Pénuries de médicaments au Canada
Ce matin-là, Pauline Graat, 67 ans, attendait sa fille Christie pour aller faire des courses. « Ai-je bien éteint le fer à repasser ? » se demanda-t-elle. Elle fouilla dans sa mémoire pour se rappeler les 10 dernières minutes. En vain. Elle se leva pour aller vérifier : le fer était éteint. Elle se rassit devant la télé, sans rien retenir de l’émission. Depuis quatre jours, soit le 17 mai 2014, sa pharmacie de Windsor, en Ontario, était à court de Teva-clobazam, un médicament qu’on lui avait prescrit en 2005 contre le risque de crise d’épilepsie à la suite d’une opération au cerveau.
Pour dépanner, le pharmacien lui avait donné une autre version de ce médicament générique. La nuit suivante, elle s’était réveillée avec une migraine lancinante et son cerveau s’était rapidement embrumé. Désorientée et épuisée, elle était au bord du délire.
Christie arriva enfin. Elle entra en appelant sa mère, sans réponse. Elle la trouva assise au salon, devant le téléviseur. Pauline tourna un regard vide vers sa fille, qui s’inquiéta
aussitôt :
« Maman ? Quelque chose ne va pas.
– Je sais, Christie. Elle parlait lentement, articulant chaque mot. Je ne vais pas bien. »
Lancé en 1975, le clobazam s’est vite révélé efficace contre les crises. Les médecins se sont mis à le prescrire aux épileptiques. Selon l’Alliance canadienne de l’épilepsie, environ 45 000 Canadiens en prennent aujourd’hui. Au printemps 2014, ces patients ont été les dernières victimes de la déficience du système national d’approvisionnement pharmaceutique.
Pauline Graat ne pouvait se passer de clobazam depuis qu’une crise convulsive l’avait conduite à l’hôpital et plongée dans un coma artificiel de quatre jours, un an après le retrait d’une tumeur au cerveau en 2004. Deux comprimés quotidiens de 10 milligrammes de Teva-clobazam lui ont depuis permis d’apaiser les crises et de maintenir une vie sociale active. Elle ne manque jamais les matchs de baseball de l’aîné de ses petits-fils. « Je dois beaucoup au clobazam », confie-t-elle.
En février 2014, Pauline fit renouveler son ordonnance. Mais, de retour à la maison, elle regarda dans le sac et rappela aussitôt la pharmacie. On lui avait donné de l’Apo, une autre version de son médicament de prédilection. Le pharmacien lui expliqua qu’une pénurie nationale de son médicament au Canada, le clobazam, venait de frapper Windsor, en Ontario, l’obligeant à distribuer des substituts aux patients.
Les quatre autres médicaments à base de clobazam vendus au Canada, provenant de quatre fabricants différents, se faisaient également rares mais, heureusement, il en restait encore assez dans la chaîne d’approvisionnement. Contrairement à la plupart des antiépileptiques, ces différentes versions (contenant les mêmes ingrédients actifs) sont considérées comme interchangeables : 90 % des patients peuvent passer sans difficulté de l’une à l’autre.
Ce n’est pas le cas de Pauline, chez qui l’Apo, essayé lors d’une précédente pénurie, en 2011, avait provoqué des maux de tête incapacitants. « Je n’en avais jamais parlé à mes filles Christie et Meaghan, avoue-t-elle. Je ne voulais pas les inquiéter. » Elle avait supporté seule la douleur pendant deux semaines, jusqu’à la fin de la pénurie.
Jusqu’à récemment, une pénurie aussi longue aurait été impensable. Certes, les pharmacies manquent parfois temporairement de médicaments, en raison de la hausse de certaines prescriptions dans une région donnée ou de retards de livraison. Mais les pharmaciens se tournent généralement vers une autre pharmacie. Toutefois, depuis quatre ans, les pénuries se sont aggravées et allongées.
