Ces derniers temps, j’essayais de me rappeler nos vœux de mariage.
Je ne me souviens pas de grand-chose, sinon que ma femme était plus jolie que Grace Kelly, ce qui devrait m’inquiéter, car les femmes ressemblant à Grace Kelly ne demeurent généralement pas longtemps avec des types comme moi – à moins de posséder un jet privé.
Je me rappelle toutefois qu’il était question de maladie et de santé. Neuf ans après, j’y repensais alors que je gisais sur le canapé du salon.
Princesse Grace : « Tu n’es pas malade.
- Bien sûr que je le suis, je vais peut-être même en mourir.
- Tu as mal au dos. Ce n’est pas comme si tu avais un cancer.
- Tu as promis d’apaiser mes souffrances. »
Je ne sais plus comment cela m’est arrivé. Je me suis réveillé un beau matin, incapable de me tenir droit. J’avais l’impression que mes rognons avaient cuit trop longtemps dans un four à feu doux.
J’ai donc fait l’inventaire des mouvements hardis auxquels je m’étais livré la veille. Il y avait bien le petit colis que j’avais soulevé. Et l’escalier que j’avais gravi. Il y avait aussi le vélocross, emprunté à un gamin du voisinage, pour montrer à un groupe d’enfants curieux comment on devient un héros. Alors, je me suis souvenu de l’instant où j’ai dévalé cette rampe de fortune, devant une bande de jeunes gens sidérés, dans le but de faire décoller mon corps et le vélo.
Au moment où la roue arrière a quitté le sol, je me souviens d’avoir reçu un avertissement en provenance de mes reins exprimant leur sentiment d’horreur. Un message neurophysiologique que les endorphines libérées par ma prouesse et les applaudissements avaient étouffé. Jusqu’au lendemain où un nouveau message, émis par mon dos, m’annonçait qu’il donnait sa démission.
Recroquevillé à la manière d’un bossu, je me suis habillé dans d’atroces souffrances comme doit en connaître Yoda tous les matins. Puis je me suis rendu en clopinant au travail, où un collègue souriant s’est avancé vers moi d’un air de conspirateur :
« Une seule solution : le remède de cheval. »
Je l’ai remercié et l’ai quitté en boitillant. Par la suite tout est allé de mal en pis. Mais c’est arrivé l’après-midi, lorsque je m’extasiais devant les étudiants sur la métaphore topographique employée par Aristote dans la Rhétorique.
« Imaginez que notre esprit soit une carte géographique », leur disais-je en écartant les bras. J’ai senti un claquement, comme si un pont au loin avait cédé, puis j’ai compris que ce pont était tout proche, et qu’il s’agissait de la chair, des os et des cartilages de mon dos.
« Oh, non », m’exclamai-je en tombant à genoux, dans une posture théâtrale digne de Game of Thrones. Mais personne ne m’a porté secours, car ils étaient tous assoupis, étudiant la paroi interne de leurs paupières.
« Alors ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » m’a demandé le médecin de garde.
Il avait la carrure d’un superhéros qui s’ignore : de larges épaules, des bras musclés et la taille fine. Le genre d’homme qui semble parfaitement à l’aise torse nu au volant d’une Jeep.
« C’est le dos.
- Déshabillez-vous. »
La suite s’est déroulée à la manière de mes meilleurs rendez-vous d’adolescent, ponctuées d’attouchements, de flexions et de geignements.
« Quel est le diagnostic, docteur ? »
J’espérais que ce serait incapacitant. Un simple lumbago serait trop humiliant. Mais je pourrais me couvrir de gloire et de richesses à souffrir d’une maladie nécessitant un fauteuil roulant. Un traumatisme permanent, mais pas fatal, qui me mènerait à une carrière de conférencier en motivation, ou d’auteur de lucratifs mémoires sur ma maladie.
De sa voix la plus posée, le médecin m’a expliqué que le seul mal dont je souffrais était une faiblesse généralisée. « Il vous faut faire de l’exercice, dit-il. Rien d’éreintant, je vais vous donner des exemples. »
Il m’a remis un prospectus montrant un vieillard dans diverses positions, le plus souvent allongé sur le dos, l’air plus mort que vif.
« Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ? m’a demandé ma femme.
- C’est un problème de muscles.
- Quel problème ?
- À l’évidence, je n’en ai pas. »
J’ai tout de suite compris qu’elle ne me prenait pas au sérieux car elle a levé les yeux au ciel. Princesse Grace a élevé le roulement des yeux au rang d’art, uniquement pratiqué par les sombres sorciers de l’ironie. L’iris disparaît presque entièrement et la paupière papillonne alors comme une feuille par grand vent. J’ai voulu m’initier à cet art, mais mon nerf optique a failli claquer.
« J’ai même une ordonnance, lui dis-je brandissant ma preuve.
- C’est juste un anti-inflammatoire. »
Peu après, je me suis mis à quatre pattes sur notre lit pour m’exercer aux postures prescrites par le capitaine America. Sur l’illustration, le vieillard semblait imiter un chien en train d’uriner, mais je n’ai pas réussi à reproduire son mouvement.
Princesse Grace, sans indulgence aucune pour mes excentricités thérapeutiques, a exigé de savoir pourquoi je me comportais sur son lit comme un animal pris d’une envie pressante.
« Je renforce ma ceinture abdominale. »
À la longue, après lui avoir suggéré de me donner un bain, elle a reconnu que – peut-être – j’avais un peu mal. Depuis, elle accomplit son devoir : elle décapsule mes bières, m’aide à prendre place dans le fauteuil à bascule, comme si j’étais le vénérable aîné d’une tribu primitive, et elle sort les ordures que je suis désormais incapable de soulever. Elle a l’air d’avoir 20 ans depuis qu’elle en a 15, et c’est toujours le cas. J’ai toujours paru trop vieux pour elle avec ma calvitie précoce, mes fixe-chaussettes et mon amour du riz au lait. Enfin, comme cela se produit chez tous les couples accusant une bonne différence d’âge, ma femme est devenue mon infirmière.
Difficile de savoir combien de temps cela durera, ou si je finirai par renforcer ma ceinture abdominale. Mais peu m’importe. J’aime voir Princesse Grace tenir les promesses formulées devant l’autel.
« Dis-moi que tu m’aimes…
- Tu m’aimes, répond-elle.
- Oui, c’est vrai ! »