La carte de la honte

Les Canadiens victimes d’un cancer ont-ils accès aux meilleurs traitements? Oui, à condition de résider dans la bonne province.

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Introduction

Introduction

Judy Pope souffrait d’un cancer du rein, mais depuis cinq ans, son état était remarquablement stable grâce à un nouveau médicament, le Nexavar. Les 38 000$ nécessaires à son traitement à chaque année étaient pris en charge par l’assurance privée de l’employeur de son mari. Tout allait bien, jusqu’à ce que cet employeur change de compagnie d’assurances.

En avril 2009, le nouvel assureur a informé Judy Pope qu’à partir du 1er mai, seulement 7500$ par année seraient couverts pour ses prescriptions. Du jour au lendemain, la femme de 59 ans a dû débourser plus de 30 000$ pour se soigner. Une somme exorbitante qu’elle n’avait pas les moyens de payer.

Résidant en Ontario, le couple n’a eu qu’un seul recours: l’article 16 de la Loi sur le régime de médicaments de l’Ontario, conçu pour améliorer l’accès aux produits homologués. Cette loi permet aux patients de bénéficier d’une couverture publique sous certaines conditions.

L’oncologue de Judy Pope, le Dr Anil Kapoor, a adressé plusieurs demandes au gouvernement. «Mes lettres sont devenues de plus en plus insistantes», se souvient le spécialiste. Mais cela n’a jamais abouti.

Privée du traitement qui pouvait lui sauver la vie, Judy Pope «a décliné rapidement». Elle est morte cinq mois après la résiliation de la première police d’assurance. «Ma mère pensait aux autres avant de penser à elle. Elle ne voulait pas que mon père vende la maison, qu’il se retrouve à la rue», souligne Sheri Leclerc, la fille de celle-ci.

Ces dernières années, une foule de nouveaux produits efficaces contre le cancer du rein sont apparus sur le marché, comme le Nexavar, le Torisel, l’Afinitor et le Sutent. Mais les provinces ne sont pas toutes logées à la même enseigne. «En Colombie-Britannique, par exemple, les patients ont accès à ces médicaments, explique le Dr Kapoor. L’Ontario accepte de prendre en charge le coût du Sutent, mais vouloir utiliser un autre produit est un vrai casse-tête. Il y a un manque criant d’uniformisation dans notre pays.»

Benoit Bisson, un Montréalais de 56 ans, en sait quelque chose. S’il a survécu à un cancer du rein de stade 4, diagnostiqué en 2006, c’est en grande partie grâce aux programmes de compassion des sociétés pharmaceutiques, qui lui ont permis de bénéficier gratuitement du Nexavar et de l’Afinitor. Au Québec, seul le Sutent figurait sur la liste des médicaments remboursés. «Mais les malades ne réagissent pas tous au même médicament, et le Sutent n’est pas efficace pour lutter contre tous les types de cancer du rein», s’indigne Benoit Bisson.

On peut demander, comme l’a fait à un moment donné Benoit Bisson, le remboursement de certains traitements homologués par Santé Canada dans le cadre de «la mesure du patient d’exception», mais cette disposition constitue un boulet administratif pour les médecins, qui doivent y consacrer un temps précieux. Et la décision ultime est prise par la RAMQ, plutôt que par l’oncologue du patient.

Alors que les règles diffèrent d’une province à l’autre, des gens comme Judy Pope et Benoit Bisson meurent ou doivent se battre pour se procurer les médicaments que nécessite leur état. Selon la Constitution, la santé publique est du ressort des gouvernements provinciaux, qui reçoivent d’Ottawa une enveloppe à cet effet – 25 milliards de dollars en 2010-2011. Pour obtenir ces sommes, les provinces doivent adhérer aux principes de la Loi canadienne sur la santé, mais elles jouissent d’une certaine latitude dans l’interprétation de cette dernière. Résultat: la prévention, le diagnostic et le traitement du cancer diffèrent d’une province à l’autre.

