Lundi, 21 heures. Mon mari regarde la télé. Ma fille est dans sa chambre. Je suis plantée devant l’ordinateur, à un clic de découvrir si je suis porteuse d’«anomalies» génétiques susceptibles d’augmenter le risque de développer la maladie d’Alzheimer – ma hantise. Les résultats du dépistage sont-ils fiables? Et attendu qu’il n’existe, pour l’heure, aucun traitement contre cette pathologie, ai-je un quelconque intérêt à savoir qu’elle me guette?
Fatalité ou liberté? Tel est le dilemme que posent les tests génétiques en accès libre dits «tests DTC» ou, en français, «tests DAC». Fruit de 13 années de coopération scientifique internationale, la première ébauche de cartographie du génome humain, patrimoine biologique constituant le fondement de l’espèce, a été annoncée en 2000. Depuis le séquençage du dernier de nos 23 chromosomes en 2006, nous sommes entrés dans l’ère des tests génétiques grand public. Le marché de l’ADN prédictif ne cesse de prospérer, notamment sur internet, où des entreprises privées toujours plus nombreuses proposent, moyennant quelques centaines de dollars, de mesurer nos risques médicaux en dressant notre carte génomique personnelle.
Depuis environ cinq ans, la vulgarisation de ces tests fait débat au sein du corps médical, qui s’interroge sur leur finalité, leur fiabilité scientifique et leur pertinence concernant le risque de développer certaines pathologies. Principal argument invoqué: leur existence serait trop récente pour que l’on puisse sérieusement extrapoler des résultats.
«Nous en sommes encore au stade de l’exploration scientifique, souligne le Dr Greg Feero, conseiller spécial du directeur de l’Institut national américain de la recherche sur le génome humain. Nos inquiétudes sont de deux ordres: d’abord, est-on certain que les sociétés qui nous vendent ces tests analysent bien ce qu’elles prétendent? Ensuite, à supposer que les tests soient fiables, y a-t-il un quelconque bénéfice à en tirer pour notre santé ou un intérêt clinique?»
S’ajoutent des questions éthiques, sur la confidentialité des résultats, ou le risque d’exploitation abusive des données personnelles pour refuser un contrat d’assurance ou un emploi à un postulant jugé «à risque». Sans parler des conséquences sociales ou psychologiques que peut entraîner la révélation de certaines informations, comme annoncer à un père qu’il n’est pas le géniteur de son enfant, ou apprendre que l’on est prédisposé au cancer du sein ou à la maladie d’Alzheimer.
Toutes ces préoccupations ont amené un pays comme l’Allemagne à interdire l’usage de ces tests, excepté sur prescription médicale. En mars 2011, un comité consultatif spécial a recommandé à la FDA (Food and Drug Administration, aux états-Unis) de prendre les dispositions nécessaires pour que les consommateurs ne puissent plus s’en procurer sans l’autorisation préalable d’un professionnel de la santé.
Les Français ont légiféré plus sévèrement en autorisant seulement la réalisation des tests «techniquement fiables» et «cliniquement utilisables». C’est-à-dire ceux qui recherchent chez une personne donnée des maladies liées à l’altération, ou la mutation, d’un seul gène, comme la maladie de Huntington. Les autorités françaises supervisent les laboratoires autorisés tandis qu’une loi adoptée en juillet 2011 stipule que le patient, dûment informé des limites et enjeux, doit aviser ses proches de sa démarche. «C’est une manière d’interdire les tests via internet», note le Pr Dominique Stoppa Lyonnet, professeur de génétique à l’université Paris-Descartes et chef de service à l’institut Curie.
Au Québec, une ordonnance médicale est requise pour les tests servant à établir un diagnostic. «Cependant, certaines compagnies qui offrent des tests DTC contournent cette obligation en ayant recours à des «médecins virtuels» pouvant en prescrire en ligne aux clients, ou encore elles s’abstiennent de décrire leur produit comme un test de diagnostic», précise Yann Joly, avocat et professeur adjoint au département de génétique humaine de la faculté de médecine de l’université McGill.
En 2011, trois chercheurs en médecine ont publié un article de fond dans l’International Journal of Clinical Practice, dans lequel ils concluent que ces tests présentent plus de risques que d’avantages, tant pour les consommateurs que pour le système de soins. Ils invoquent le manque de réglementation, la piètre qualité des contrôles, le risque d’affoler ou de rassurer à tort, ou celui de soumettre inutilement les personnes dépistées à une batterie d’examens complémentaires. Ils mettent également en garde contre les interprétations hâtives de certaines données génétiques collectées qui, à ce stade de la recherche, sont encore hypothétiques, spéculatives, voire infondées.
