Un foie anormal
Recroquevillé dans son siège d’auto, Ludovic, un bambin de 15 mois, se tord de douleur et pleure à chaudes larmes pendant que sa grand-mère tente de rester concentrée, les mains crispées sur le volant de sa voiture qui file à vive allure sur l’autoroute 20 en cette fin de novembre 2020. À ses côtés, sa fille, Stéphanie Harrisson, ne sait plus quoi faire pour consoler son fils durant le trajet de 28 kilomètres qui sépare leur domicile de Saint-Pascal de l’hôpital de La Pocatière dans le Bas-Saint-Laurent. Depuis quelques jours, le bambin, habituellement si joyeux, est devenu léthargique. Il n’a plus d’énergie et dort beaucoup; son ventre gonflé le fait souvent souffrir.
C’est la troisième fois en un mois que la jeune maman de 25 ans se rend aux urgences, l’estomac noué par l’angoisse. À chacune de ses visites, elle s’est fait dire après plus de trois heures d’attente que son fils était constipé et qu’il faisait ses dents. «Ils n’ont jamais fait d’examens plus approfondis», raconte-t-elle, incrédule.
Mais le petit garçon continue de dépérir, refuse de manger. Son teint devient blafard et son ventre grossit encore plus. Au point que le 2 janvier 2021, son père, Dominic d’Anjou, qui en a la garde partagée, se rend à l’hôpital d’Amqui. Apprenant que ce n’est pas la première visite du garçon aux urgences, l’urgentologue décide d’investiguer davantage en faisant passer une échographie à Ludovic. Il découvre que son foie est trois fois plus gros que la normale. L’enfant est transféré d’urgence par avion au Centre hospitalier de l’Université Laval à Québec, où il subit une série d’examens approfondis. Alertée par son ex-conjoint, Stéphanie, qui n’a pas fermé l’œil de la nuit, saute dans sa voiture au petit matin et se rend avec sa mère au chevet de Ludovic.
Assise sur une chaise dans un corridor de l’hôpital, Nathalie Madore, la grand-mère de Ludovic, attend sa fille, partie rencontrer les spécialistes. «Quand elle est sortie, j’ai compris à son visage que c’était très grave!» raconte-t-elle. Ludovic est atteint d’un hépatoblastome, un cancer du foie à un stade avancé. «La tumeur maligne était inopérable et des métastases s’étaient propagées aux poumons», raconte Stéphanie. Ludovic est intubé et gardé aux soins intensifs pendant deux semaines. Mais le bambin déjoue les pronostics les plus sombres et reprend assez de forces pour amorcer des traitements de chimiothérapie.
N’ignorez jamais ces symptômes de cancer du foie.
Attendre un foie… ou donner le sien
Commence alors une longue épreuve pour Stéphanie et sa mère, qui ont abandonné temporairement leur emploi dans une usine de fabrication de meubles pour rester avec l’enfant. La jeune mère a le cœur déchiré: non seulement son petit garçon est entre la vie et la mort, mais elle a dû se séparer de sa fille de 4 ans, Britany, partie vivre chez son père. Et pour ne rien arranger, les dépenses s’accumulent. En pleine pandémie de COVID, elles doivent débourser 680$ par semaine pour une chambre dans un hôtel de la Vieille Capitale, sans compter les repas, l’essence, le stationnement, etc. Et ce ne sont pas leurs maigres chèques de chômage qui vont tout arranger. Pas question pourtant pour Nathalie, jeune grand-mère de 46 ans, de laisser là son petit-fils et sa fille. «Ils sont une partie de moi-même, dit-elle. Peu importe les difficultés, jamais je ne les abandonnerai.»
Heureusement, un ange veille. Devant leur détresse, Caroline Massé, une amie de la famille, mère de deux jeunes enfants, lance un appel à la population du Bas-Saint-Laurent… et recueille plus de 20 000$. Délivrées de leurs tracas financiers, Stéphanie et Nathalie peuvent désormais consacrer toute leur énergie à la guérison de Ludovic. Le temps semble s’être figé. Elles restent du matin au soir au chevet de l’enfant, à le faire manger et à jouer, et ne sortent que pour acheter des couches et autres produits essentiels.
