Il y a trois ans, le Dr Ugur Sahin a pris la parole lors d’une conférence à Berlin et a fait une audacieuse prédiction. S’adressant devant un parterre d’infectiologues, il a soutenu que son entreprise pourrait utiliser sa technologie de l’ARN messager pour créer rapidement un vaccin dans l’éventualité d’une pandémie mondiale.
À l’époque, le Dr Sahin et son entreprise, BioNTech, n’étaient guère connus que du petit monde des start-ups de biotechnologie en Europe. BioNTech, que le Dr Sahin avait fondée avec sa femme, le Dr Özlem Türeci, et un oncologue autrichien, le Pr Christoph Huber, travaillait principalement sur le traitement du cancer. Elle n’avait jamais commercialisé quoi que ce soit. La Covid-19 n’existait pas encore.
Les paroles de son fondateur se sont néanmoins révélées prophétiques.
Deux ans plus tard, le 9 novembre 2020, BioNTech et la société pharmaceutique américaine Pfizer annonçaient qu’un vaccin contre le Sars-Cov-2 mis au point par le Dr Sahin et son équipe avait protégé de la Covid-19 plus de 90% des sujets sans indication d’infection préalable qui avaient pris part à un essai clinique. Ce résultat stupéfiant projetait BioNTech et Pfizer en tête de la course alors engagée pour trouver remède à la maladie qui a emporté plus de 4,2 millions de personnes dans le monde.
«Nous pensons que c’est le début de la fin de l’ère de la Covid», a déclaré le Dr Sahin à l’époque. (Voici d’ailleurs 10 bonnes raisons de vous faire vacciner contre la Covid-19.)
BioNTech a commencé à travailler sur ce vaccin en janvier 2020. Le Dr Sahin venait de lire dans The Lancet un article qui l’a convaincu du péril pandémique du coronavirus qui se propageait alors à toute allure en Chine. Des chercheurs de son entreprise de Mainz, en Allemagne, ont annulé leurs vacances et se sont attelés à la tâche, qu’ils avaient baptisée projet Vitesse de la lumière.
«Il n’y a pas beaucoup d’entreprises disposant des ressources et compétences requises pour réagir aussi vite que nous, a dit le Dr Sahin en octobre 2020. Plus qu’une chance, nous y voyions un devoir car j’avais compris que nous pourrions être les premiers à mettre au point un vaccin.»
Après avoir repéré plusieurs candidats vaccins prometteurs, le Dr Sahin a conclu que son entreprise aurait besoin d’aide pour les tester tambour battant, obtenir le feu vert des organismes réglementaires et commercialiser le meilleur d’entre eux. BioNTech et Pfizer travaillaient ensemble sur un vaccin antigrippal depuis 2018; en mars 2020, les deux sociétés sont convenues de collaborer aussi au vaccin contre le coronavirus.
Depuis, le Dr Sahin, qui est turc, s’est lié d’amitié avec Albert Bourla, le P. D. G. grec de Pfizer. Les deux hommes soulignent que leur rapport est né de leur expérience commune de scientifiques et d’immigrants. «Nous nous sommes rendu compte qu’il venait de Grèce et moi de Turquie, a commenté le Dr Sahin sans faire allusion aux conflits ancestraux qui opposent leurs deux pays d’origine. Dès le début, notre relation a été très personnelle.»
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Rêve d’enfant
Âgé de 56 ans, le Dr Sahin est né dans la ville turque d’Alexandrette. Il avait quatre ans quand sa famille a déménagé à Cologne, en Allemagne, où son père a trouvé du travail dans une usine Ford. Enfant, il voulait déjà devenir médecin. Il a fait ses études de médecine à l’université de Cologne où il a obtenu un doctorat pour ses recherches sur les effets de l’immunothérapie sur les cellules cancéreuses.
Il a rencontré sa femme au seuil de sa carrière. Le Dr Özlem Türeci, 54 ans, directrice médicale de BioNTech, avait d’abord songé à la vie religieuse, avant de bifurquer vers la médecine. Née en Allemagne, elle est la fille d’un chirurgien turc originaire d’Istanbul. Le jour de leur mariage, son mari et elle sont retournés à leur laboratoire après la cérémonie.
Le couple s’est d’abord consacré à la recherche et à l’enseignement, notamment en Suisse, à l’université de Zurich où le Dr Sahin a travaillé dans le laboratoire de Rolf Zinkernagel, lauréat du prix Nobel de médecine 1996.
En 2001, les Drs Sahin et Türeci ainsi que le Pr Huber fondaient Ganymed Pharmaceuticals, société vouée à la mise au point de médicaments contre le cancer basés sur les anticorps monoclonaux. Sept ans plus tard, ils cofondaient BioNTech afin d’élargir leur gamme de technologies anticancer, entre autres à l’ARN messager.
Même avant la pandémie, BioNTech avait le vent en poupe. Elle avait reçu des centaines de millions de dollars d’investissement et employait plus de 1900 personnes dans ses sept bureaux allemands et ses deux sites américains. En 2018, elle s’était associée à Pfizer et, l’année suivante, la fondation de Bill et Melinda Gates avait investi 55 millions de dollars dans ses travaux sur le traitement du VIH et de la tuberculose. La même année, le Dr Sahin avait reçu le prix Mustafa décerné tous les deux ans par l’Iran à un musulman qui s’est distingué dans un domaine scientifique ou technologique.
Les Drs Sahin et Türeci ont vendu Ganymed pour 1,4 milliard de dollars en 2016. Il y a deux ans, BioNTech a effectué une émission publique d’actions; en juillet 2021, elles valaient plus de 54 milliards de dollars, et le couple fondateur devenait l’une des plus grandes fortunes d’Allemagne.
Chaque geste compte: ces personnes ont été de vrais héros pendant la COVID-19.
Milliardaires à bicyclette
Les deux milliardaires vivent avec leur fille adolescente dans un modeste appartement près de leur bureau. Ils se rendent au travail à bicyclette. Ils ne possèdent pas de voiture.
«Ugur est vraiment unique en son genre, observe Albert Bourla. Il ne s’intéresse qu’à la science. Parler d’affaires n’est vraiment pas son truc. Il n’aime pas du tout ça. Il est à la fois un savant et un homme de principes.»
En Allemagne, pays où l’immigration est un sujet controversé, le succès de deux scientifiques d’origine turque est un motif de fierté. «Ce couple offre à l’Allemagne un brillant exemple d’intégration», affirme Focus, un site d’actualités conservateur.
Le député Johannes Vogel a écrit sur Twitter que, s’il n’en tenait qu’au parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne, «il n’y aurait pas de #BioNTech en Allemagne sous la direction d’Özlem Türeci et Ugur Sahin. Et s’il n’en tenait qu’aux critiques du capitalisme et de la mondialisation, il n’y aurait pas eu de collaboration avec Pfizer. Mais ce qui nous rend forts, c’est l’immigration, l’économie de marché et l’ouverture de notre société.»
Le Dr Sahin dit qu’en apprenant le taux d’efficacité du vaccin, il y a un peu plus d’un an, sa femme et lui ont célébré l’événement en se préparant un café turc chez eux: «Nous avons fêté ça, bien sûr. C’était un tel soulagement.»
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Avec la collaboration de ChristopherF. Schuetze à Berlin.
Tiré du New York Times (10 novembre 2020) © New York Times