Bien se préparer
Pour Abida Dhukai, infirmière praticienne, se préparer à une consultation avec une patiente commence toujours de la même manière. D’abord, elle érige une barrière émotionnelle. «Je dois me protéger parce que je ne sais pas ce que je vais entendre.» Puis elle se repasse les nombreuses questions qu’elle posera s’il y a un problème de violence. «Vous sentez-vous en sécurité? Avez-vous des enfants? Êtes-vous financièrement indépendante? Votre agresseur connaît-il votre lieu de travail?»
Elle énumère ces points, et d’autres, afin de contenir la colère qui enfle en elle. Voici 50 secrets d’infirmières sur les hôpitaux que vous ne connaissez sûrement pas.
Des urgences à l’aide aux victimes d’agressions sexuelles
D’origine indienne, Abida a de longs cheveux noirs et bouclés relevés en chignon. Elle parle avec le débit rapide des gens occupés, et c’est généralement le cas. Elle a travaillé neuf ans au service des urgences de l’hôpital Mount Sinai de Toronto, à traiter des patients souffrant de blessures allant d’une entorse de la cheville à l’infarctus. Après quelques années, elle s’est davantage tournée vers les femmes et s’est spécifiquement intéressée à ce qu’elle considérait comme un grand défaut d’empathie dans la réponse aux victimes d’agressions sexuelles.
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Des victimes parfois incomprises
En 2009, elle a commencé à noter ses pensées et sentiments après avoir traité chacun de ces cas. Son fichier compte désormais des centaines de milliers de mots. Elle y a consigné les déclarations de femmes sur des agents de police qui auraient insisté sur la responsabilité de la victime; le sentiment de culpabilité de femmes qui s’accusaient d’avoir peut-être trop bu. «À mesure que je découvrais toujours plus de violence, ma colère montait. Comment peut-on infliger cela à un autre être humain?»
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Mise en place de protocoles
En réfléchissant à ces expériences, elle a compris que l’hôpital avait besoin de protocoles plus stricts pour traiter les victimes d’agressions. Avec Christine Bradshaw, travailleuse sociale et directrice du comité de sensibilisation à la violence contre les femmes de l’hôpital, elle a œuvré à changer la façon dont le service des urgences accueille ces patientes.
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Adaptation et prévention
Avec le temps, Abida et Christine ont innové. Elles ont adopté des mesures pour protéger l’identité des patientes, elles leur indiquent de meilleures ressources et elles demandent désormais à chaque femme admise au service de gynécologie et pédiatrie si une personne proche d’elle les maltraite physiquement, sexuellement, émotionnellement ou financièrement. Ce dépistage universel n’est pas obligatoire. D’autres praticiens déterminent individuellement si le récit et les symptômes du patient soulèvent des soupçons.
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Prise de conscience
«Quand je me suis mise à poser systématiquement la question, il est apparu qu’une femme ou deux par semaine était victime d’agressions sexuelles», affirme-t-elle. Il lui semble que ce nombre ait d’ailleurs augmenté les dernières années, et elle suppose que ce mouvement, qu’elle a commencé à remarquer il y a environ quatre ans, est le résultat d’une évolution du débat public sur la question.
Face à la réalité
Pour Abida, cette hausse a un prix. Une fin de semaine de février 2017, au cœur de la frénésie des urgences, l’infirmière a traité plusieurs cas de viols dans le même quart de travail. Quelque chose en elle a flanché après la dernière patiente. «Je me souviens encore de son visage», déclare-t-elle. Abida a pris deux semaines de congé, et durant des semaines elle est restée silencieuse et en retrait. Ce qui l’inquiète ce ne sont pourtant pas tant les visages qui la hantent, mais le fait qu’ils se mélangent en un éventail d’ecchymoses qui se font écho. «Ils se confondent parfois. C’est troublant.»