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Les racines de l'inégalité

Les racines de l’inégalité

La disparité dans l’accès aux médicaments d’ordonnance commence au moment où Santé Canada approuve un nouveau produit. Puis, une autre agence fédérale, le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, en négocie le prix de détail avec la société pharmaceutique qui l’a fabriqué. Chaque province décide ensuite d’assurer ou non la couverture de ce médicament, et négocie de nouveau son prix. S’il s’agit d’une nouvelle thérapie onéreuse, les provinces peuvent exiger des médecins qu’ils fassent une demande au nom de leurs patients, demande qui sera examinée et approuvée au cas par cas. Le Québec fonctionne de cette façon pour de nombreux produits de dernière génération.

Ces requêtes ne sont pas toujours entendues, comme en témoigne le décès de Judy Pope. Mais le dénouement aurait pu être tout autre dans une autre province. «Les disparités entre provinces sont énormes, affirme Jack Shapiro, président du Réseau canadien de lutte contre le cancer. C’est un véritable problème.»

En général, vous avez plus de chances de survivre à un cancer si vous vivez dans l’ouest du pays. Selon les Statistiques canadiennes sur le cancer de 2010, c’est en Colombie-Britannique que le taux de mortalité chez les hommes est le moins élevé, et au Québec et dans les provinces de l’Atlantique qu’il atteint son maximum. Pour les femmes, c’est encore la Colombie-Britannique qui affiche les meilleurs taux de survie, tandis que la Nouvelle-Ecosse occupe le dernier rang – talonnée par le Québec et le Manitoba, ex æquo.

Le processus d’homologation des produits pharmaceutiques est ici le nerf de la guerre. En août 2009, la Colombie-Britannique a accepté de couvrir les coûts de 29 des 33 nouveaux médicaments anticancer approuvés par Santé Canada. La même année, l’Ile-du-Prince-Edouard n’en retenait que 15. Au Québec, cette information est impossible à obtenir.

Dans les trois provinces de l’Ouest, les agences provinciales du cancer prennent en charge les coûts de tous les médicaments administrés à l’hôpital et pris à domicile. Dans les sept autres provinces, les organismes gouvernementaux paient pour les médicaments administrés à l’hôpital, mais pas pour ceux pris à domicile – la moitié de toutes les médications mises sur le marché. Pour se financer, les malades – et leur médecin – doivent solliciter l’aide de l’un des 19 programmes publics canadiens pour les médicaments, de leur assurance privée ou d’un programme de compassion mis sur pied par les sociétés pharmaceutiques. En cas de refus, c’est dans leurs économies qu’ils doivent puiser.

Au Québec, le régime public d’assurance médicaments couvre 3,3 millions de citoyens dépourvus d’assurance privée. Mais les médicaments pris en charge doivent avoir été approuvés par le gouvernement provincial, qui, dans ce domaine, accumule les retards depuis quelques années. Selon la Coalition Priorité Cancer, le Québec n’a pris en charge, en 2010, que 19 pour 100 des «nouvelles molécules» disponibles en oncologie.

Alice Thepen, 52 ans, sait depuis 2009 qu’elle souffre d’un glioblastome multiforme, un des cancers du cerveau les plus agressifs. Après une chirurgie infructueuse, on a annoncé à cette Montréalaise qu’il ne lui restait que six semaines à vivre, et ce, malgré la chimiothérapie et la radiothérapie – qui n’ont pas fait reculer la tumeur. Le médecin a alors proposé l’Avastin, le premier traitement systémique contre ce type de tumeur.

«C’était cher, mais nous voulions tenter l’impossible», souligne le mari d’Alice, Rudy Thepen. Le médicament, qui leur coûte 15 000$ par mois, s’est révélé si efficace qu’en 16 mois la taille de la tumeur a considérablement diminué.

