Papa poule
Un père tente de soulager le supplice estival de son fils.
Par Bruce Grierson
Cet emploi d’été s’annonçait des plus prometteurs. C’était peu dire.
Chaque fois que j’allais au centre d’emploi local consulter les annonces de petits boulots, je m’étais juré de repartir avec quelque chose – n’importe quoi. J’avais déjà déballé des cargaisons de caleçons, arpenté un égout sur un chariot roulant à colmater des brèches avec du mastic et une truelle, et livré des fleurs avec une voiture si petite que le hayon écrasait la moitié des bourgeons. À 18 ans, on accepte tout.
Ce boulot de « mascotte » paraissait donc vraiment séduisant. Pour l’ouverture d’une nouvelle épicerie de la chaîne Red Rooster à Edmonton, et pour attirer l’attention des automobilistes, l’employeur offrait un contrat de deux jours à toute personne débrouillarde pouvant faire quelques pas de danse à l’angle de la rue.
Le costume m’allait. Je fus engagé.
La tenue avait été plus souvent portée que lavée. La tête, surdimensionnée, ressemblait plus à celle d’un poulet qu’à celle d’un coq. Elle était faite de fils de fer et de mousse, et reposait lourdement sur des épaulettes luisantes et écrasées par la sueur et la pression. L’ouverture des yeux hagards de l’animal n’était pas alignée aux miens.
C’était la mi-juillet. Un anticyclone s’était abattu sur la ville. On annonçait des records de chaleur d’ici à dimanche. L’indolence avait même gagné les moustiques. Le costume ne respirait pas. Pour avoir un peu d’air, il fallait ôter la tête. Mais ce n’était permis que lors des deux pauses de 10 minutes, hors de la vue du public, pour ne pas traumatiser à jamais les enfants (ces délicates créatures) par la vue d’une volaille de pacotille décapitée.
Très vite, j’eus droit à un « comité d’accueil ». Les enfants ont un sixième
sens pour repérer le trac chez un adulte en sueur même par grand vent. Une demi-douzaine de préadolescents convergèrent vers moi tandis que je prenais place, essayant de me mettre dans la peau du personnage. « Eh, poulette ! » persifla l’un d’eux. Le quartier était, disons, difficile. Ces gamins n’étaient pas ceux auxquels j’étais habitué. « Eh, jolie poulette ! »
Ma meilleure stratégie défensive fut de les ignorer. J’avais improvisé une danse sur une jambe, en faisant tourner l’autre et le bras opposé (mon « aile ») de façon plus ou moins synchronisée. Je ne ressemblais pas vraiment à un coq, et ma chorégraphie manquait de virilité. Je sentis aussitôt un changement dans le comportement des enfants, car ils avaient saisi toute l’étendue de ma vulnérabilité.
Je reçus la première pierre dans le dos. J’étais convaincu qu’ils visaient la tête, aussi je m’étais retourné pour leur offrir cette cible plus grosse et plus molle.
Aucun automobiliste ne ralentit. Un gérant sortit brièvement du magasin, se heurta au souffle chaud qui souleva son postiche et battit en retraite dans son abri climatisé. À la pause, j’avais fermé la porte de l’entrepôt, enlevé ma tête et hyperventilé.
Ce soir-là, à table, mon père dit le bénédicité, le même qui avait baigné son enfance de fils de missionnaire, qu’il murmurait à voix basse au mess pendant la guerre et qu’il répétait aujourd’hui à ses quatre enfants (surtout ravis de sa brièveté). Puis il demanda : « Comment ça s’est passé ? »
À la surprise générale (surtout la mienne), je me mis à pleurer. J’évoquais la chaleur, la puanteur, les pierres, la chaussée collante sous mes pattes de poulet.
« Et le pire, c’est que je dois y retourner demain et tout recommencer. »
Mon père resta silencieux 10 bonnes secondes. Puis : « Non. »
C’était inattendu. Papa avait toujours dit que ses enfants devaient respecter leurs engagements. J’avais été embauché de bonne foi pour faire le poulet (coq), et le poulet (coq) ne pouvait pas faire faux bond.
« Que veux-tu dire par là ?
– Eh bien, tu n’enfileras pas ce costume demain. Je vais y aller à ta place. »
Sous ces sourcils noirs et fins, papa avait les yeux les plus gentils qui soient. Il avait 60 ans. « Écoute, on est à peu près de la même taille. Qui le saura ? »
« Nous ne sommes que de passage », a dit un jour le nouvelliste Raymond Carver. La vie est une suite d’instants, et nous ne pouvons qu’en savourer les meilleurs quand ils se produisent : ici, maintenant… envolés. Je ne pouvais nier qu’une partie de moi prenait plaisir à imaginer mon père sur ce trottoir, dansant le twist ou la disco, appréciant peut-être même l’anonymat du costume. Mais jamais je ne l’aurais laissé faire le poulet. Qu’il y soit prêt me suffisait. Son geste me redonna du courage.
