Qui se cache pour fumer ?
Nous savons tous que le tabac tue. Pourtant, un grand nombre de Canadiens ‘ dont beaucoup de femmes (eh oui, même des femmes enceintes) ‘ fument en cachette.
Kim Sedgwick avait un secret honteux: elle fumait. Durant 11 années remplies d’angoisse existentielle, la Torontoise aujourd’hui âgée de 29 ans a dissimulé son habitude à ses parents, ses petits amis, ses clients, de nombreux camarades et même à son médecin dans le but de préserver son image de femme incarnant un mode de vie sain. Après tout, elle avait grandi dans une famille où l’on consommait du bio, avait recours à la médecine traditionnelle chinoise et pratiquait la danse. Après avoir obtenu son diplôme universitaire, elle avait travaillé comme monitrice de mise en forme puis, avec sa soeur, avait mis sur pied une entreprise axée sur la santé au naturel.
Cependant, la jeune femme, qui avait commencé à 16 ans, fumait désormais un paquet par jour à l’occasion de ses nombreuses expéditions au dépanneur, soi-disant pour acheter du lait. Elle recherchait ces moments d’intimité tout en sachant que le prix à payer était élevé. «J’avais tellement honte, confie-t-elle, cette habitude se trouvant en complète contradiction avec l’image de santé que je projetais.» Elle est finalement parvenue àcesser de fumer et a écrasé pour de bon il y a trois ans quand elle a compris que la dissimulation lui demandait probablement plus d’énergie que la quête d’un soutien qui l’aiderait à mettre fin à cette habitude.
Les fumeurs clandestins forment un groupe hétéroclite, certains se contentant d’une cigarette par mois, d’autres en inhalant 20 ou 30 par jour, explique le docteur Peter Selby, chef de la division des dépendances du Centre for Addiction and Mental Health de Toronto, chef de file canadien en matière de tabagisme et de dépendances. Que ce soit par sentiment de culpabilité, honte, peur de la critique, désir d’éviter d’exposer les autres à la fumée secondaire, crainte d’être un mauvais exemple pour les enfants ou plaisir coupable à se cacher, ils déploient de très grands efforts pour éviter d’être percés à jour: bonbons à la menthe, rafraîchisseur d’air, bouffées inhalées rapidement devant la fenêtre de la salle de bain ouverte tandis que le ventilateur fonctionne au maximum ou derrière la remise du jardin à geler de froid, multiples changements de vêtements au cours de la journée, etc. Ainsi, Marnie Griffen*, une maman de Toronto, confie que, après avoir conduit ses enfants à l’école, elle se rend dans un parc du quartier, se couvre la tête d’un capuchon pour éviter que ses cheveux sentent la fumée, fume une cigarette et range le capuchon dans le coffre de la voiture avant de se rendre au travail.
Nous avons fait beaucoup de chemin, mais…
Selon Statistiques Canada, 17,5% des Canadiennes fument, soit une sur six. (En 2001, cette proportion était de une sur quatre et, il y a près de 50 ans, de une sur trois.) Cependant, selon Cindy Hall, thérapeute clinique auprès des Addiction and Mental Health Services de South Shore Health de Bridgewater (N.-E., province dont le taux de fumeurs est le troisième plus faible au pays selon le Rapport sur l’usage du tabac de 2013), ces statistiques ne rendent pas compte de la réalité. «Comme les fumeurs craignent le jugement d’autrui, ils ne sont probablement pas honnêtes dans leurs réponses.» Autre divergence entre les données officielles et celles du South Shore: selon Statistiques Canada, 10,5% des Canadiennes enceintes fument alors que les chiffres du South Shore indiquent que, en Nouvelle-Écosse, elles sont 26% à le faire.
L’interdiction de fumer dans la majorité des endroits publics au Canada pousse peut-être les gens à le faire en cachette. «Les deux groupes démographiques qui semblent s’adonner le plus à cette habitude en douce sont les femmes enceintes ou qui ont de jeunes enfants et ceux dont la scolarité et le revenu sont supérieurs à la moyenne», explique Peter Selby. Ceux du second groupe, ajoute-t-il, se sentent coupables, car ils estiment qu’ils devraient se montrer plus raisonnables.