Journaliste médicale, j’ai décidé de mener ma propre enquête. J’ai étudié, via internet, plusieurs sociétés spécialisées et finalement sélectionné l’un des fleurons de l’industrie des tests DTC: 23andMe. Des clients issus de 50 pays envoient leur ADN au siège, situé à Mountain View, en Californie, pour analyse. Le site explique de façon didactique les tenants et les aboutissants du dépistage génétique. À l’automne 2011, je décide de nous inscrire, mon mari et moi, en réglant par carte bancaire – il en coûte environ 360 $ pour accéder à ces données à vie. Munis de kits de prélèvement, nous versons un échantillon de salive dans une pipette contenant un agent de conservation, plaçons les tubes dans un sachet inviolable et renvoyons le tout par la poste au laboratoire. Quelques jours plus tard, un courriel nous informe que notre ADN est en cours d’analyse.
(Photo: © Jo-Ann Richard)
Médecin, professeur à l’université de Montréal et titulaire de la chaire de recherche du Canada en génomique prédictive, le Dr Pavel Hamet préconise la prudence. Ces tests DTC ne sont pas des boules de cristal. « Beaucoup pensent que la méthode consiste à passer au crible l’intégralité du génome d’un individu, à la recherche de mutations connues, indique-t-il. Il s’agit plutôt d’identifier ce que l’on appelle des «marqueurs SNP», c’est-à-dire des polymorphismes nucléotidiques simples.» Explication: imaginons nos 23 chromosomes (support de l’ADN) comme autant de livres. À l’intérieur, quelque 21 500 gènes (les mots), constitués de plus de trois milliards de paires de base (les lettres). Les marqueurs SNP sont des variations ponctuelles au niveau d’une des paires de base, comme des «coquil-les» dans un livre que l’on se serait transmis de génération en génération. Au lieu de lire le livre dans son intégralité, des logiciels cherchent à en détecter directement les «fautes de frappe». Les fameux SNP.
Selon le projet Génome humain, pour qu’une variation génétique soit considérée comme un SNP, elle doit être présente chez au moins 1% de la population. Parmi ces polymorphismes nucléotidiques simples, beaucoup sont considérés comme n’ayant aucune incidence sur la fonction cellulaire. Certains, cependant, pourraient prédisposer à certaines maladies. Les sociétés qui vendent des tests génétiques en accès libre établissent une corrélation statistique entre la présence d’un marqueur génétique, un SNP, et le risque de survenue ou non d’une maladie. Or ces SNP ne sont pas forcément le facteur causal d’une maladie, dont l’origine peut être la mutation d’un autre gène, l’environnement, ou encore l’hygiène de vie. D’où l’intérêt très relatif de cette méthode de criblage, fait valoir le Dr Marc Zaffran, omnipraticien, écrivain et chercheur au centre de recherche en éthique de l’université de Montréal: «Les tests ADN sont une manière étroite et focalisée de rechercher des risques, alors que la personne doit être prise aussi dans son contexte de vie.»
Une personne en bonne santé a davantage intérêt à mener une vie saine et active et à connaître les antécédents médicaux de sa famille, ajoute pour sa part le Dr Greg Feero, spécialiste en génétique. «L’histoire familiale est, à ce jour encore, le meilleur point de repère pour évaluer le risque génétique de développer les pathologies courantes », conclut-il.
Le Pr Timothy Caulfield, de l’école de santé publique de l’université de l’Alberta, a rédigé de nombreux articles sur cette thématique au cours des dernières années. Il est lui aussi d’avis que les données prédictives dérivées des antécédents familiaux sont plus fiables que celles issues des tests génétiques. Il s’inquiète également des dérives des tests ADN, que certaines sociétés peu scrupuleuses n’hésitent pas à proposer à des fins douteuses: améliorer la qualité de notre peau, nous aider à trouver l’âme sœur, nous faire perdre du poids et autres promesses farfelues. Lui qui était radicalement opposé aux tests DTC reconnaît cependant avoir cheminé dans sa réflexion depuis un an. Tout en restant persuadé que l’usage de ces tests doit être réglementé et s’inscrire dans le cadre d’une démarche scientifique éprouvée, il pense qu’y avoir recours par simple curiosité est sûrement inoffensif, voire amusant. Il a confié son ADN aux bons soins de la société 23andMe en 2011 et s’est surpris à être fasciné par les résultats.
«Je serais parvenu au même diagnostic en me regardant dans une glace ou en discutant avec mes parents, commente-t-il. En revanche, la démarche est intéressante. Explorer son génome est une application ludique d’internet.»
La fascination pour la génétique, l’intérêt pour la généalogie, le désir de participer aux avancées scientifiques, ou plus simplement de s’amuser, sont les principales motivations des consommateurs de ces tests.
