’écoule, le temps d’un premier bilan. Lisa passe son bras autour des épaules de la mère pour la réconforter.
« Merci pour tout ce que vous faites, lâche timidement celle-ci. Pensez- vous que nous puissions voir Sarah maintenant ?
– Absolument. Je reviens vous chercher. »
En deux minutes, Lisa a nettoyé le visage de la jeune fille et dissimulé les blessures sous un grand drap vert. Quand la famille entre, elle se retire avec l’équipe.
3h45
Après une brève concertation avec les médecins, la jeune fille est transférée aux soins intensifs. Lisa accompagne la famille dans une chambre privée plus confortable, dotée d’un sofa-lit et d’un téléphone. Puis elle reprend tranquillement ses explications.
« On va faire passer des tests à votre fille. Il faut s’assurer que le diagnostic est irréversible. »
Lisa évoque ensuite, plus directement, la quasi-certitude d’une mort cérébrale. Là, les questions fusent.
« Comment faites-vous pour déterminer ça ? Comment est-ce possible puisqu’elle respire encore ? »
L’infirmière sait que la mort cérébrale sera d’autant plus difficile à comprendre qu’elle n’est pas naturelle. C’est une mort « sous haute technologie ».
Le patient est branché sur une batterie d’appareils destinés à le maintenir en vie. Même si son cerveau est irrémédiablement détruit, son cœur bat, sa peau est chaude, et il respire encore. Aux yeux de la famille, rien ne différencie cet instant de celui où l’on peut encore le sauver.
Sarah va subir deux examens, dont les résultats seront confirmés par deux médecins, poursuit Lisa.
« D’abord une évaluation neurologique complète. Puis un test d’apnée, pour déterminer si votre fille est capable de respirer sans assistance. L’examen dure 10 minutes. Si tous les réflexes sont absents, tant au niveau de la respiration, des pupilles, de la réaction à la douleur que des nerfs crâniens, il s’agit d’une mort cérébrale. Cela même si le cœur continue de battre. »
Saisissant une scanographie du cerveau de la jeune fille, Lisa le compare à un cliché normal.
« Un cerveau qui a reçu un choc violent enfle, et le sang se propage, comme dans toute hémorragie. Mais, à l’intérieur de la boîte crânienne, contrairement aux autres endroits du corps, il n’y a pas d’espace pour l’hémorragie. Donc, les vaisseaux se compriment, et le cerveau, privé d’oxygène, meurt. »
Les parents, désemparés mais attentifs, acquiescent. L’idée de la mort fait son chemin dans leur esprit.
« S’il n’y a vraiment plus rien à faire, autant la débrancher », lâche le père.
C’est le moment de les interroger sur ce que la jeune fille aurait voulu.
« Avait-elle déjà discuté du don d’organes avec vous ? Si elle en avait parlé, et si vous y consentez, nous la garderons ainsi un moment, puis nous en discuterons. Sinon, nous arrêtons le respirateur, et son cœur cessera de battre d’ici 10 à 15 minutes. Mais, alors, nous ne pourrons plus récupérer ses organes. »
Habituellement, on ne demande jamais de réponse immédiate ; un temps de réflexion est souvent proposé. Mais il est toujours ponctué de nombreuses questions. La personne ne sera-t-elle pas trop « charcutée » pour être exposée ? Peut-on décider des organes à prélever ? Peut-on rester auprès d’elle pendant tout ce temps ? « Toutes vos volontés seront respectées, précise Lisa. Les prélèvements se font dans le plus grand respect de la personne, comme si elle était encore vivante. Le corps est soigneusement recousu, et rien ne paraît. D’autre part, le coordonnateur de Québec-Transplant, l’organisme chargé du processus, sera présent pendant toutes les interventions. »
Ce matin-là, à l’aube, la décision de donner aboutit rapidement. Une fois que la famille a rempli le questionnaire sur les antécédents médico-sociaux de Sarah, Québec-Transplant procède à l’attribution des organes selon les critères rigoureux des listes d’attente. Cœur, poumons, foie, reins, pancréas et intestins seront donnés. Ainsi que certains tissus : la cornée ainsi qu’une très mince couche de peau, prélevée dans le dos et sur les bras, et destinée aux grands brûlés.
16h00. Tous les examens sont terminés. Le moment des adieux est venu. Ecrasée de peine et de fatigue, la famille se réunit autour du lit en présence d’un prêtre. Lisa a été priée de rester. Pour l’infirmière, c’est un instant d’émotion intense. Dans deux semaines, elle les appellera pour savoir comment ils vont. Elle leur proposera un soutien psychologique, qu’ils accepteront sans doute.