Seule une greffe de foie peut sauver Ludovic, mais il doit d’abord subir une chimiothérapie pendant deux mois pour détruire les lésions pulmonaires cancéreuses et accroître ainsi ses chances de survie. Le 1er mars 2021, il est transféré à Montréal, au CHU Sainte-Justine, le seul centre de greffe hépatique pédiatrique au Québec. On y vérifie l’état de ses poumons et, à la grande satisfaction du Dr Michel Lallier, chirurgien spécialisé en greffes hépatiques et rénales, les métastases ont totalement disparu grâce aux traitements oncologiques.
Ludovic est inscrit sur une liste d’attente pour recevoir le foie d’un jeune donneur décédé, comme l’exige le protocole, mais le Dr Lallier suggère plutôt le don vivant pour éviter un délai de plusieurs mois. Avec le rein, le foie est le seul organe à pouvoir être donné entre vivants. On n’en lègue en fait qu’une partie, laquelle se régénère complètement en un an. Le foie d’une femme, habituellement plus petit, se prête mieux à une greffe dont le receveur est un enfant. Et dans le cas d’un don mère-enfant, il y a aussi moins de risques de rejet parce que leurs codes génétiques sont très proches, précise le Dr André Roy, chirurgien hépatobiliaire et pancréatique au CHUM, l’unique hôpital pour adultes au Québec à pratiquer cette chirurgie.
Vous serez surpris d’apprendre que votre corps peut se passer de ces organes!
«Je me suis mise à pleurer de bonheur»
À la mi-avril 2021, Stéphanie, qui réside désormais avec sa mère au Manoir Ronald McDonald, situé juste derrière le CHU Sainte-Justine, se présente au CHUM pour y subir différents examens physiques et psychologiques afin d’évaluer sa compatibilité avec son fils. C’est ensuite à un comité médical indépendant que revient la lourde responsabilité d’autoriser ou non la greffe. «Les donneurs doivent avoir un lien familial ou affectif avec le receveur et être âgés de 18 à 60 ans, en plus de posséder le même groupe sanguin, explique le Dr Roy. Plus ils sont jeunes et en forme, meilleurs sont les résultats.» Le verdict du comité est positif, au grand soulagement de la jeune mère. Ludovic sera le 14e enfant à profiter d’un don vivant depuis la création du programme de donneurs vivants créé en 2010 au CHU Sainte-Justine.
«Je veux le faire! répond sans hésitation Stéphanie, le regard rempli d’espoir. Je ne veux pas perdre mon fils!» L’opération n’est pas sans risques et, outre les nombreuses complications possibles, elle peut causer la mort dans de très rares cas. Mais Stéphanie est rassurée: d’autres ont fait ce choix avant elle. «Nous procédons en moyenne à 8 greffes hépatiques par année au CHU Sainte-Justine et la moitié des enfants sont désormais sauvés grâce aux donneurs vivants, car cette chirurgie est de plus en plus connue et pratiquée», explique le Dr Lallier.
Sarah Tessier, dont le fils Jack est né en octobre 2016 avec une maladie dégénérative, l’atrésie des voies biliaires, n’a pas hésité à choisir le don vivant. «J’étais paniquée et en même temps prête à tout pour sauver Jack!» raconte la maman, qui avait 32 ans à l’époque. La greffe a lieu en février 2018, et Jack se porte aujourd’hui très bien. «La cicatrice de 25 centimètres sur mon ventre me rappelle que mon fils n’a jamais été aussi près de moi!» affirme Sarah Tessier.