Le lendemain, tout se passa bien. Rien n’était différent, et pourtant rien n’était pareil. À la fin de la journée, heureux comme un roi, j’avais déposé un chèque de 86 $.
Un homme à son affaire
Éloge funèbre à un artisan remarquable et un père admiré.
Par Dave Girard
Pour connaître mon père, il suffisait de regarder ses mains. Elles étaient larges et parcheminées, tachées et marquées par les impitoyables exigences de sa créativité. Rarement inoccupées, elles donnaient un nouveau sens aux mots « habiles » et « robustes ».
Ces mains m’ont appris à reconnaître la valeur des traces laissées par le temps et le labeur sur un visage. Pour mon père, l’apparition de rides sous les yeux était source de félicitations, car elles témoignaient d’une passion pour les idées et de soirées entières à travailler sur une prochaine invention. Selon lui, un visage non marqué par le travail n’était qu’un leurre.
Sa soif insatiable d’apprentissage faisait de lui un homme sans instruction particulièrement brillant. Il avait abandonné le collège car l’éducation traditionnelle qu’il y recevait l’empêchait de travailler à l’élaboration et au développement de ses idées. Son aptitude à déconstruire et résoudre des problèmes couvrait de honte les gens plus qualifiés. Au cours de sa carrière, les gestionnaires bardés de diplômes et les responsables syndicaux le détestaient, car il leur faisait de l’ombre : il travaillait trop dur et trop bien. Ma mère disait souvent que mon père aurait été dangereux s’il avait reçu une éducation ; mais il était dangereux justement parce qu’il n’en avait pas. Avant l’avènement d’internet, de YouTube et de l’apprentissage en libre accès, mon père devint un ingénieur bien payé sans diplôme d’ingénierie. Ça, c’était dangereux.
Cependant, ceci n’est pas l’histoire d’un ermite obsédé par son travail. La famille a toujours été sa priorité. Simplement, il exprimait souvent son amour à travers le travail. Il fabriqua ma première boîte à outils et ma première table à dessin. Il m’aida à transformer un cabanon en atelier de peinture et à remplacer le câblage électrique de ma nouvelle maison. Il confectionna des meubles pour ma sœur, Sue ; rénova un appartement pour ma belle-sœur, Tammy ; répara nos voitures et bricola une voiturette de golf pour ses petits-enfants.
Mon père créa trop de choses par amour pour toutes les citer, mais son bateau était l’œuvre de sa vie. Après avoir bâti notre maison de Chelsea, au Québec, il monta une coque de bateau de course en bois au sous-sol, équipée d’un moteur de Chevrolet de 454 chevaux. Mes parents ont divorcé quand j’étais enfant et nous vivions avec notre mère. Papa chérissait donc nos sorties en camping et nos excursions au lac. Je passais mes étés à me faire tirer par un bateau à moteur rugissant conçu par lui. Il n’y a jamais rien eu de meilleur.
Ma relation avec mon père s’est approfondie ces dernières années. J’en suis venu à le comprendre au plus profond de moi. Je lui dois ce vertige qui me saisit quand je développe mes propres outils sur mesure, l’appréciation du travail solitaire et ma carrière de peintre, directeur artistique, artiste 3-D, codeur et bricoleur. Comme lui, j’essaie de faire le bien, d’être un ami loyal et une voix de la raison.
Cependant, l’humilité reste la plus grande leçon qu’il m’ait apprise. Quand quelqu’un admirait son -bateau, qui était, même pour les plus grincheux, un magnifique travail d’ingénierie et de savoir-faire, il balayait le compliment avec un mépris non dissimulé pour l’égotisme. Je pouvais lui montrer un simple script informatique et il s’exclamait « là, je suis sans voix ! » comme si j’étais le vrai magicien.
Papa qualifiait son père d’incroyablement travailleur et, vu son propre dévouement, je trouvais cela terrifiant. Cela expliquait les difficultés financières de mon grand-père, qui collectionnait factures médicales et ulcères bien avant qu’il existe un système public de santé en Ontario. L’un des rares souvenirs que je conserve de mon grand-père est son atelier, rempli de flacons vides d’antiacide.
Mais mon père avait aussi ses propres démons. À la fin, son besoin d’échapper à la dépression surpassait son envie de créer et son amour. John Leslie Girard nous a quittés à 68 ans, de la pire des manières, en dépit de tous nos efforts pour le garder en vie. S’il n’avait pas été aussi bon dans tout ce qu’il entreprenait, il aurait peut-être raté sa première tentative, nous laissant une chance de l’aider. Mon père a toujours été brillant, même dans son plus tragique échec.
J’ai hésité à parler de son suicide pour ne pas ternir l’éclat de mes souvenirs. Mais nier la mort d’un homme tel que lui, c’est aussi nier sa vie, ses souffrances et son besoin d’aide.