17h00. Dans une salle bourdonnante se croisent maintenant une vingtaine de personnes. Les quatre chirurgiens des receveurs sont arrivés : l’un pour le cœur, l’autre pour les poumons, un troisième pour le foie, le pancréas et les intestins, et le dernier pour les reins.
Organes et tissus sont soigneusement préservés et identifiés. Le cœur et les poumons doivent être transplantés dans un délai de 4 heures ; le foie et le pancréas d’ici 8 heures ; les reins, conservés dans de bonnes conditions, peuvent attendre 24 heures.
Un seul donneur peut sauver la vie de huit personnes et fournir des tissus à 40 autres.
Don d’organes : un premier témoignage
Le 25 mai 1999, Diane Craig participe à une réunion d’affaires à Toronto quand on la prie de se rendre au téléphone.
Sandrine, sa fille de 11 ans, vient d’avoir un grave accident.
Diane se précipite à l’aéroport et, en attendant l’avion qui va la ramener à Ottawa, contacte le Dr David Creery, du Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario.
Sandrine, apprend-elle, repose dans un état critique à l’unité des soins intensifs.
Le lendemain matin, le Dr Creery accueille Diane et Kenny, son fils de 16 ans. Le cerveau de Sandrine est mort, explique-t-il.
Elle ne reviendra jamais.
Conscient de l’immense chagrin de Diane, le médecin glisse d’une voix hésitante : « Avez-vous envisagé… »
Diane ne lui laisse pas le temps de finir : « … de donner les organes de Sandrine ? »
Deux mois plus tôt, lors du renouvellement de son permis de conduire, la jeune femme a reçu une brochure et une carte de donneur, mais elle n’y a pas vraiment prêté attention.
Comment pourrais-je enterrer un cœur qui bat, des poumons qui respirent ? pense-t-elle maintenant, alors que sa fille se meurt.
Depuis cette tragédie, Diane Craig milite activement en faveur du don d’organes. Il faut bien sûr commencer par signer sa carte de donneur. « Mais cela ne suffit pas, ajoute-t-elle. Les donneurs potentiels doivent discuter de cette décision en famille. »
Perdre un être cher est déjà une épreuve terrible, et devoir prendre à ce moment-là une décision aussi importante que celle de donner ou non ses organes ne peut que la rendre encore plus pénible.
Parler en famille de sa décision de donner, c’est donc décharger celle-ci et le personnel hospitalier d’une responsabilité écrasante. (C’est pourquoi nous invitons nos lecteurs non seulement à signer leur carte ci-jointe, mais aussi à expliquer ce choix à leur entourage).
Don d’organes : un second témoignage
Le 23 février 2002, comme tous les samedis d’hiver à Beaupré, nous étions allés faire des glissades avec des amis. Ils ont pris Mathieu avec eux sur une chambre à air et se sont lancés dans une descente. En bas, il y avait juste un petit arbre. Notre fils l’a pris en pleine tête.
L’ambulance, l’hôpital, l’opération, l’attente des résultats, tout a défilé très vite.
Le médecin nous a expliqué le traumatisme crânien. Puis une infirmière-ressource nous a emmenés dans un petit salon.
Le don d’organes, on en avait bien sûr entendu parler. Moi, ma carte était signée. Mais Jeannine, ma conjointe, n’était pas très favorable.
Ce qui la faisait hésiter, c’était l’image du prélèvement. Nous en avons beaucoup discuté. Et elle m’a dit : « Si vraiment quelqu’un peut vivre grâce à Mathieu, c’est ça que je veux. »
Ensuite, on a rencontré le représentant de Québec-Transplant. Il a été très gentil, nous a expliqué qu’il allait rester au- près de Mathieu jusqu’à la fin des opérations. Et que, s’il n’y avait pas de receveur pour un organe, on ne le lui prélèverait pas. Il nous a expliqué en détail comment ça allait se passer.
Nous avons pensé à ces parents dont l’enfant est condamné. Et si c’était notre Mathieu ? Dans un moment pareil, il suffit d’inverser les rôles.
L’infirmière est intervenue pour qu’on nous laisse seuls avec notre garçon. Ils ont poussé les fils auxquels il était branché, puis ma femme s’est allongée à ses côtés. On a fait nos adieux.
Lors des dernières fêtes de Noël, on a reçu par l’intermédiaire de Québec-Transplant la lettre écrite en anglais des parents d’une petite fille. Elle a l’âge qu’aurait Mathieu aujourd’hui. Ils nous disaient qu’elle était en parfaite santé, qu’elle faisait même de la bicyclette.
Tout ça grâce au coeur et au poumon de Mathieu.
Ç’a été quelque chose de grand. Aujourd’hui, on sait que c’est le plus beau geste de notre vie. On est extrêmement fiers. Car on a mis cet enfant-là au monde, puis on a permis à d’autres de continuer à vivre.»