En mai 2013, mon père a difficilement arraché sa première année de sobriété complète en 10 ans. Pour fêter ça, il a recommencé à boire.
Je m’en suis rendu compte quand mes tentatives de le joindre au téléphone sont restées vaines. Il vivait seul à Halifax et ne passait jamais plus de quelques heures sans m’appeler pour parler de tout et de rien. Quand il n’a pas décroché, j’ai compris tout de suite. Chimiste à la retraite de 68 ans, trois fois divorcé, mon père savait remonter le moral de tout son entourage. Une seule personne arrivait à saper cette vitalité: lui-même, ivre.
Après quelques jours, j’ai fait comme d’habitude, j’ai cessé d’appeler. J’avais 24 ans à l’époque. Pour mon équilibre et pour le sien, j’avais appris à ne pas intervenir quand il se mettait à boire. Ses rétablissements tumultueux, vécus de près pendant mon adolescence, m’avaient rendu, à l’âge adulte, allergique à ses rechutes. Ce que je pouvais lui dire sous le coup de la contrariété s’ajoutait à une longue liste de torts justifiant qu’il se remette à boire. Je gardais mes distances et il gardait son verre à la main.
Ce fameux mois de mai, je devais partir en tournée au Canada et aux États-Unis avec mon groupe de rock plutôt moyen. Après une semaine sans nouvelles – les beuveries de mon père pouvaient s’éterniser –, j’ai vu pendant une répétition qu’il avait essayé de m’appeler plusieurs fois. Inquiet, j’ai rappelé et il a décroché aussitôt. Sa voix tremblante avait retrouvé un accent irlandais comme chaque fois qu’il s’enivrait. La conversation était pénible et il a reconnu avoir besoin de moi. «Je n’en peux plus», a-t-il confessé.
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Une situation «déplorable»
Je savais à quoi il devait faire face. Au terme du long voyage vers les abysses du chagrin, il fallait retrouver le lent et douloureux chemin de la sobriété. Les symptômes de sevrage ne tarderaient pas à se manifester. Il serait bientôt pris de tremblements, d’anxiété, de nausées et d’agitation. Il risquait la crise d’épilepsie, la déshydratation, voire le delirium tremens, source de fièvre et d’hallucinations.
Quand il atteignait ce stade, il fallait à tout prix l’envoyer dans un centre de désintoxication, car combinés à un autre symptôme, les crises d’épilepsie et le delirium tremens pouvaient être mortels. De fait, ce type de sevrage enregistre un taux de mortalité de 5 à 25%. Contrairement à la croyance populaire, les symptômes de sevrage alcoolique peuvent être beaucoup plus sévères que ceux d’autres drogues – y compris l’héroïne ou l’oxycodone, tant diabolisées par la société. Un patient en sevrage alcoolique doit être suivi de près par une équipe de soignants; des médicaments sont parfois nécessaires, le plus souvent des benzodiazépines. Vu l’âge de mon père, le risque de complications cardiovasculaires était élevé. À plusieurs reprises déjà, son cœur s’était arrêté, heureusement quand il se trouvait sous surveillance médicale. Cette fois, l’hôpital général de Dartmouth a répondu qu’aucun lit n’était disponible. Mon père a rappelé le service de désintoxication le lendemain, puis le surlendemain et, après quelques jours, n’arrivant à rien, il m’a téléphoné.
Il n’était pas le seul à souffrir. À Halifax, l’attente d’un lit et d’un traitement dure parfois de quelques jours à trois ou quatre semaines. Chris Parsons, coordonnateur provincial à la Nova Scotia Health Coalition – un groupe de revendication indépendant en santé publique – qualifie la situation de «déplorable». Pour qui veut s’affranchir d’une dépendance, «une attente de cinq jours peut faire la différence entre le projet de changer de vie et la rechute», explique-t-il.
Déjà mal pourvus, les programmes publics de traitement de la dépendance ont dû affronter des compressions budgétaires partout au Canada. À Montréal, en 2018, l’unique centre public gratuit de désintoxication et de traitement de l’addiction a fermé 10 lits sur les 28 qu’il comptait. L’année suivante, sous prétexte d’un taux de réussite mitigé, le gouvernement provincial de l’Ontario a cessé de financer Fresh Start, un programme de soutien à la recherche d’emploi pour les personnes à faible revenu faisant face à un problème de dépendance.
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Le Canada à la traîne
Quand il s’agit de réduire les dépenses en matière de santé, certains services sont des cibles désignées, déplore Chris Parsons. «Traiter la toxicomanie ou la maladie mentale et assurer des soins culturellement compatibles pour les populations immigrantes est considéré comme une dépense superflue», regrette-t-il.