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Augmentation des agressions sexuelles déclarées
Selon un rapport de Statistique Canada publié en juillet 2017, il y a eu une augmentation de 13 % des agressions sexuelles déclarées aux services de police dans tout le pays en seulement un an, pour un total de 24 672 cas. «Le mouvement MeToo a indubitablement sensibilisé la population, estime Christine Bradshaw. Et plus personne ne veut se fermer les yeux. Les victimes veulent parler.» Déjà surchargé, le système de santé doit également trouver la meilleure façon de traiter ces patientes traumatisées.
Les urgences: lieu de convergence
Les urgences jouent un rôle unique dans la réponse de la société aux agressions sexuelles: c’est souvent le seul endroit où infirmières, travailleurs sociaux et agents de police convergent pour s’assurer de la sécurité des victimes. C’est parfois aussi le seul endroit où une personne éprouvée disposera de tout le temps qu’il lui faut pour raconter son drame.
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Le premier contact
Lorsqu’une patiente lui confie être victime de violences, Abida Dhukai commence par lui demander à quel point elle se sent en sécurité. La conversation peut ensuite prendre diverses tournures. Si des enfants sont touchés, les professionnels de la santé approfondissent la situation et préviennent au besoin les organismes de protection de l’enfance. Puis, avec la plus grande sensibilité, Abida essaie d’obtenir les détails précis des violences subies. Elle demande également à la victime si elle a songé à poursuivre son agresseur, si elle veut être examinée par une infirmière spécialisée dans les agressions sexuelles ou si elle aimerait parler au travailleur social de l’hôpital. Pour finir, elle donne à sa patiente des informations sur les refuges pour femmes ainsi qu’une liste de ressources.
Plus que de la compassion
Les défis uniques qui surgissent dans le métier d’infirmière spécialisée en traitement des victimes d’agressions sexuelles viennent avec leur lot de risques professionnels. Comme elles entendent quotidiennement des récits de violence, ces travailleuses peuvent développer des troubles de l’intimité, de la sécurité, de la confiance et du pouvoir aussi intenses parfois que ceux dont souffrent les victimes qu’elles soignent, selon une étude de 2015 publiée dans le Journal of Forensic Nursing.
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Risque de surmenage et saturation
Elles sont aussi plus susceptibles que la plupart des autres types d’infirmières de souffrir d’un traumatisme indirect – les émotions nées de relations chargées d’empathie pour la douleur ou la peur. Cela peut engendrer un isolement social, une répression des émotions, des cauchemars et une baisse du plaisir sexuel. Et elles peuvent également souffrir de surmenage, de saturation compassionnelle et même d’un trouble de stress post-traumatique.
Un personnel qui bouge souvent
Le taux d’attrition est élevé chez les infirmières en santé sexuelle, ce qui peut entraîner des perturbations dans la continuité du service. Un rapport de 2016 de l’office américain des comptes a noté que l’État du Wisconsin présentait un taux de maintien de l’effectif de 0,08 %, soit seulement 42 praticiens sur 540 toujours en fonction au bout de deux ans.
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Un métier aux débuts déjà difficiles
Si les statistiques canadiennes ne sont pas disponibles, Amanda Pyper, ancienne infirmière spécialisée dans les agressions sexuelles, sait d’expérience pourquoi le personnel souffre de surmenage. Elle avait 23 ans et sortait tout juste de l’école lorsqu’elle a commencé à travailler au Women’s College Hospital. Elle s’est tout de suite retrouvée à pratiquer des examens médico-légaux et à soutenir psychologiquement des femmes en crise, dont la plupart se présentaient à l’hôpital pour agression sexuelle. «J’étais stressée. Je craignais constamment de faire des erreurs. J’étais la seule professionnelle de santé que nombre de ces patientes rencontraient. Je disposais d’une grande autonomie décisionnelle dans la manière dont je pouvais changer le cours des soins et de la vie de ces personnes.»
