Un don d’organe nécessaire
Le courriel avait un objet étonnamment banal: «Dernier rendez-vous préopératoire.» Il a traîné dans ma boîte de réception plusieurs heures avant que je ne l’ouvre – je croyais qu’il s’agissait d’un examen de plus en vue de la greffe de rein dont j’avais désespérément besoin. De fait, il contenait des dates de rendez-vous et de tests. Mais aussi, tout en bas, comme si on avait failli l’oublier, cette phrase: «Votre greffe de rein aura lieu le jeudi 13 juin 2019.» J’ai dû relire la ligne plusieurs fois avant de saisir ce qu’elle signifiait: ma cousine Christine allait vraiment risquer sa vie pour sauver la mienne.
En janvier 2018, à 37 ans, j’ai commencé à éprouver une immense fatigue et de vives démangeaisons, en plus d’avoir froid tout le temps. J’ai mis ça sur le compte de l’hiver qui asséchait ma peau et d’une trop lourde charge de travail, et deux mois ont passé avant que je ne vérifie ma tension artérielle à l’épicerie. Le résultat, terriblement élevé, m’a poussée à prendre rendez-vous avec mon médecin.
Il m’a prescrit quelques tests, et j’ai continué de vaquer à mes occupations. Je suis reporter pour CityNews Toronto, et c’est dans la voiture, en me rendant à une entrevue, que j’ai appris le diagnostic: insuffisance rénale grave. Suivant le conseil de mon médecin, je me suis immédiatement rendue aux urgences.
Je n’arrivais pas à y croire, même s’il y a des maladies rénales dans ma famille; mon père avait subi des dialyses pendant quatre ans avant sa greffe de rein et était mort à 50 ans d’une complication de sa maladie. Il m’avait transmis une affection rénale rare, le syndrome d’Alport, mais j’avais été suivie régulièrement jusqu’à l’âge de 18 ans, et les médecins avaient conclu que je n’aurais pas de problème. La plupart des femmes atteintes sont des porteuses qui n’éprouvent pas de symptômes. C’était censé être mon cas.
Retrouvez le témoignage touchant de Mike Cohen sur le don d’organe qui lui a sauvé la vie.
Ma mère se porte volontaire
Ma mère a aussitôt entrepris des démarches pour me faire don d’un de ses reins, mais pour qu’elle soit prise en considération, elle devait d’abord perdre plus de 20 kilos.
Pendant qu’elle se mettait au tapis roulant, mon néphrologue accompagné de son équipe tentait de prévenir une défaillance complète. Il a été franc, tout en restant optimiste.
La dialyse serait nécessaire, et comme mon insuffisance rénale était terminale, j’étais presque certainement stérile – je ne pourrais pas avoir d’enfant tant que je n’aurais pas reçu de greffe. Si je n’en recevais pas, je mourrais.
Beaucoup de médecins m’auraient envoyée directement au bloc opératoire pour poser un cathéter de dialyse, mais le mien pensait que je pourrais m’en passer avec la bonne combinaison de vitamines, de médicaments et de changements diététiques – dans la mesure où la greffe ne se faisait pas attendre trop longtemps.
Trois jours plus tard, je quittais l’hôpital, où j’allais cependant revenir pour d’innombrables rendez-vous et analyses sanguines. J’y ai aussi subi les examens préalables à une transplantation: échographies, tests cardiovasculaires et même vasculaires pour déterminer si je supporterais l’hémodialyse (qui consiste à extraire le sang pour le purifier avant de le réinjecter au patient).
Mon alimentation a radicalement changé. Finis les Coke Diet, les cornichons et les fromages: mon corps ne pouvait plus filtrer tout ce phosphore et ce sodium. Je devais m’en tenir à moins de 1,5 l de fluides par jour, donc je mâchais de la gomme pour étancher ma soif. Je devais aussi avaler quantité de pilules – des vitamines, des minéraux, des médicaments – et recevoir des injections toutes les semaines pour relever mon taux d’hémoglobine.
Malgré cinq mois de ce régime, ma fonction rénale s’est encore détériorée, et mes symptômes se sont aggravés. Le syndrome des jambes sans repos me privait de sommeil. J’étais si lasse que, certains jours, je ne pouvais même pas quitter mon lit. Des tâches apparemment faciles comme ranger les vêtements propres devenaient écrasantes. La candidature de ma mère au don d’organe était toujours à l’étude, mais je n’avais plus beaucoup de temps. En août 2018, on a inséré un cathéter dans mon estomac. En septembre, je faisais une dialyse péritonéale chaque soir chez moi pour éliminer ce que mes reins auraient dû filtrer. J’étais alors prisonnière de l’appareil de dialyse pendant 9 ou 10 heures.