La crise récente de la COVID-19 a déclenché une prise de conscience sur les lacunes de nos systèmes de santé publique. Avec la propagation du virus dans nos villes et nos centres pour personnes âgées, et l’affaiblissement ou la mort des plus vulnérables, il est devenu impossible de ne pas reconnaître des carences graves dans les ressources après des décennies d’austérité aveugle.
Les Canadiens seraient surpris d’apprendre que notre pays affiche l’un des pires bilans du monde développé en termes de nombre de lits dans les hôpitaux. D’après les données de l’Organisation mondiale de la santé, les pays à revenu élevé ont en moyenne 4 ou 5 lits par 1000 habitants. La Corée en a 12,4, la France, 5,9 et les États-Unis, 2,9. Le Canada se contente de 2,5 lits par 1000 habitants; à richesse comparable, nous sommes systématiquement parmi les derniers sur la liste des pays.
Faute de services publics adéquats, c’est la famille et les amis qui doivent prendre la relève. Portés par un sentiment de devoir envers leurs proches, ils endossent le rôle de soignants à domicile, convaincus que, s’ils ne le font pas, personne ne le fera. On économise peut-être sur l’argent des contribuables, mais combler les manques représente un coût pour ceux qui se dévouent, volontairement ou pas.
En 2005, mon père s’était installé dans le quartier sud d’Halifax, au Joseph Howe Manor, un ensemble de logements subventionnés pour personnes âgées qui coûte à chaque résident un tiers de son revenu mensuel, quel qu’il soit. Quand j’étais enfant, il m’accueillait chez lui pour les vacances d’été, les congés et les week-ends, et je dormais sur le canapé-lit du salon. La plupart du temps, je préférais aller chez des copains pour éviter de le voir pendant ses périodes d’alcoolisation.
Quand je suis rentré chez lui le jour où il m’a appelé à l’aide, le téléviseur était allumé dans le salon. Je l’ai trouvé dans sa chambre, recroquevillé sur un matelas défoncé, trempé de sueur, recouvert d’un simple drap. Il avait essayé de sortir du lit, mais trop affaibli, n’y était pas arrivé. Je lui ai donné la boisson protéinée qu’il m’avait demandée et j’en ai rangé deux cartons dans le réfrigérateur.
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Être attentif à la souffrance de mon père
Je n’ai pas toujours aidé mon père. À l’adolescence, après avoir passé des années à essayer de cacher ses sorties de crise à tout le monde, y compris à ma mère – par conséquent, à ne recevoir d’aide de personne –, j’en ai eu marre. Je le maudissais quand il rechutait et l’abandonnais des jours entiers. Il restait seul assis, désolé et honteux, jusqu’à ce qu’il trouve la force d’appeler un vieil ami à l’aide.
L’approche distante – ou la «fermeté affectueuse» comme on l’appelle, et pas seulement dans le monde de la dépendance – est une attitude que beaucoup prisent, bien qu’ils n’en connaissent pas l’origine. On la doit à Al-Anon, un groupe de soutien aux proches d’alcooliques fondé en 1951 par Lois Wilson, femme du fondateur des Alcooliques anonymes. La thérapeute familiale Phyllis York s’en est emparée en 1982 et l’a diffusée avec son succès de librairie Toughlove. Le principe est simple: ne payez pas la caution de votre enfant s’il est arrêté et coupez tout contact quand il récidive.
On ne m’a jamais enseigné la fermeté affectueuse, j’y suis venu naturellement, persuadé de donner ainsi une leçon à mon père et de le punir en ne lui manifestant aucune compassion. Je m’autorisais parfois à lui exprimer une colère trop longtemps retenue, peu importe l’effet que cela produisait. Je ne me sentais à l’aise dans aucune de ces conduites qui ne l’aidaient aucunement. Au contraire, ne pas exprimer mon amour et ma compassion, c’était du même coup lui enlever des raisons qui auraient pu le retenir de boire pour oublier.
Quand j’ai atteint la vingtaine et appris à prendre mes distances par rapport à son alcoolisme, j’ai compris qu’il ne servait à rien de le réprimander. S’il basculait, je me contentais d’être là pour lui ou de m’assurer qu’il allait bien sans le sermonner et exacerber le sentiment d’échec et de nullité qui accompagnait ses beuveries. Je pouvais ainsi être attentif à sa souffrance sans trop me mettre en danger.
Un manque cruel de ressources
En inspectant son appartement en 2013, j’ai trouvé éparpillées dans le salon des canettes de bière et plusieurs bouteilles vides de Listerine dont il avait avalé le contenu après avoir épuisé sa réserve d’alcool. Pour lui faire comprendre que je n’étais pas venu lui reprocher ce nouvel échec, j’ai rangé les lieux. Mes critères de rangement ne valaient guère mieux que les siens à l’époque, mais je sais qu’il m’a vu du coin de l’œil jeter la poussière et les capsules dans un sac de croustilles et qu’il a senti que je l’aimais. J’ai bavardé un moment avec lui avant de regagner le studio d’enregistrement de mon ami pour préparer la tournée qui commençait dans moins d’une semaine.