Quatre semaines après l’envoi de nos échantillons, nous recevons un courriel nous indiquant que nos résultats sont disponibles sur le site web de la société. Mot de passe. Validation. «Bienvenue dans votre espace personnel.» Nous passerons les jours suivants à éplucher les comptes rendus: facteurs de risque, statut de porteur, phénotype, ascendance.
L’essentiel de ce que j’y apprends ne relève vraiment pas du scoop! Une forte probabilité que j’aie les yeux bleus (quelle révélation !), des taches de rousseur (pas possible?) et les cheveux plus raides que la moyenne (oui, bon, passons…). Je suis certainement de groupe sanguin A+ (absolument) et je présente un risque 2,54 fois supérieur à la normale de souffrir de la maladie cœliaque (bien vu, j’observe un régime sans gluten depuis environ vingt ans!).
Les renseignements sur notre généalogie sont passionnants. Nous découvrons que mon mari (dont la famille a quitté le pays de Galles pour immigrer au Canada il y a un siècle) possède des gènes scandinaves quasiment purs du côté de son père, probablement hérités de l’occupation viking dans les îles anglo-normandes. J’apprends que les origines de ma mère se situent il y a quelque 22 000 ans au Moyen-Orient et suivent le parcours des éleveurs qui ont voyagé jusqu’en Europe il y a des milliers d’années. 23andMe m’a découvert des liens de parenté éloignée avec des personnes vivant aux quatre coins du monde, dont les portions d’ADN commun avec le mien datent sûrement de plusieurs centaines d’années, lorsque la lignée familiale s’est dispersée. J’ai même retrouvé la trace d’un petit-cousin dont je ne connaissais pas l’existence, professeur spécialisé en génétique du paludisme, dont la grand-mère était la sœur de mon grand-père. Depuis, nous avons beaucoup correspondu au sujet de cet arbre généalogique dont nous partageons certaines branches. Voilà à mes yeux l’aspect le plus fascinant et le plus enrichissant du test.
S’agissant du versant purement médical, la société analyse plus de 100 facteurs de risque associés à diverses maladies, du syndrome des jambes sans repos au psoriasis. Afin que ces informations ne tombent pas comme un couperet ou une épée de Damoclès, les clients de 23andMe reçoivent les résultats de leurs prédispositions aux cancers du sein et de la prostate, ainsi qu’aux maladies de Parkinson et d’Alzheimer, dans un fichier codé, qu’ils ne peuvent ouvrir qu’après avoir lu et approuvé une décharge les informant de l’état de la recherche sur le dépistage génétique de ces pathologies et des implications que peut entraîner la lecture des résultats.
Je n’avais aucune inquiétude quant au risque de développer un cancer du sein: aucun cas dans ma famille en trois générations, ni du côté maternel ni du côté paternel. De fait, l’analyse génétique a confirmé qu’il était largement inférieur à la moyenne. Même chose pour Parkinson : l’absence d’antécédent familial a été corroborée par les tests de susceptibilité, qui me classent parmi les sujets statistiquement à faible risque. Ce qui ne signifie pas que je suis «vaccinée» contre ces deux maladies, mais que mes gènes ne m’y prédisposent pas.
J’ai toujours voulu savoir si j’étais exposée au cancer du côlon. Ma grand-mère maternelle est décédée de cette maladie et une de mes sœurs s’est fait retirer un polype colorectal. Du coup, toute la fratrie subit un dépistage systématique. D’après la recherche scientifique, 35% des risques de cancer colorectal seraient imputables à des facteurs génétiques. Je clique. Ouf! Je me situe, en termes de prédispositions génétiques, dans la moyenne de la population.
Arrive alors le moment tant redouté. Les résultats concernant Alzheimer. J’ouvre ou non? Il me faudra quelques jours pour me décider. L’histoire de ma famille n’étant pas claire, je suis taraudée par le doute. La démence sénile dont souffrait ma grand-mère paternelle à la fin de sa vie était-elle une forme d’Alzheimer? Le père de mon père a succombé à une crise d’asthme à 45 ans. Aurait-il développé cette maladie s’il avait vécu?
Je clique sur le fichier en retenant ma respiration.
Soulagement: les tests révèlent que je n’ai hérité, ni de mon père ni de ma mère, des gènes de l’apolipoprotéine E4 (APOE 4), qui augmentent considérablement le risque de développer la maladie d’Alzheimer. Peut-être la démence me rattrapera-t-elle, mais pour l’heure, les gènes reconnus comme étant impliqués dans la maladie sont absents de mon ADN.
Forte de ces résultats, je décide de ne pas perdre mes bonnes habitudes. Comme chaque soir ou presque, je prépare mes affaires de yoga pour mon cours du lendemain. Les gènes constituent un «capital santé» qu’il nous appartient de préserver par une bonne hygiène de vie.