Entre-temps, ma mère avait perdu du poids, mais sa candidature a finalement été écartée en raison de la perte de fonction rénale due au vieillissement. J’ai été inscrite sur la liste d’attente pour un don post mortem. On m’a toutefois prévenue qu’en raison de mon groupe sanguin, je ne serais probablement convoquée que dans sept ans – si j’étais encore vivante.
C’est alors que Christine a pris la relève.
Le rein fait partie des organes dont votre corps peut se passer!
Ma cousine Christine
Je suis assez proche de ma famille élargie, mais je n’avais pas beaucoup fréquenté ma cousine Christine Hodgkinson quand j’étais enfant. Elle a 17 ans de plus que moi, donc nous n’avions pas joué ensemble. Elle était plutôt un modèle. Je me souviens qu’à huit ou neuf ans, je lui avais demandé si j’aurais de hautes pommettes et des yeux magnifiques comme elle quand je serais grande. Je n’imaginais pas que j’hériterais d’elle tout autre chose.
Christine est dans la mi-cinquantaine et a cinq enfants. Elle s’était déjà proposée comme donneuse quand son beau-père avait eu besoin d’une greffe, plusieurs années auparavant. Elle était compatible, mais un parent biologique s’était avéré un meilleur donneur. Et voilà qu’elle était prête à recommencer.
Les organes des membres de la famille sont souvent les plus compatibles, et ceux des donneurs vivants produisent en général de meilleurs résultats. Les coordonnateurs des greffes examinent un candidat à la fois, et donc, une fois ma mère exclue, ma sœur – inadmissible elle aussi parce qu’elle a le même défaut génétique que moi – a aussitôt appelé Christine, qui avait offert de se faire tester quand j’avais été diagnostiquée.
Je ne voulais pas prendre directement contact avec Christine – cela l’aurait mise dans une position délicate. Ce n’est pas exactement une démarche facile. Il ne s’agit pas d’emprunter une robe ni même quelques milliers de dollars – on demande à quelqu’un de subir une opération majeure.
La manœuvre peut être plus longue et dangereuse pour le donneur que pour le receveur. Les reins sont protégés par divers autres organes, et il est possible que ces organes ou les tissus voisins soient lésés pendant l’ablation. Et même si la greffe réussissait, Christine s’exposerait à souffrir plus tard d’hypertension ou de troubles rénaux, entre autres – tout ça pour que je ne sois pas branchée sur une machine de dialyse tous les soirs.
Malgré les sacrifices, Christine a dit à ma sœur qu’elle le ferait. Une fois la première série de tests terminée, il a fallu cinq mois pour obtenir confirmation de sa compatibilité. Elle était très prise par les soins qu’elle donnait à son père gravement malade, mais faisait quand même régulièrement le trajet de 90 minutes entre Keswick, la localité où elle vit, et le centre-ville de Toronto afin de subir des examens, parfois fixés si tôt qu’elle quittait sa maison avant l’aube.
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Avant la greffe
Christine et moi avons eu notre dernier rendez-vous préopératoire le même jour, et c’est alors que nous avons vraiment pris conscience de ce que nous faisions. La pensée de ce qui pouvait nous arriver, à elle et à moi, me pétrifiait. Et si la greffe échouait?
Deux jours plus tard, j’ai appelé Christine pour lui demander de retarder l’opération de quelques semaines, histoire de me laisser plus de temps pour m’habituer à l’idée. Elle m’en a dissuadée en m’assurant qu’elle était consciente du risque et prête à le courir. Puis, nous avons plaisanté sur l’état désolant de nos cheveux après plusieurs jours à l’hôpital. À la fin de cette conversation, j’étais sûre que Christine voulait vraiment le faire – et moi aussi.
Christine et moi n’avons pas eu l’occasion de nous voir le matin des opérations. La sienne a commencé quelques heures avant la mienne; pendant ce temps, j’étais dans une salle d’attente, entourée de ma famille. Les chirurgiens lui ont prélevé un rein et, après désinfection du bloc opératoire, me l’ont greffé – près de l’aine, raccordé à l’artère fémorale –, laissant mes reins dysfonctionnels en place parce que leur ablation aurait pu léser mes autres organes.
Plusieurs heures après l’opération, j’ai été réveillée par le tumulte de la rue: les Raptors de Toronto venaient de remporter leur premier championnat de la NBA. Ces coups de klaxons et cris de joie n’étaient destinés ni à Christine ni à moi, mais ils auraient bien pu l’être, car pour la première fois depuis 10 mois, je n’avais plus besoin de la machine de dialyse.
