Mamans au boulot, papas au foyer
Dans un nombre croissant de familles, papa reste à la maison pendant que maman est au boulot. Portrait d’un nouveau genre de famille qui remet en question plusieurs idées reçues.
IL Y A SIX ANS, quand Daniela Syrovy était enceinte de son premier enfant, elle a aussitôt pensé qu’elle devait prendre un congé de maternité.
Elle abandonnerait temporairement Clutch, le cabinet de relations publiques qu’elle venait de créer, tandis que son mari Tim Kelloway continuerait de gérer Big Burger, son restaurant d’Etobicoke, en banlieue de Toronto.
Et puis, leur fille Suri est née.
Daniela, aujourd’hui âgée de 33 ans, s’en souvient à la perfection : « Le travail était terminé, toute notre famille était réunie, et l’émotion était vive. La sage-femme m’a tendu le bébé. J’examinais avec étonnement cette petite étrangère quand j’ai vu que Tim pleurait. Il m’a regardé droit dans les yeux et a soufflé : « Maintenant je sais pourquoi j’ai été mis au monde. » J’ai répondu : « Dieu soit loué, l’un de nous est prêt. » Le couple a aujourd’hui trois enfants : Suri a cinq ans, Viiva, quatre et Lennon Peach, deux. Tim a vendu son restaurant et est devenu homme au foyer. « Il s’occupe de la maison et je gagne l’argent, résume Daniela. Voilà. »
Ce couple torontois fait partie du nombre croissant de familles canadiennes dont la mère est le principal soutien économique tandis que le père se consacre aux enfants. Elles défrichent une nouvelle frontière -sociale. Selon Statistique Canada, 13 % des parents au foyer étaient des hommes en 2011 contre 7 % en 1991 et 1 % en 1976. Aux États-Unis, le taux comparable est d’à peine 3,4 %.
Cette tendance au renversement des rôles est une conséquence directe de l’entrée massive des mères dans le monde du travail.
Plus de la moitié d’entre elles en faisaient partie dès les années 1980, décennie durant laquelle les parents citadins actuels d’une trentaine d’années étaient encore des enfants. Selon un sondage Harris-Decima de 2012, les femmes sont le principal soutien de famille dans 26 % des couples, mariés ou non.
Ces couples ne sont pas seulement plus nombreux d’année en année, ils révolutionnent notre perception des rôles sexuels, du succès et de la vie domestique. « Les jeunes parents d’aujourd’hui appartiennent à la première génération élevée par des mères qui, pour la plupart, travaillaient à l’extérieur et des pères qui, pour beaucoup, participaient aux tâches domestiques », explique Nora Spinks, directrice de l’Institut Vanier, un observatoire de l’évolution sociale de la famille. Certains ont choisi d’aller à contre-courant, d’autres s’y sont résignés pour pallier la cherté de la vie en ville, d’autres encore ont simplement obéi à leur instinct, mais tous tentent de démontrer la validité du vieux truisme progressiste sur la femme capable de gagner le pain de la famille et son homme, capable de le faire griller sans le brûler. Ces familles sont le fer de lance de la réorganisation du travail domestique.
En arrivant chez les Syrovy-Kelloway, dans l’ouest de Toronto, un matin en semaine, je tombe sur une scène classique de la vie familiale : Suri et Viiva galopent de pièce en pièce dans le plus simple appareil, iodlant comme des nymphes suisses en délire, pendant que leur petit frère Lennon Peach (les fesses à l’air sous un débardeur à l’effigie de Batman) entre sans se presser dans la cuisine en brandissant un épi de maïs à demi-grugé et clame : « ‘co ». Daniela continue à siroter son café en lisant ses textos pendant que Tim prend l’épi des mains de son fils, fait mine de le jeter à la poubelle et, dans un habile tour de passe-passe parental, le ressort du frigo comme s’il s’agissait d’un autre. Satisfait, le garçonnet ressort d’un pas chaloupé en mâchouillant son « nouvel » épi. Une colère conjurée. Tim se rassoit à table. En attendant la prochaine alerte.
Daniela et Tim ont toujours eu une tirelire commune – c’est là que tout entre et c’est de là que tout sort. Même avant leur mariage, à l’époque où ils démarraient le restaurant, ils avaient un seul compte. Les amies de Daniela la trouvaient cinglée, mais l’idée de ne pas tout partager avec Tim lui paraissait bizarre. Aujourd’hui, elle tire entre 80 000 $ et 100 000 $ par an de son cabinet de relations publiques. Le couple a calculé que si Tim recommençait à travailler et gagnait à peu près la même chose, le coût de la garderie pour leurs trois jeunes enfants, autour de 1 500 $ par mois et par tête, et les prélèvements fiscaux mangeraient à peu près tout son revenu. Tout ça pour que quelqu’un d’autre élève leur progéniture.