Pourtant, en octobre 2010, le gouvernement du Québec a refusé d’inscrire l’Avastin sur la liste des thérapies remboursées. De son côté, la Colombie-Britannique l’a approuvé en avril dernier. Cette province s’est fait un devoir de rendre accessibles à tous les patients qui en ont besoin les traitements que la communauté scientifique juge efficaces.

«En Colombie-Britannique, le taux de mortalité chez les femmes atteintes d’un cancer du sein a commencé à reculer au début des années 1980», explique le Dr Joseph Ragaz, oncologue et professeur à la faculté de médecine de l’université de la Colombie-Britannique. Ce spécialiste, qui suit depuis 10 ans l’évolution des traitements du cancer du sein, est formel: «Cette baisse du taux de mortalité a débuté ici une décennie plus tôt que partout ailleurs au Canada et dans le monde.»

Pourquoi la Colombie-Britannique se démarque-t-elle à ce point du reste du pays? A la fin des années 1970, les médecins de cette province ont été les premiers à prouver que l’on sauvait des vies en associant une chimiothérapie et une thérapie hormonale à la chirurgie.

«Nous avons donc lancé un vaste programme afin d’étendre ces traitements aux régions rurales, raconte le Dr Ragaz. Tous les trois ou quatre mois, un oncologue et un radio-oncologue s’envolaient vers ces régions pour soigner les patients et former du personnel médical.»

Au Québec, certains spécialistes se rendent en région. «Mais ce sont des initiatives individuelles, déplore le Dr Pierre Audet-Lapointe, président de la Coalition Priorité Cancer. Le territoire n’est pas couvert au complet, et aucune institution gouvernementale ne coordonne l’organisation des soins ou la recherche.»

Pour remédier à cette lacune, dénoncée depuis 10 ans par la Coalition, le gouvernement québécois a annoncé en février dernier la création d’une Direction québécoise du cancer. Et un nouveau registre du cancer a aussi été lancé en avril. De plus, le ministre de la Santé, Yves Bolduc, s’est engagé à ce que les patients aient accès à un plus large éventail de produits de pointe. Il a aussi annoncé que les oncologues joueraient à l’avenir un rôle plus important dans le processus d’approbation des nouveaux médicaments.

Mais la Coalition Priorité Cancer reste sur ses gardes. «On attend que ces promesses se concrétisent! explique la vice-présidente Nathalie Rodrigue. Quant au registre du cancer, c’est une amélioration, mais il ne correspond pas aux normes nord-américaines et néglige certaines données essentielles comme le stade auquel le cancer a été détecté. C’est pourtant primordial pour évaluer l’efficacité des traitements…»

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Obstacles au diagnostic

Obstacles au diagnostic

Un diagnostic précis et précoce est évidemment crucial pour le traitement du cancer. Malheureusement, il existe dans ce domaine des incohérences et des contradictions aussi incompréhensibles qu’affligeantes. Si l’on vit en Alberta ou au Québec, il est beaucoup plus facile d’avoir une tomographie par émission de positons (PET scan) que si l’on vit en Ontario. En Colombie-Britannique, on incite les femmes à commencer les mammographies à 40 ans, mais à 50 ans dans les autres provinces… et aucun âge n’est fixé au Nunavut.

De nouvelles techniques de dépistage mises au point à l’étranger peuvent également attendre plusieurs années avant d’être approuvées dans tout le Canada. L’analyse des 21 gènes (Oncotype DX) en est un bon exemple. Ce nouveau test prometteur est presque systématiquement pris en charge au Québec, alors qu’il était toujours à l’essai cette année à Vancouver. Il permet d’indiquer si une patiente atteinte d’un cancer du sein a besoin ou non d’une chimiothérapie après la chirurgie. Aux Etats-Unis, ce test augmente le taux de survie des malades, car il identifie des femmes à qui, auparavant, on n’aurait pas prescrit de chimiothérapie. Mais il aide aussi à réaliser des économies dans la mesure où il permet de déterminer que de 20 à 35 pour 100 des patientes testées n’ont pas besoin d’une chimio. Coût du test: 4000$. Coût de la chimio: 15 000$.