J’ai passé les quelques jours suivants dans un brouillard médicamenteux au service des soins intensifs réservé aux greffés pendant que Christine se remettait à un autre étage.
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Un nouveau lien
Quand nous nous sommes revues, dans ma chambre, il y avait un lien nouveau et remarquable entre nous. Je me sentais aussi près d’elle que si elle avait été ma sœur. Elle ne serait plus jamais la cousine que je voyais seulement aux fêtes et aux mariages. Une amie me rendait visite à ce moment-là, et Christine a activé l’appareil photo de son cellulaire, l’a tendu à mon amie, puis m’a prise dans ses bras. Cette photo, que j’ai accrochée dans mon bureau à la maison, est devenue emblématique pour ma famille.
Quelques jours plus tard, Christine a quitté l’hôpital. Elle a passé l’été à récupérer, apparemment sans incidents. Ma convalescence a été plus graduelle, mais j’ai ressenti les bienfaits de son rein presque immédiatement. Une fois sevrée des antalgiques, j’ai eu le sentiment d’avoir rajeuni. Je n’avais plus de mal à me lever, je ne passais plus des heures en dialyse chaque soir et je pouvais tenir une journée entière sans sieste.
Cette opération est maintenant chose du passé, mais la maladie rénale demeure. Je serai sous médication jusqu’à la fin de mes jours. Les immunosuppresseurs nécessaires pour prévenir un rejet de la greffe me rendent vulnérable aux infections microbiennes et virales. De plus, ils multiplient le risque de cancer de la peau, ce qui m’oblige à me badigeonner d’écran solaire avant de sortir. Je subis une analyse sanguine par semaine, et si mon taux de créatinine (un déchet métabolique) monte trop, je devrai retourner à l’hôpital.
C’est d’ailleurs ce qui est arrivé le jour de la fête du Travail en 2019. Je me préparais à partir quelques jours en voyage – une première depuis que je n’avais plus à traîner une machine de dialyse de 25 kilos et une telle quantité de matériel qu’on aurait pu me prendre pour une exposante à un salon d’appareils médicaux. J’étais sur le point de sortir quand le téléphone a sonné.
N’hésitez pas à lire le témoignage émouvant de cette mère qui a offert une partie de son foie à son fils.
Retour à l’hôpital
Mon taux de créatinine montait; il était désormais plus de deux fois supérieur à celui d’une personne en bonne santé. Mon néphrologue voulait que j’entre à l’hôpital, car il craignait un rejet de greffe. Après avoir raccroché, je me suis assise par terre dans ma chambre, à côté de ma valise, et j’ai commencé à sangloter en pensant à la perte possible de ce rein, à ce que ça signifiait pour mon lent retour à une vie normale et à l’atroce possibilité que les efforts héroïques de Christine n’aient servi à rien.
Je n’ai informé que quelques personnes de ce retour à l’hôpital; j’ai décidé que je le dirais à Christine seulement si mon état s’aggravait. Les médecins n’étaient pas sûrs de ce qui avait provoqué ce pic, mais après deux jours de transfusion intraveineuse, la concentration de créatinine est revenue à la normale.
J’attendais d’avoir ma permission de sortie quand j’ai reçu un texto de Christine: «Hé, comment te sens-tu? J’espère que tout va encore bien.» Ça faisait une semaine que nous ne nous étions pas parlé. Je l’ai informée de la fausse alarme. Elle m’a confié plus tard que pendant tout le week-end, elle avait eu le sentiment que quelque chose n’allait pas.
Quelques semaines après cette frayeur, elle m’a raconté que son rein avait grossi (chose courante puisque sa charge de travail avait augmenté) et qu’elle avait récupéré 70% de sa fonction rénale. Pour la première fois depuis des mois, j’ai dormi profondément la nuit suivante. Nous allions toutes les deux nous en tirer.
J’ai recommencé à travailler en octobre 2019 et je me sens bien plus forte qu’avant le diagnostic. Je jouis pleinement de la vie, je peux fêter Noël avec mes amies sans tomber endormie sur le canapé et faire de longues promenades avec mon compagnon.
Il y a un an, j’étais branchée sur une machine tous les soirs et je rêvais de jours meilleurs. Ils sont devenus réalité.
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©2020, Cristina Howorun. Adaptation de «My Cousin Gave Me Her Kidney and Saved My Life», Chatelaine (9 janvier 2020), chatelaine.com.