À la tombée de la nuit…
Avec le temps, Amanda Pyper a pris de l’assurance, mais certains aspects du métier ne sont jamais devenus plus faciles. Les services de nuit sont particulièrement éreintants, car ces infirmières spécialisées se déplacent dans toute la ville pour répondre aux appels d’autres hôpitaux, là où des patientes violées et vulnérables attendent leur arrivée. Être dévoué aux autres est admirable, mais ne vous oubliez pas! On vous donne 20 idées pour prendre soin de vous.
Question sans réponse
Selon Amanda Pyper, l’aspect le plus difficile de ce métier, qu’elle pratiquait en plus de son plein temps au service des urgences de l’hôpital Mount Sinai, était de parler à des femmes en quête de réponses qu’elle ne pouvait donner. « Elles voudraient une réponse simple: ai-je été violée, oui ou non? Il faut se rendre compte qu’il n’existe aucun test pour le déterminer. »
Des cas de plus en plus complexes
Au cours des dernières années, la demande de soins pour agressions sexuelles a énormément augmenté. Avant, les cas allaient du viol par un inconnu à l’ingestion de drogues du viol lors d’un rendez-vous, mais tout cela semblait généralement évident. Aujourd’hui, en raison de l’évolution de l’éducation au sujet du consentement et des agressions sexuelles – à l’école, à la maison et dans les médias –, les scènes dénoncées ont tendance à se complexifier. Il y a ainsi une augmentation de cas où l’agresseur est un ami ou une ancienne relation de la victime. Et comme souvent les choses se produisent dans un contexte alcoolisé et sous le signe de l’ambiguïté, il devient plus difficile de suivre un protocole médical méthodique, car ces cas demandent bien plus qu’un test médico-légal.
Un poids trop lourd à porter
«La première chose que les victimes demandent, c’est de l’aide psychologique post-traumatique, déclare Amanda Pyper. Or, je n’ai aucune formation dans ce domaine; je trouvais donc que mon soutien n’était pas le meilleur.»
Finalement, les exigences du métier sont devenues trop lourdes à porter. Amanda a quitté son rôle d’infirmière en centre d’aide aux victimes d’agressions sexuelles pour se consacrer exclusivement à son travail à l’hôpital Mount Sinai.
La sensibilité est une bonne chose, mais évitez de souffrir et vérifiez si vous êtres trop empathique.
Une routine précise pour pouvoir tenir
Lorsque Abida Dhukai rentre chez elle après une journée particulièrement pénible, elle s’écroule dans son lit et ne parle à personne, laissant le téléphone sonner. Après presque une décennie à pratiquer ce métier, elle a mis en place des rituels qui l’aident à prodiguer des soins conformes à ses propres attentes. Elle ne regarde pas les informations. Elle fait du sport régulièrement, passe une heure par jour à faire du vélo ou du yoga et pratique la méditation. Tout cela l’aide à repousser les éclairs de colère qui la traversent quotidiennement, une colère envers cette société qui ne protège pas les femmes avant qu’elles ne deviennent ses patientes.
Entre-aide
Quand leur travail les submerge trop, les infirmières discutent entre elles et s’assurent mutuellement qu’elles prennent soin d’elles-mêmes. Elles ont accès aux services des travailleurs sociaux de l’hôpital, affirme Abida, mais ces collègues sont également surchargés. Elle n’a pas encore trouvé de ressource qui comprenne à quel point la convergence des récits d’agressions sexuelles et du service des urgences, qui fonctionne à un rythme effréné, peut être accablante.
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Savoir rester professionnel
Parfois, le plus grand défi de ce métier est de faire taire la voix intérieure qui pousse à sauver chaque femme qui passe les portes du service. «J’aimerais pouvoir les serrer contre moi et leur dire: “tout ira bien. Suivez-moi, mes petits poussins. Je vais prendre soin de vous”, s’émeut-elle. Mais je ne peux pas le faire.»
Depuis août 2018, Abida Dhukai ne travaille plus à l’hôpital Mount Sinai.