Mon enseignante, la remarquable Mademoiselle C
Enfant (il y a 45 ans de cela) je n’aurais jamais imaginé nouer une si belle amitié avec mon enseignante.
Il existe à Toronto une petite maison de brique brune, presque dissimulée par des conifères, que je visite de temps en temps. Ce n’est pas la maison qui est spéciale à mes yeux, mais la personne qui l’habite. Je frappe à la porte et une voix mélodieuse m’invite à entrer.
«C’est moi, Mademoiselle C», dis-je en ôtant mon manteau d’hiver.
«Mets tes bottes sous le radiateur, mon chou», répond-elle en apparaissant lentement dans le corridor, aidée de son déambulateur.
Nous nous serrons fort dans nos bras. Je m’avance dans le salon et j’aperçois des piles de livres sur le sol ainsi que des photos de sa famille et de ses amis. Je tourne la tête et souris à Winston, le chien marionnette bien-aimé qui trônait autrefois sur le piano de la classe de Mademoiselle C. Appuyé sur le manteau de cheminée, il arbore désormais quelques trous dans les bras. Mademoiselle C s’assoit dans son fauteuil, et je m’installe près d’elle en songeant à la chance que j’ai de connaître une femme aussi remarquable.
Je l’ai adorée dès l’instant où elle est devenue mon enseignante de maternelle, il y a presque 45 ans de cela. Sa classe semblait magique, truffée de centres d’activités qui éveillaient joie, curiosité et créativité. Elle disposait d’un piano et d’un ukulélé, posé sous le chevalet, toujours prêts à s’animer pour d’avides enfants de quatre ans. Près de la fenêtre se trouvait un coin lecture, et à côté s’étalait le coin déguisement. Plus loin, près des casiers, il y avait deux longues tables garnies de peintures aux couleurs vives, de pinceaux et de feuilles blanches.
Mes camarades de classe et moi-même savions que notre enseignante se souciait profondément de nous. Pour moi, c’est là le gage d’une extraordinaire éducatrice – une éducatrice qui inculque à ses élèves tout à la fois l’amour d’apprendre et l’envie d’aller à l’école. Elle créait un refuge où nous pouvions être ce que nous voulions: peintre, ouvrier de la construction, danseur, écrivain.
Un matin de printemps, Mademoiselle C a apporté en classe des œufs presque prêts à éclore. Nous leur avons donné des noms et nous en sommes occupés pendant quelques semaines. Après leur éclosion, nous nous sommes transformés en scientifiques attentifs, documentant minutieusement le développement des poussins. Les laisser ensuite partir a été difficile, mais Mademoiselle C nous a appris qu’il s’agissait du cours naturel de la vie. Nous lui faisions confiance, et nous nous en sommes remis.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai voulu devenir enseignante. En grandissant, je me surprenais à retourner régulièrement rendre visite à la classe de Mademoiselle C. Du secondaire à l’université, il m’arrivait de me rendre dans sa classe après l’école. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme et que je suis devenue enseignante à Toronto, en 1998, j’avais hâte de l’inviter dans ma propre classe. Un jour, alors qu’elle était récemment retraitée, elle est arrivée avec Winston dans son sac et son ukulélé calé sous le bras. Tandis qu’elle s’assoyait dans le fauteuil à bascule, j’ai vu la joie sur le visage de mes élèves qui reprenaient les chansons que j’entonnais avec elle, enfant. Après quoi, Winston enfilé sur sa main, elle les a captivés avec aisance de ses adorables excentricités – il se grattait par exemple l’oreille jusqu’à la frénésie. En tant que nouvelle enseignante, je m’émerveillais de son contact intuitif avec les enfants. C’est un don rare.
«Qui l’aurait cru!»
Pendant des années, Mademoiselle C est venue dans ma classe, en bénévole. Au cours d’une visite, elle nous a aidés, mes élèves et moi, à planter des pommes de terre dans le potager de notre école. Une autre fois, elle nous a accompagnés lors d’un lâcher de papillons que nous avions élevés. Elle aidait régulièrement mes élèves à lire et à écrire leurs histoires. Je me sentais chanceuse d’apprendre le métier d’enseignante auprès d’elle. J’attendais avec impatience nos conversations en tant que collègues et amies.