Dans une étude de 2013 menée par trois des principaux groupes pharmaceutiques du pays, dont l’Association médicale canadienne, plus de 75 % des pharmaciens indiquaient que les pénuries avaient des répercussions significatives sur leur travail. « Il faut appeler d’autres pharmacies et le médecin pour discuter de substituts, et le fabricant pour connaître la date prévue de réapprovisionnement, explique Jeff Morrison, de l’Association des pharmaciens du Canada. C’est beaucoup de stress et cela peut nous obliger à donner des médicaments de substitutions moins efficaces, voire dangereux. »
Depuis 2012, plus de 500 pénuries partielles ou totales de produits pharmaceutiques ont été signalées. À ce jour, près de 250 médicaments sont concernés. Cela semble être une fraction des 8 754 médicaments sur ordonnance vendus au Canada. Toutefois, les pénuries touchent des médicaments de soins intensifs (anesthésiants, antibiotiques, antalgiques et anti-inflammatoires), qui peuvent semer le chaos dans le système de santé.
La pénurie de Teva-clobazam n’était qu’une partie d’un vaste problème touchant des millions de Canadiens : des patients atteints d’un cancer de la vessie ont risqué l’ablation de cet organe en l’absence du seul médicament efficace. D’autres souffrant de glaucome craignaient de devenir aveugles par manque de gouttes ophtalmiques. Pauline était déterminée à ne pas revivre la confusion mentale et la perte de repères temporels causées par l’Apo en 2011. Le pharmacien promit de l’aider. Il réussit à mettre la main sur 200 comprimés de Teva. Elle aurait dû en avoir assez le temps de la pénurie. Mais trois mois plus tard, à court de médicaments, elle retourna voir le pharmacien.
« La dernière fois, j’ai écumé tout Windsor. C’est tout ce qu’il y avait, lui annonça-t-il. C’est commandé. » Il ne pouvait lui donner une date de livraison. C’était l’Apo ou rien. « Je me suis effondrée, raconte Pauline. J’étais désespérée. »
Cette histoire ne surprend pas Jacalyn Duffin, une hématologue de Kingston, en Ontario. À l’instar d’un nombre croissant de médecins canadiens, elle pense que les gouvernements et les entreprises pharmaceutiques ne traitent pas les pénuries avec suffisamment de sérieux. Mme Duffin a pris conscience du problème en 2010, quand une patiente atteinte d’un cancer du sein l’a avisée des répercussions quasi insupportables du manque de prochlorpérazine, un médicament anti-nauséeux, sur sa chimiothérapie.
« Cela n’avait aucun sens », déplore Mme Duffin. Comment un médicament générique fiable et efficace, sur le marché depuis plus d’un quart de siècle, pouvait-il disparaître au Canada ? « J’ai donc commencé à enquêter. » L’hématologue a découvert que, depuis 2010, une majorité de médecins canadiens ont été contraints de changer leurs prescriptions.
En 2012, alors que l’Agence de la santé publique du Canada débattait de l’utilisation d’un stock d’urgence, une pénurie de morphine d’un mois a obligé les hôpitaux à repousser des dizaines d’opérations, dont plus de 50 rien qu’au Québec. Des centaines de patients en soins palliatifs dans des métropoles comme Calgary ont craint de devoir finir leur vie dans la douleur.
En 2011, à cause d’une pénurie nationale, les services de santé de l’Alberta avaient dû limiter l’usage du carboplatine (utilisé dans le traitement des cancers pulmonaires et ovariens) aux seuls patients curables, obligeant les oncologues à donner aux cancéreux en phase avancée des substituts dangereux pour les reins. D’autres ont subi des lésions irréversibles à la suite de traitements de remplacement.
En 2010, Alena Rossnagel, 58 ans, s’est vu prescrire une dose quotidienne de l’antibiotique triméthoprime en vue d’une opération pour des calculs rénaux. Mais, un mois avant l’intervention, une pénurie l’a empêchée de renouveler son ordonnance, forçant son médecin à recommander la gentamicine, un substitut intraveineux qui a entraîné une perte de 90 % de sa fonction vestibulaire. Mme Rossnagel souffre d’un déséquilibre marqué et d’une oscillopsie permanente, affectant sa vision lorsqu’elle tourne la tête ou marche.
Quand Jacalyn Duffin a commencé son enquête, la question suscitait peu d’intérêt. Ni les médias ni les compagnies pharmaceutiques ne signalaient les pénuries. Pour remédier au problème et suivre son évolution, elle a lancé le site Canadian Drug Shortage (canadadrugshortage.com) en 2011. Très vite, elle a reçu des appels et des messages de patients et de médecins voulant témoigner. Son site est devenu une tribune incontournable : on y partage des expériences personnelles ainsi que des rapports et des études autrement peu accessibles au public.