Ma belle-mère, Ivy, a ma reconnaissance éternelle pour avoir aimé inconditionnellement mon père et essayé désespérément de le sauver de lui-même. Je sais que c’était exigeant. J’ai un dernier mot pour mon père : « Papa, tu as laissé un marteau dans mon atelier. Je promets d’en faire bon usage, mais il se peut que je me tape sur les doigts, car j’aurai les yeux emplis de larmes et le cœur brisé. »
La famille d’abord
De père en fille : leçons sur les priorités.
Par Kate Carraway
Il y a quelques années, sur son blogue My Dad Homies, l’écrivain Gavin McInnes a écrit la plus belle chose que j’ai jamais lue sur les pères : « J’ai demandé à mon père ce qu’il voulait pour la fête des Pères et, comme tout parent n’ayant jamais failli à son devoir, il a répondu : « rien ». »
Je ne sais pas pourquoi, mais cette phrase sonne, aujourd’hui encore, parfaitement juste. Mon père, comme celui de Gavin McInnes, ne veut jamais rien. Il aime tant sa famille, qui compte aujourd’hui six petits-enfants en plus de mes deux sœurs aînées et moi-même, qu’il ne lui viendrait jamais à l’esprit de demander quelque chose de précis pour la fête des Pères.
J’ai toujours eu l’impression que mon père se distinguait de bien des pères vus à la télé, à l’école ou ailleurs. L’archétype le plus répandu : le père qui, sans être nécessairement un mauvais type, semble épuisé par la présence et les demandes de sa famille et veut toujours désespérément s’en écarter, s’en débarrasser, s’en séparer. J’apprécie l’interprétation hilarante et caustique de l’humoriste Louis C. K. sur la paternité, mais j’ai l’impression que celle-ci lui pèse un peu. À l’opposé ou presque, il y a le père moderne, celui de nombre de mes amis : anxieux, protecteur à l’excès, gênant, adorable et tellement, mais tellement excité à l’idée de danser à votre mariage.
Mon père est génial (ma mère aussi, mais sa fête était le mois dernier), quoique hors normes. Il a tout de l’humble compagnon ; enfant, j’avais toujours le sentiment de très bien m’entendre avec mes deux parents, avec qui je partageais des intérêts communs et des blagues d’initiés. (Mes sœurs, adolescentes quand j’entrais à l’école primaire, étaient pour moi des apparitions mystiques et blondes.) Au contraire des patriarches distants ou trop protecteurs et mièvres, mon père prônait, et prône toujours, une approche plus altruiste. Il faisait les choses parce qu’elles devaient être faites, mais aussi parce qu’il semblait vraiment vouloir les faire, comme nous conduire en ville ou nous aider dans nos devoirs. Il semblait aussi nous comprendre, mes sœurs et moi (et aujourd’hui, mes nièces et neveux), avec une rare empathie et reconnaître le besoin fondamental d’être vu et connu, même à notre âge.
Il existe peu d’images du père qui apprécie ses responsabilités. C’est peut-être pour cela que j’aime Ron Swanson, de la série Parks and Recreation. Dans un épisode récent, Ron, un individualiste de la vieille école nouvellement papa, espère passer une journée seul en plein air, loin du chaos perpétuel de la vie de famille. Mais il se retrouve à conduire un collègue malchanceux d’une trentaine d’années chez le dentiste après une chute dans l’aire de jeu des enfants. Ron appelle ensuite sa femme pour lui dire qu’il rentre l’aider, notant qu’en tant que parent il est toujours de service. Il n’est ni résigné ni orgueilleux. Il se rend compte que ce qu’il veut vraiment faire est aussi ce qui doit être fait. Ron Swanson ne voudrait probablement rien non plus pour la fête des Pères.
Un père comme le mien aurait pu compliquer ma vie : un bon père de famille met la barre haute et beaucoup d’hommes de mon âge (qui, pour être honnête, ont grandi dans un environnement social et culturel très différent de celui de leurs géniteurs) sont loin d’être à la hauteur. Je peux accepter qu’ils aient envie de jouer sur leur téléphone, regarder la télé dans internet, travailler à la maison en pyjama et appeler cela un boulot (je le fais aussi) mais, en vérité, seul un faible pourcentage des gars que j’ai rencontrés sont humbles et désireux d’aider autrui, et non égoïstes ou en manque d’affection.
Depuis peu, je me demande si je ne devrais pas voir mon père moins comme un exemple impossible à suivre pour la plupart des hommes de ma génération que comme une influence : au lieu de faire des comparaisons incessantes, je devrais m’efforcer d’intégrer ses enseignements dans ma façon d’être et d’agir et considérer le fait de faire ce qu’il faut comme une opportunité plutôt qu’une obligation. Ne rien vouloir d’autre que le bonheur et le bien de sa famille est peut être, au fond, l’essentiel.