Mon père a rappelé le lendemain. D’une voix encore plus tremblante, il m’a demandé d’aller chercher du Gravol à la pharmacie, un médicament qui calme les nausées, les vomissements et le mal des transports. Je l’ai retrouvé chez lui allongé sur le canapé, le visage enfoui dans un coussin de dossier comme s’il boudait le téléviseur. Il a avalé trois comprimés avec un verre d’eau. «J’espère que je ne les vomirai pas», a-t-il glissé. Je l’espérais aussi.
Ma crainte qu’on ne trouve pas de lit en désintoxication avant qu’une catastrophe se produise ne faisait qu’augmenter. Et si une crise d’épilepsie se produisait en mon absence? Si son cœur s’arrêtait de battre? S’il mourait pendant que j’étais en tournée?
Aider mon père à se remettre n’était pas une bonne idée, pas seulement parce que je ne connaissais rien au traitement des troubles associés à la dépendance, mais aussi parce qu’il se débattait avec la honte et la culpabilité de voir son fils s’occuper de lui et jouer au thérapeute dans ses périodes de sevrage. Cela ne faisait qu’exacerber sa tendance dépressive qui elle-même précipitait ses rechutes. Quand le manque de soutien des institutions publiques fait porter la responsabilité des soins continus à la famille et à la société, nous aimerions croire que ces personnes savent répondre avec finesse. Pour cela, il faudrait des ressources, comme des programmes de traitement ambulatoire, des sites d’injection supervisée, des thérapies cognitivo-comportementales ou des médicaments qui atténuent le sevrage, comme la naltrexone.
Vous serez surpris d’apprendre ce qu’il se passe si vous buvez un verre de vin tous les soirs.
Vendre ses biens pour payer la désintox
Certaines familles ont les moyens d’envoyer un proche dans un de ces établissements privés qui coûtent des dizaines de milliers de dollars. Mais combien de personnes à faible revenu paient le prix exorbitant des traitements en vendant leurs biens, en hypothéquant leur propriété, en liquidant leur épargne ou en s’endettant sévèrement? Les familles se trouvent alors dans une situation où il est difficile d’envisager l’avenir avec sérénité.
«Vous sortez de désintoxication et vous apprenez que votre frère a vendu son camion pour payer votre traitement, dit Chris Parsons. La culpabilité qui risque de vous assaillir compromettra votre capacité à rester sobre.»
Dans une situation comme la mienne, où il était exclu que je m’adresse à un établissement privé, il ne faudrait jamais être contraint de choisir entre se ménager et soutenir un proche qui a besoin d’une cure de désintoxication. Personne ne devrait porter ce poids quand les ressources normalement prévues pour ce travail font défaut, d’autant que la famille n’a aucune formation et traverse des moments douloureux.
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Amour et compassion
À mon grand soulagement, le matin du départ pour New York, première étape de la tournée du groupe, mon père a appris qu’un lit l’attendait au service de désintoxication. Il avait souffert pendant cinq jours, plus longtemps que les dernières fois. Il avait surmonté la phase la plus pénible de cette longue nuit – c’est ainsi que je vois cette maladie – et l’hôpital lui a assuré les soins qui lui ont permis d’aller jusqu’au bout.
Il y a passé sept jours avant de retrouver son appartement. J’étais toujours en tournée quand il m’a dit qu’il ne s’était jamais senti aussi aimé pendant un sevrage que durant la semaine qui avait précédé son hospitalisation. Je m’étais contenté de lui offrir l’essentiel – de quoi manger, quelques conversations et des visites régulières –, mais c’était plus que ce qu’il avait reçu depuis des lustres. S’il était arrivé dans le service beaucoup moins triste que d’habitude, c’est parce que j’avais réussi à lui faire sentir que sa valeur ne dépendait pas de sa sobriété.
Comme dans presque toutes les histoires de désintoxication, ça ne s’est pas arrêté là. Après la fameuse rechute, mon père a replongé deux fois avant d’être emporté en 2017 par une tumeur au cerveau. Dans ce processus, j’ai fini par comprendre que ces allers et retours rythmaient le rythme de sa maladie.
Je crois avoir bien fait de ne pas couper tout lien avec mon père et de le considérer avec l’amour et la compassion qu’il méritait, sobre ou pas. Même imparfaites, je n’aurais pas voulu rater ces quelques dernières années qu’il me restait à partager avec lui.
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