Pourtant, il est toujours difficile d’établir la vraie portée de la crise. Chaque semaine, elle passe des heures sur les sites des compagnies pharmaceutiques et la base de données gouvernementale sur les pénuries de médicaments (drugshortages.ca). Ces dernières n’étant pas obligatoires à déclarer pour les entreprises, ces informations sont rarement utiles. En 2014, il a fallu que Santé Canada intervienne pour pousser AA Pharma, fabricant du flécaïnide (un médicament pour le cœur) à informer le public de sa pénurie. Mi-septembre, rien n’avait changé, mais AA Pharma annonçait toujours un réapprovisionnement en date du 25 août.
Ces incidents reflètent bien l’angoisse des patients comme Pauline Graat, jamais informés des pénuries probables de médicaments pourtant essentiels. Ils le découvrent généralement en pharmacie, et le font bien souvent découvrir aux pharmaciens et médecins eux-mêmes. « Je suis la situation depuis près de quatre ans, affirme Mme Duffin. Elle s’est beaucoup aggravée aujourd’hui. »
Kelly Foster est pharmacienne hospitalière à Halifax. Elle doit constamment faire face à des pénuries de médicaments (jusqu’à 25 simultanément), dont le magnésium intraveineux, un régulateur de tension artérielle, et le lorazépam injectable pour traiter l’anxiété. Par prudence, elle a souvent stocké des médicaments dans sa pharmacie pour s’assurer de les distribuer avec parcimonie.
Mme Foster se rappelle une pénurie particulièrement inquiétante de Septra, un antibiotique en intraveineuse : il n’en restait plus que 10 flacons à l’hôpital (contre une centaine habituellement) pour traiter un patient résistant à tous les autres antibiotiques et qui n’avait donc pas d’autres choix. « On espérait juste en recevoir, raconte-t-elle. Chaque jour, je devais donner le décompte des stocks au médecin : 10 flacons, puis huit, etc. » La pénurie a pris fin avant qu’il faille interrompre le traitement du patient. « Mais la prochaine fois, on pourrait avoir moins de chance. »
Les ministres de la Santé des gouvernements fédéral et provinciaux et les fabricants de médicaments imputent les pénuries à la mondialisation croissante de cette industrie. Nombre d’entreprises canadiennes font affaire aussi aux États-Unis, en Asie, en Amérique du Sud et en Europe : une pénurie de matières premières dans un pays peut affecter le processus de fabrication dans un autre. La montée de la classe moyenne en Chine, au Brésil et en Russie a également accru la pression sur les fabricants : de plus en plus d’États ont les moyens d’acheter de grandes quantités de médicaments.
De 2009 à 2011, la Chine a investi environ 175 milliards de dollars dans de nouveaux hôpitaux et cliniques, et la demande dépasse souvent l’offre. L’instabilité des stocks de médicaments découlerait aussi du renforcement des inspections des usines. Sandoz en est l’exemple le plus récent : fournisseur de la quasi-totalité des médicaments injectables au Canada, il a dû cesser temporairement sa production après une inspection de la FDA et un incendie dans son usine de Boucherville, au Québec.
Si la raréfaction des matières premières, la hausse de la demande et les inspections d’usines jouent un rôle, Aidan Hollis croit que le principal problème est financier : les médicaments génériques ne sont pas assez rentables. Professeur d’économie à l’Université de Calgary, M. Hollis a vu, en 20 ans d’étude du secteur pharmaceutique, dégringoler le prix des médicaments génériques.
À première vue, cela peut sembler positif : des régimes d’assurance médicaments moins chers devraient permettre aux provinces d’investir ailleurs. Mais selon lui, c’est plutôt un moteur de pénurie car le taux de remboursement offert aux pharmacies pour la vente de médicaments génériques est fixé par les provinces : autrefois à 75 % du prix du médicament breveté équivalent, ce taux a radicalement chuté. En 2010, en Ontario, il était de 25 %.
En fait, les prix ont tellement baissé que le coût de fabrication de certains médicaments génériques dépasse les taux proposés par les provinces. « En tirant les prix vers le bas, on pousse les fabricants à abandonner la production de certains produits, faute de pouvoir en tirer des bénéfices », explique M. Hollis.