QUAND D’AUTRES FAMILLES à deux revenus de la classe moyenne se trouvent dans la même impasse, c’est en général la femme qui met sa carrière entre parenthèses pour s’occuper des enfants. Entre Daniela et Tim, la répartition des rôles est aussi tranchée qu’entre Don et Betty Draper, mais dans leur scénario, le conjoint au foyer porte le short et le soutien de famille, le chemisier de dentelle. Tim réussit même à prendre le ton de la ménagère négligée quand il reproche à Daniela de ne pas desservir. « J’ai vite compris que ça irait plus vite si je le faisais moi-même », proteste-t-il sans malice.
L’hiver dernier, Daniela a passé un mois dans des festivals du film en Allemagne et en Inde un voyage qui conjuguait les affaires et le plaisir, selon elle. Quand d’autres mères s’étonnaient qu’elle laisse son mari seul avec les enfants pendant un mois, elle rétorquait : « Vous avez épousé un type que vous ne laisseriez pas seul avec vos enfants ? »
Je comprends parfaitement Daniela. Je suis moi-même une jeune mère passionnée par mon travail et pas très tentée de consacrer tout mon temps à mes enfants. Je dirais que c’est le cas d’à peu près 80 % de mes amies qui ont de jeunes enfants. Nous travaillons parce que nous voulons travailler, parce que c’est plus intéressant et rémunérateur que de rester à la maison.
C’est Tim qui m’intrigue. Je voudrais qu’il m’explique pourquoi un homme instruit, privilégié, qui a tout pour réussir, a choisi le métier dont les femmes ont si désespérément cherché à se libérer. Comment supporte-t-il le fait que le travail de sa femme lui rapporte de l’argent, du prestige et des invitations à des galas alors que le sien passe à peu près inaperçu, sauf de quelques petits êtres centrés sur eux-mêmes qui réclament toujours plus d’épis de maïs ?
Il écoute ma question, hausse les épaules. « Sans doute n’ai-je pas besoin de ces récompenses-là. » Quand j’insiste, il durcit le ton. « Écoutez, vous avez un enfant, exact ? Qui s’en occupe maintenant ? » Une nounou, dis-je. Il hoche la tête. « Je vais vous dire. Votre enfant ne veut pas une nounou. Votre enfant vous veut, vous. Votre enfant a besoin de vous. » Ma riposte – je dois travailler, mon partenaire aussi – provoque un geste de la main qui semble signifier : je connais la chanson. Et de fait, il l’a entendue souvent. Pour être franche, je ne suis pas obligée de travailler ; j’y tiens, c’est tout. Mon fils serait enchanté de s’asseoir avec moi dans le jardin et de jouer à « ma petite vache a mal aux pattes » toute la matinée, comme Tim avec ses enfants. « Je ne crois pas que « je travaille » soit une excuse suffisante pour ne pas élever soi-même ses enfants », poursuit Tim. Et comme tant de femmes au foyer invisibles et négligées, tant de ménagères zélées avant lui, il a un bon argument. L’étonnant, c’est qu’il sorte d’une bouche masculine.
La même semaine, je fais la tournée des terrains de jeux torontois. Il y a quelques pères dans les classiques congrégations de mamans, grands-mamans et nounous rémunérées. Ceux que j’aborde sont pour la plupart d’anciens professionnels au style décontracté qui ont troqué le bureau et les « 5 à 7 » contre le porte-bébé et la chorale. Certains sont en congé de paternité (depuis 2000, la proportion des pères canadiens qui le prennent est passée de 3 % à 29 %), mais beaucoup ont décroché, acceptant de dépendre financièrement de leur femme au moins tant que les enfants n’iraient pas à l’école.
Lentement, mais sûrement, le préjugé à l’encontre des pères au foyer s’évapore. « À vrai dire, je m’attendais à bien pire », confie Brian Sinasac, un ex-animateur de 42 ans qui a des jumelles d’un an. Sa femme Elizabeth, âgée de 40 ans et analyste principale des politiques au ministère ontarien de l’Éducation, a conclu son congé de maternité au début de l’automne, et Brian, qui avait pris un an de congé lui aussi, a alors décidé de rester à la maison. Pour de bon. « J’ai eu droit à quelques blagues sur Monsieur-Maman, admet-il, mais ce qui m’irrite, c’est qu’on puisse me demander si je garde les enfants. Chaque fois, j’ai envie de répondre que je n’ai pas 13 ans. Ce sont mes enfants, je ne les garde pas, je les élève. »
Si les mères qui gagnent le pain de leur famille ont plus envie de travailler que leurs maris, elles ne sont pas près de l’avouer – à d’autres ou à elles-mêmes. Shannon Barnes, une jeune quadragénaire de Toronto qui fait de la production commerciale pour la télévision, a mis deux ans à reconnaître publiquement que son mari Jeremy Down, un peintre paysagiste, était devenu père au foyer après la naissance de leur fille Harper, aujourd’hui âgée de quatre ans. Elle trouvait gênant de gagner plus d’argent que lui. « Je m’inventais des raisons pour justifier le fait qu’il accomplissait 99 % des tâches parentales alors que moi, je travaillais, dit-elle. Pourtant, dans la situation inverse, personne n’aurait bronché. Il m’a fallu du temps pour dire tout simplement : « Il est père à plein temps pour le moment, et vous savez quoi ? Il est formidable. » »