De fait, la plupart des hommes et des femmes connaissent les dangers associés au tabagisme: 2 à 4 fois plus de risque de souffrir de cardiopathie ou de faire un AVC comparativement aux non-fumeurs, 12 à 13 fois plus de risque de mourir de bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) et risque plus élevé de souffrir d’ostéoporose, de ménopause précoce et de divers cancers, dont ceux du col de l’utérus, du sein, du côlon et certains cancers ovariens. Le tabagisme peut également entraîner un taux plus élevé d’infertilité, de fausses couches, de naissances prématurées, de mort foetale tardive et de syndrome de mort subite du nourrisson. Enfin, les effets anti-oestrogéniques du tabac peuvent causer des problèmes de fertilité chez la génération suivante, les filles des femmes qui fument durant la grossesse naissant parfois avec un nombre d’ovules inférieur à la normale.
Plusieurs fumeurs clandestins ne se considèrent pas en fait comme des fumeurs. C’est le cas de Paige Goldman*, âgée de 39 ans et professeur de yoga de Toronto, qui estime«ne pas faire partie du club des fumeurs.» Elle ne fume jamais devant ses étudiants ni devant ses trois enfants et n’a jamais de cigarettes sur elle (elle les cache dans un tiroir à la maison ou tape des amis qui connaissent son secret). Elle fume deux à huit cigarettes par jour. « C’est en partie par désinvolture imprudente, en partie par besoin de me détendre», confie-t-elle. Elle dissimule l’odeur du tabac en rinçant ses doigts au jus de citron et en aspergeant ses cheveux d’essence de lavande. «Je suis en très bonne santé, marche et court beaucoup, et mange extrêmement bien. Je me considère comme une fumeuse clandestine ou sociale.»
Peter Selby estime qu’il n’existe pas de fumeur social ou occasionnel. Ceux qui fument en cachette déforment parfois la réalité pour éviter d’y faire face, d’autant plus, ajoute-t-il, que les fumeurs, de même que certains professionnels de la santé, entretiennent depuis longtemps la croyance qu’on court très peu de risque quand on s’en tient à cinq cigarettes ou moins par jour. «Pourtant, aucune preuve scientifique ne permet de l’affirmer, explique-t-il. Chaque cigarette est dommageable.»
Selon lui, il arrive que les fumeurs qui diminuent leur consommation compensent en inhalant plus profondément la fumée. «Notre intention n’est pas de juger, ajoute-t-il, mais d’aider. Il importe que les gens connaissent les faits. Même si vous ne fumez qu’à l’occasion, vous inhalez chaque fois environ 60 substances chimiques cancérigènes. Il n’y a pas de quantité sécuritaire.»
«Même une faible quantité de fumée de cigarette entraîne une inflammation rapide de la paroi des vaisseaux sanguins et des poumons», confirme Jill Hubick, infirmière, éducatrice certifiée dans le domaine respiratoire et coordonnatrice du programme de promotion de la santé à la Lung Association of Saskatchewan. L’exposition à la fumée secondaire ou le fait de fumer une seule cigarette peut déclencher une crise d’asthme ou une crise pulmonaire chez ceux qui souffrent de BPCO. «La crise pulmonaire consiste en une aggravation des symptômes, dont un essoufflement grave, qui peuvent mener à une crise cardiaque fatale», explique-t-elle. Le tabagisme est la principale cause de cancer du poumon et en conséquence de l’accroissement du nombre de femmes qui ont commencé à fumer il y a 40 ou 50 ans, l’incidence de ce cancer chez les femmes plus âgées s’est accrue au cours des 27 dernières années. (Chez les hommes, elle a décru.) Toujours selon Jill Hubick, l’incidence de la BPCO est également en croissance chez les femmes, 80 à 90% des cas résultant du tabagisme.
Si cette habitude coûte en moyenne dix années de vie aux fumeurs, les résultats d’une étude d’envergure menée en 2012 auprès d’un million de femmes britanniques indiquent que plus tôt on écrase, plus tôt on peut en inverser les effets nocifs. Selon les auteurs, ceux qui le font avant l’âge de 30 ans diminuent de plus de 97% leur risque de mortalité due au tabac et ceux qui le font avant 40 ans, de plus de 90%.