Nous partagions également nos hauts et nos bas. Elle était présente à ma remise de diplôme d’études supérieures. Elle m’a conseillée lorsque mon père a été placé en maison de retraite. Elle m’a laissée pleurer sur son épaule lorsqu’on a diagnostiqué un cancer à ma mère. Et à mon tour, j’ai été là pour elle quand son mari est mort et quand sa sœur a déménagé à l’autre bout du pays. Je l’ai encouragée à partir en voyage à Cuba avec sa chorale et lui ai même prêté ma valise. Elle me demandait des nouvelles de ma famille et de mes amis, et je lui en demandais des siens.
Je suis encore là pour elle aujourd’hui, alors qu’elle commence à ralentir. Sa mobilité est limitée, et il sera bientôt temps pour elle de vendre sa maison. Je remonte des cartons de son sous-sol et les place à ses pieds. Puis je m’assois par terre et les ouvre pour elle. Nous passons en revue chaque dessin offert par un élève, chaque mot de remerciements écrit par un parent et bon nombre de ses aides-enseignants. Je reconnais certains noms. Je possède désormais son manuel d’instructions sur le soin des poussins. Le soleil de feutrine autrefois accroché au-dessus de la porte de sa classe se trouve maintenant au-dessus de la mienne.
Un jour, je trouve une pile de feuilles quadrillées ornées des lettres de l’alphabet. Chaque page est décorée d’images et de noms d’élèves commençant par cette lettre. Je pousse une exclamation de surprise en découvrant mon propre nom écrit au marqueur vert. Soudain, mon esprit se retrouve dans la classe 3. Mademoiselle C est assise sur une chaise à côté d’un chevalet, mes camarades de classe et moi assis sur le tapis à ses pieds. Nous apprenions les lettres et leurs sons ainsi qu’à compter. Nous chantions des chansons et écoutions des histoires.
Aujourd’hui, Mademoiselle C est installée dans son fauteuil, et je me retrouve de nouveau assise au sol à ses pieds. Nous parlons durant des heures autour d’un thé. Je l’écoute avec attention car je sais que j’ai encore beaucoup à apprendre d’elle. Ces jours-ci, les leçons portent sur l’amour et les relations, sur le fait de vieillir et de prendre le temps pour ce qui est important dans la vie. Nous parlons aussi du système d’éducation, d’autrefois et de maintenant, et des défis qui émergent en classe. Je suis stupéfaite de voir comme les choses ont à la fois tant et si peu changé. Mademoiselle C vise toujours juste: elle est capable d’expliquer les raisons cachées derrière le comportement d’un enfant, et elle sait apporter son éclairage sur des problèmes qui me préoccupaient depuis des semaines.
Aucune de nous deux ne s’attendait à cette amitié. «Qui l’aurait cru!» s’étonne-t-elle souvent en souriant.
«Je sais, réponds-je. J’ai tellement de chance.
— Moi aussi», réplique-t-elle.
En vérité, nous sommes toutes les deux chanceuses.
Avant mon départ ce jour-là, elle me tend un sac de ce qu’elle appelle de «chouettes déchets», plein de pots de yogourt vides qu’elle met de côté pour moi. Des trésors à nos yeux d’enseignantes de primaire pour les ateliers d’arts plastiques. Je les accepte de bon cœur et la prends dans mes bras pour lui dire au revoir. Je reviendrai bientôt. Une fois au volant, je jette un œil dans le rétroviseur et l’aperçois regarder ma voiture s’éloigner.
Les éducateurs savent qu’enseigner n’est pas un métier qui commence à 8h30 et finit à 15h30. Les professeurs chanceux ont l’occasion de voir ce que leurs élèves sont devenus. Les professeurs d’exception ne quittent jamais le cœur de leurs élèves.
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