Parfois, l’urgence bouscule tout. La petite Shaé Balogun avait 11 mois, en mars 2018, lorsque les médecins ont décelé une insuffisance hépatique sévère. Attaqué par son système immunitaire, son foie a cessé de fonctionner en quatre jours, obligeant les médecins à la plonger dans un coma artificiel et à la brancher à des machines pour purifier son sang. Dix jours après le diagnostic, le bébé recevait une partie du foie de sa mère, Renée-Claude Lessard, alors que le processus de tests et de prise de décision prend normalement autour de quatre semaines. «À mon réveil, mon époux m’a téléphoné pour me dire que Shaé était sauvée, se souvient la mère de famille, alors âgée de 39 ans. Je me suis mise à pleurer de bonheur.»
Impossible de ne pas être touché par l’histoire de Mike Cohen qui a lui aussi été sauvé par un don d’organe.
Moment magique
Le 13 mai 2021, Stéphanie Harrisson est conduite en salle d’opération, au CHUM, alors qu’à quelques kilomètres de là, au CHU Sainte-Justine, Ludovic est lui aussi préparé pour sa chirurgie. Lors d’une intervention qui dure quatre heures, le Dr André Roy, assisté du Dr Lallier, retire une partie du foie de Stéphanie. Le greffon est ensuite vidé de son sang afin de neutraliser l’action des cellules et d’éviter sa détérioration, puis placé dans une glacière, où il baigne dans un liquide de préservation. Le temps maximal pour transplanter est de 12 heures.
Aussitôt retiré du corps de Stéphanie, l’organe est transporté en voiture de patrouille par un policier, accompagné du Dr Lallier. Direction le CHU Sainte-Justine. Là, une autre équipe est déjà prête à assister le médecin pour la transplantation qui va durer une dizaine d’heures. Le Dr Lallier, un des deux chirurgiens à pratiquer ce type d’intervention pédiatrique avec donneur vivant au Québec, enlève d’abord le foie de Ludovic, rongé par le cancer. Puis il place dans l’abdomen du bambin le greffon, dont la taille correspond environ à 10% de l’organe de Stéphanie. Entouré d’une dizaine de soignants et, malgré la fébrilité qui règne dans la grande salle immaculée, le chirurgien relie calmement mais rapidement les vaisseaux sanguins afin de pouvoir irriguer de nouveau l’organe. Ses gestes sont précis, étudiés au millimètre et à la seconde. Il raccorde pour terminer les différents conduits transportant la bile.
«Ce qui me faisait le plus peur, c’était de me réveiller après l’opération et d’apprendre que Lulu était mort», confie la jeune mère.
Stéphanie est hospitalisée pendant six jours alors que son fils reste en observation aux soins intensifs durant une semaine. Puis le petit bonhomme amorce ensuite un dernier cycle de chimiothérapie. «Lors de son dernier traitement, le 30 juin 2021, il s’est levé spontanément et s’est mis à marcher pour la première fois, raconte tout émue Nathalie, sa grand-mère. Je lui tendais les bras pendant qu’une infirmière aussi excitée que moi prenait une vidéo avec son téléphone pour immortaliser ce moment magique.» Stéphanie, Nathalie et Ludovic quittent finalement le CHU Sainte-Justine au début du mois d’août 2021, après sept mois d’hospitalisation.
Le don d’organe est l’un des sujets importants qu’il faut absolument aborder avec vos proches.
Retour et espoirs
Heureuse d’avoir retrouvé le Bas-Saint-Laurent, la jeune maman est comblée de bonheur en regardant Ludovic, 2 ans, rire et jouer avec sa grande sœur Britany, qu’elle n’a revue que deux fois au cours de ces sept longs mois d’hospitalisation. L’espérance de vie du petit miraculé est comparable à celle d’autres enfants à moins d’une catastrophe… mais pas question pour Stéphanie d’y penser. Dans sa tête, elle le voit grandir, devenir un adolescent, puis un homme épanoui.
«J’ai donné la vie deux fois à Ludovic. Je l’ai mis au monde, puis je lui ai offert une partie de moi-même pour qu’il soit toujours avec nous!»
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