Le Dr Ragaz estime que le recours au dosage des 21 gènes ferait épargner près de 12 millions de dollars par an au Canada, en plus d’éviter à des milliers de patientes une chimiothérapie inutile. L’oncologue avoue ne pas comprendre pourquoi le test n’est pas utilisé de façon plus systématique.

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Créer un plan national?

Créer un plan national?

En 2004, la Coalition Action Cancer du Canada a comparé, pour sept provinces, le taux de mortalité des patients avec les montants alloués par les agences provinciales du cancer. (Faute de données disponibles, le Québec est absent de cette étude.) La Colombie-Britannique et l’Alberta, qui obtiennent les meilleurs résultats, accordent les montants les plus élevés – respectivement 55$ et 50$ par citoyen. La Nouvelle-Ecosse et Terre-Neuve sont au bas de la liste – respectivement 27$ et 30$.

Créer un plan national?

Certains organismes nationaux militent pour un rééquilibrage entre les montants alloués et la qualité des soins. Leur solution: harmoniser le financement des médicaments anticancéreux.

La Dre Susan O’Reilly, vice-présidente de l’Agence du cancer de la Colombie-Britannique, fait montre d’un optimisme prudent. «Disposer d’un plan national pourrait aider, dit-elle, mais reste à voir si les provinces auront les ressources nécessaires pour subventionner les médicaments recommandés.»

Le Dr Kong Khoo, vice-président de la Coalition Action Cancer du Canada, croit qu’il existe une solution: aider les provinces, surtout les plus petites, à bénéficier des économies d’échelle qu’engendrerait une politique nationale sur les médicaments anticancéreux. «C’est la Colombie-Britannique qui offre la meilleure couverture pour ces produits, en partie parce que cette province s’est montrée très combative, en matière de prix, dans ses négociations avec les sociétés pharmaceutiques, explique-t-il. Nous obtenons des ristournes importantes, et cela nous permet de rendre ces médicaments essentiels accessibles à tous nos patients. Nous devrions négocier un seul prix pour tout le pays.»

La Coalition Action Cancer du Canada a calculé que si nous disposions d’un plan de financement national pour les médicaments pris à domicile – comme c’est le cas en Colombie-Britannique -, la facture s’élèverait à 1,1 milliard de dollars par an. C’est le montant que le gouvernement fédéral a consacré à la sécurité lors des rencontres de trois jours, l’été dernier, du G8 et du G20!

Pour le Dr Pierre Audet-Lapointe, président de la Coalition Priorité Cancer, cette accessibilité est d’abord et avant tout une question d’équité. «Tous les Canadiens, souligne-t-il, devraient être en mesure de bénéficier des meilleurs traitements possibles, de l’Atlantique au Pacifique.»

Sur 21 pays de l’OCDE, le Canada arrive au dernier rang avec les Etats-Unis au chapitre des dépenses publiques en matière de médicaments. L’Etat n’y assure que 37,5% des coûts. Le reste est pris en charge par les assurances privées ou par le patient lui-même. source: Rx&D 2008/09

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Remboursement 101

Remboursement 101

Vous, ou une personne que vous connaissez, avez des problèmes d’accès aux médicaments? Consultez le site drugcoverage.ca pour connaître les modalités de remboursement de vos médicaments d’ordonnance dans le cadre d’un régime d’assurance privée ou d’un régime d’assurance médicaments offert par votre province ou votre territoire, ou encore par l’intermédiaire d’un programme fédéral (on y trouve aussi toutes les infos sur le régime public d’assurance-médicaments du Québec). Un site apparenté, drugcoverage.org, informe les professionnels de la santé sur la manière d’aider leurs patients à obtenir un remboursement.

SOURCE: «L’argent ou la vie II», par William Hryniuk et Anthony Miller, Bulletin de cancer 2004, Coalition Action Cancer du Canada, hiver 2004-2005

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