Petites entreprises au grand cœur
Se soucier des autres fait partie de la mission des entreprises familiales.
J’ai grandi dans le grand magasin Sharp de la rue Front, à Campbellford, en Ontario. Il était dirigé par ma grand-mère maternelle, Mme Sharp. Au cours de mon enfance et de mon adolescence dans les années 1960 et 1970, je faisais partie des divers membres de la famille qui y travaillaient à l’occasion. J’ai appris la différence entre les fermetures éclair en nylon et en métal, les tissus qui doivent être coupés et ceux qui doivent être déchirés, comment trier les patrons et harmoniser les couleurs de bobines de fil à broder. J’ai aussi appris plus important: le rôle des petites entreprises familiales dans la société.
Mme Sharp connaissait ses clients. Elle entendait parler de violence domestique, de femmes qui manquaient d’argent pour acheter des produits de première nécessité, de familles qui tentaient de prendre soin de leurs fils revenus de la guerre avec ce que l’on appelait à l’époque la «névrose des tranchées», de grossesses non planifiées. Elle savait être discrète sur certains patrons de couture.
Les fins de rouleaux de tissus et les patrons rejetés finissaient dans les mains de mères dont les enfants avaient besoin de vêtements pour la rentrée scolaire. Les veuves sans argent liquide pour acheter des sous-vêtements les obtenaient à crédit, parfois en larmes: «Je m’en veux de vous demander cela. C’est tellement dur depuis la mort de Charlie. Vous savez que je vous rembourserai. Merci. Que Dieu vous bénisse.»
Lorsque ma conjointe et moi étions encore étudiants à l’université, nous sommes devenus parents. Notre budget était serré – l’inflation dépassait alors les 11% et les taux d’intérêt excédaient 18%. Nous avons tout de même économisé pour pouvoir nous permettre de nous faire plaisir à l’occasion. Et nous avons bénéficié de la gentillesse de commerçants locaux qui comprenaient que traiter tous les clients de manière égale ne signifiait pas les traiter de la même manière.
Le poissonnier, qui fournissait homard, crabe et pétoncles aux restaurants, a fait preuve d’une incroyable prévenance. Nous étions des clients réguliers, car notre enfant de deux ans s’était découvert une passion pour les moules. Systématiquement, après avoir pesé et étiqueté nos moules, le vendeur replongeait sa petite pelle dans l’aquarium – «Juste quelques-unes de plus pour remplacer celles qui ne s’ouvriront pas.»
Une fois, un employé nous a montré le saumon écossais arrivé le matin même. «Il n’est pas mal, ai-je répondu. Mais je vais m’en tenir aux moules, merci.» Il a demandé si nous saurions quoi faire avec quelques queues: «Le restaurant ne veut que les meilleurs filets, et je n’ai pas vraiment de clientèle pour ces morceaux.» Et hop! deux queues ont été ajoutées à mon sac. «Des moules pour le petit et une gourmandise pour vous et votre épouse. Offert par la maison.»
Quand ma femme était enceinte de notre deuxième enfant, elle avait très envie de la version de tai dop voy d’un restaurant chinois local, un mélange de viandes, de crevettes et de légumes. Même s’ils nous voyaient rarement, les propriétaires se souvenaient toujours de nous. Un soir, le huitième mois de grossesse, j’ai commandé un tai dop voy à emporter. Comme il était encore debout, j’ai emmené mon fils avec moi. C’était un soir de décembre froid et humide. Aussitôt, on nous a fait asseoir au comptoir et mon fils a eu droit à une boisson gazeuse. Notre commande est arrivée et j’ai payé. Le sac me semblait plus lourd qu’à l’ordinaire. «Nous fermons bientôt, m’a dit le serveur. J’ai ajouté un reste du riz frit. Bon appétit. Faites un bébé en bonne santé.»
Quand je suis arrivé à la maison, il y avait non seulement du riz frit, mais aussi une portion de chow mein et deux de tai dop voy.
Un acte de «service» à la collectivité
Ces petits actes de gentillesse de la part de propriétaires et employés d’entreprises locales ont fait toute la différence. Au-delà des petites économies qu’ils faisaient, les clients n’étaient pas considérés comme une simple source de revenus: nous étions des membres de la collectivité que ces entreprises servaient. Aujourd’hui, je ne suis pas certain que beaucoup de gens associent les compagnies aériennes, les entreprises de téléphonie ou les supermarchés avec l’idée de «service» à la collectivité. Leurs clients sont principalement anonymes, et leurs conditions de vie n’ont d’importance que dans la mesure où les applications qu’ils utilisent aident les entreprises à déterminer les produits à mettre en avant.
Une fois de plus, beaucoup d’entre nous avons été contraints de nous serrer la ceinture. Des fruits frais? Peut-être la semaine prochaine. Du bacon ou des œufs, pas les deux. Mais la générosité dont j’ai été témoin en ces temps n’a pas disparu.
J’en ai eu la preuve récemment au marché de producteurs locaux. Une jeune famille – comme celle que nous avons été – débattait de la possibilité d’ajouter une autre courgette à son panier (écouter les conversations des autres est l’un de mes passe-temps). L’agriculteur qui les servait a déclaré: «Vous savez, la récolte de courgettes a été considérable cette année. Si vous en achetez deux, la troisième est gratuite.» J’aime penser que ce maraîcher pratiquait une souplesse éthique: pas de prix affiché sur ses légumes, mais tout était au juste prix. «Juste», si l’on considère que le sens de la collectivité, le souci des autres et l’amabilité font tous partie de la relation entre commerçant et client.
La sensibilité des commerçants en période de disette est le signe d’un lien plus profond: nous sommes tous dans le même bateau. Pour ma part, je continuerai de soutenir les marchés de producteurs et les restaurants familiaux. Je suis heureux de payer le «juste» prix, en sachant qu’il y aura peut-être un épi de maïs gratuit pour la veuve qui achète ses œufs à la demi-douzaine.
Ma grand-mère n’en attendrait pas moins de moi.
«A family run business will always have a special place in my community», The Globe and Mail (27 octobre 2022), theglobeandmail.com © 2022, Scott Grills.
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