C’est ce qu’a fait Dominion Pharmacal, un fabricant de clobazam. « On en est arrivé au point où un produit ne dépend plus que d’un seul fabricant », ajoute-t-il. Même avec un tel monopole de marché, la marge bénéficiaire est parfois trop faible. « Le fabricant va-t-il faire un effort pour fournir le médicament ? Pour lui, ce n’est pas vraiment primordial. »
Le 17 juin 2014, Pauline Graat prenait de l’Apo depuis près d’un mois et avait toujours la tête lourde. Elle a cessé d’aller marcher et d’assister aux matchs de baseball de son petit-fils. Elle a continué à cacher sa souffrance, pourtant évidente, à ses filles. « Elles ne pouvaient rien faire. Je leur ai donc répété les paroles du pharmacien : le médicament arrivera d’ici la fin de la semaine », raconte-t-elle. Semaine après semaine, elle appelait la pharmacie : toujours rien. Elle a alors contacté le Centre de soutien aux épileptiques de Windsor, qui l’a mise en rapport avec Suzanne Nurse.
Mme Nurse, spécialiste de l’information pour Épilepsie Ontario, avait déjà entendu des histoires similaires. En janvier et février 2014, lors de la pénurie de clobazam, elle a reçu de nombreux messages et appels de patients très inquiets. Elle a tenu Pauline Graat informée sur l’état des stocks. Une semaine et demie plus tard, dans l’entrepôt d’un distributeur de Chatham, en Ontario, elle a trouvé suffisamment de comprimés pour trois mois de traitement. Pauline a donc pu rapidement repasser au Teva-clobazam. « J’étais très heureuse, témoigne-t-elle. Je pouvais de nouveau lire. J’avais la tête plus légère. »
Selon les fabricants, la baisse des stocks de clobazam du printemps 2014 s’explique par une pénurie mondiale d’ingrédients médicinaux. On ignore si les ruptures de stock de toutes les versions génériques du médicament sont survenues simultanément ou s’il y a eu un effet « boule de neige », la pénurie d’une version augmentant la demande pour une autre jusqu’à épuisement des stocks.
Selon Mme Nurse, les fabricants de clobazam n’ont pas respecté les exigences d’un protocole adopté en 2013, incluant l’émission d’un préavis dès les prémices d’une pénurie et de prévisions de réapprovisionnement.
Julie Tam, vice-présidente des affaires scientifiques et professionnelles de l’Association canadienne du médicament générique, admet que la communication n’est pas parfaite mais estime également qu’une pénurie est difficile à reconnaître : « Une fois que les produits sont chez les grossistes, les fabricants ne contrôlent plus forcément les quantités sur le marché. Il est donc difficile de savoir exactement quand les stocks commencent à baisser dans les pharmacies. »
Mme Nurse réplique qu’elle n’est informée des pénuries qu’après plusieurs semaines. Un fabricant a mis 15 jours pour répondre à sa demande et publier un avis. Deux autres n’ont même pas pris la peine de signaler la pénurie.
Selon Mme Nurse, le Canada devrait obliger juridiquement les entreprises à émettre un préavis de six mois pour toute pénurie potentielle. Les pharmaciens pourraient ainsi faire des réserves ou prévoir des ajustements de traitement.
En mai 2014, sous la pression de médecins et de pharmaciens, Santé Canada a lancé une consultation publique de six semaines sur la réforme du système actuel de signalement. On en attend toujours les résultats. Certes, un signalement obligatoire ne réglerait pas le problème des pénuries, mais une réforme de la politique tarifaire, peut-être.
En 2013, après un plancher record du prix des médicaments génériques, l’Alberta a cédé aux demandes des fabricants concernant les taux de remboursement et, en février 2014, la province a mis en place un système de tarification différenciée pour les médicaments génériques.
S’il n’y a qu’un seul fabricant, le prix, élevé, encourage l’entreprise à continuer, et le taux de remboursement de base du produit avoisine les 70 %. Si elle réussit, l’expérience s’étendra probablement au reste du Canada.
En attendant, le neurologue de Pauline Graat a cessé de prescrire le clobazam : il a perdu confiance dans la disponibilité du médicament.
Le 12 août, Pauline a entamé un processus de transition de deux mois du Teva-clobazam au levetiracetam, la version générique du Keppra.
Bien que très satisfaite de son nouveau traitement, elle sait que le levetiracetam n’est pas à l’abri d’une pénurie. Mais, elle demeure optimiste : « Je sais que ça va marcher. Il le faut. »