Johanna Braden, avocate civiliste et mère de trois enfants qui vit dans un quartier historique du centre-ville de Toronto, a été étonnée par les réactions à la décision de son mari Peter Cuff, avocat lui aussi mais en droit du travail, d’abandonner sa pratique pour devenir père à plein temps. « Son tempérament s’y prêtait mieux que le mien, et c’est cela qui a motivé notre choix, mais certains ont eu du mal à croire qu’il quittait un emploi bien payé de son plein gré. C’était : « On l’a poussé à partir ? Il boit en cachette ? » Ils n’arrivaient pas à se faire à l’idée. »
Beaucoup de ces mères admettent difficilement que leur conjoint soit mieux fait qu’elles pour la vie domestique. Après avoir repris le travail, Shannon a lourdement culpabilisé. Son métier l’oblige à de fréquents déplacements, et pendant ces périodes-là, elle est d’astreinte et complètement immergée dans le milieu sous haute tension de la production commerciale. « Au début, ma fille me manquait affreusement, mais en même temps, je me sentais incroyablement libre, se rappelle-t-elle. Je culpabilisais non parce que je la négligeais, mais parce que j’étais contente de travailler à nouveau avec des adultes. »
Selon Leah Eichler, qui tient au Globe and Mail une chronique sur les femmes et le marché du travail, la plupart de ses interlocutrices « ne veulent pas renoncer au rêve » d’épouser quelqu’un qui gagne autant ou plus qu’elles. Même les féministes « sont embarrassées de dire que leur mari ne réussit pas aussi bien qu’elles ».
Je trouve fascinant que les femmes – le sexe dont l’instinct maternel est supposément le plus développé – soient tellement plus portées que les hommes à choisir un conjoint d’après sa profession et l’argent qu’il lui rapportera que d’après ses talents domestiques. Il semble que nous voulions un mari capable de nous faire vivre, même si nous avons en fait besoin d’un conjoint capable de faire la cuisine et l’épicerie. Cet instinct, atavisme anxieux de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs (l’homme chasse, la femme entretient le feu domestique) selon certains spécialistes de l’évolution, ne sert pas très bien les femmes hors foyer de 2014.
Pour le dire autrement : combien de femmes de carrière de votre connaissance ont grandi en pensant : un jour, j’épouserai un gentil garçon que je ferai vivre pendant qu’il élève nos enfants et redécore la maison ? Daniela a hésité à me laisser l’inclure dans cet article, pas parce que ses enfants seraient nommés ou que la décision de son mari serait publicisée, mais parce qu’elle a choisi de privilégier sa carrière. « Le fait est que je ne suis pas très maternelle, avoue-t-elle. Je suis absorbée par mon métier et je l’ai toujours été. C’est une partie de moi qui n’arrête jamais. Il m’arrive de ne pas savoir comment me comporter devant les enfants. Tim n’a jamais ce problème-là. »
« Je suis le seul qui sache faire couler un bain à la bonne température et couper correctement une pomme, dit-il. Parfois, Daniela était présente, mais les enfants me réclamaient, moi. Elle en a souffert un temps – elle avait l’impression de ne pas être une bonne mère. »
J’admire les hommes comme Tim qui bravent le qu’en-dira-t-on et, pourtant, je doute qu’ils aient trouvé le modèle familial idéal. Ces hommes instruits ont accepté le second rôle dans une division désuète du labeur domestique. J’ai beaucoup de réserves sur le modèle familial que l’humanité a suivi : une moitié du couple condamnée aux tâches pendant si longtemps domestiques, privée du droit de posséder des biens en son nom propre, de voter ou de faire carrière pendant que l’autre gagnait de l’argent, mangeait au restaurant et était partie prenante dans les affaires publiques. Les femmes y perdaient énormément, à l’instar des hommes qui reprennent ce rôle aujourd’hui.
Le problème, c’est qu’il y a les enfants. Que faire de ces petits êtres charmants et irritants qui doivent être surveillés 24 heures sur 24 ? Que méritent-ils ? Comment leur rendre justice tout en nous rendant aussi justice ?
Ma visite aux Syrovy-Kelloway tire à sa fin lorsque Tim se lève et part à la recherche des enfants. Je l’entends galoper dans les escaliers d’un bout à l’autre de la maison. Daniela continue à bavarder, insensible à son manège. Je finis par demander ce qui cloche. « Je ne trouve pas les filles, répond Tim. Elles doivent être cachées. » Il sort inspecter le cabanon du jardin. Daniela m’offre un autre café. Je lui demande si elle n’est pas légèrement inquiète à l’idée que ses deux filles puissent être en train d’errer toutes nues dans le quartier.
« Il les trouvera, dit-elle. Il les trouve toujours. » Elle sourit sereinement et recommence à siroter son café en parlant de son travail.