Dangers cachés
C’est une chose de dissimuler son tabagisme à ses proches, c’en est une autre de le faire à son médecin qui, en passant, doit garder cette information confidentielle. Certaines substances chimiques contenues dans le tabac accélèrent le métabolisme de divers médicaments. Autrement dit, les fumeurs pourraient nécessiter des doses plus élevées d’insuline, d’anticoagulants, de somnifères, d’antipsychotiques ou d’anxiolytiques. Comme certaines substances du tabac favorisent la coagulation sanguine, tout comme les hormones présentes dans les contraceptifs oraux à faible dosage, les fumeuses de plus de 35 ans qui prennent la pilule voient leur risque de formation de caillots sanguins et d’AVC s’accroître. En outre, les fumeurs qui subissent une intervention chirurgicale, quelle qu’elle soit, y compris, une chirurgie plastique ou dentaire, sont plus susceptibles que les non-fumeurs de souffrir de complications, telles qu’infections ou troubles pulmonaires. «Il peut être tout aussi dangereux d’omettre de dire à votre médecin que vous fumez que de manger avant une intervention», rappelle Peter Selby.
L’infirmière Janet Fellini* est tout à fait consciente des risques qu’elle court en fumant. Voilà pourquoi elle dissimule son habitude à ses collègues. «Ils ne manqueraient pas de me faire quelques commentaires appuyés», confie la femme de 50 ans qui vit à la campagne dans le sud de l’Ontario. Elle fume 5 à 10 cigarettes par jour durant ses pauses, qu’elle prend en marchant ou en conduisant; avant de retourner au travail, elle se brosse les dents et se lave le visage et les mains. Pourquoi fume-t-elle en cachette? «Je pense que c’est une forme de rébellion, du genre je peux le faire et personne ne m’en empêchera.»
Bien des fumeuses éprouvent ce sentiment, explique Lorraine Greaves, investigatrice principale au Centre of Excellence for Women’s Health de Vancouver (C.-B.) «Elles voient le fait de fumer comme un signe de contrôle, de liberté et d’indépendance, souligne-t-elle. Quelle ironie, étant donné que c’est tout juste le contraire: c’est la cigarette qui finit par avoir raison de vous.»
Selon Lorraine Greaves, qui est également cofondatrice et ex-présidente du Réseau international des femmes contre le tabac (INWAT), et l’auteure de Smoke Screen: Womens Smoking and Social Control, les gens intériorisent la honte associée au tabagisme: «comme ils se sentent honteux, ils déploient de grands efforts pour dissimuler leur habitude à autrui.»
Cependant, selon elle, cette dissimulation peut se retourner doublement contre les fumeurs: d’abord, vos proches sont peut-être au courant de votre habitude, mais préfèrent éviter la confrontation. Ensuite, ce sont justement eux qui peuvent vous aider à écraser pour de bon. D’ailleurs, les campagnes anti-tabac mettent de plus en plus l’accent sur l’importance du soutien, par opposition aux reproches. «Trop souvent, on condamne l’individu plutôt que l’industrie du tabac, explique Jill Hubick. Pour la plupart des fumeurs, le tabagisme n’est pas un choix, mais une dépendance.»
Quand, il y a trois ans, Kim Sedgwick a finalement décidé d’exposer au grand jour son habitude et de chercher le soutien nécessaire pour l’aider à y mettre un terme, celui qu’elle a reçu des membres de sa famille, de ses amies, de son petit ami, de ses clients et de son médecin l’a bouleversée. Elle a abandonné l’image de perfection qu’elle cherchait à donner d’elle-même, s’est autorisée quelques faiblesses à l’occasion et a demandé à ses proches de ne pas chercher à la culpabiliser quand, dans son processus de sevrage, il lui arrivait de fumer une cigarette. «Ça m’a beaucoup aidé, dit-elle, de me débarrasser de ma honte.»
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*Les noms ont été modifiés afin de protéger la vie privée des personnes