Caprices et bizarreries d’un vieux couple
Affection, complicité, souvenirs communs sont le lot des vieux couples. Qu’est-ce que l’amour avec un grand «A» finalement?
Après 25 ans de mariage, voici comment se manifeste généralement chez nous un problème domestique. J’arrive dans la cuisine afin de préparer le dîner et tombe sur la canne de mon mari appuyée contre les tiroirs où se trouvent mes casseroles (il a des problèmes de genou). Je la mets contre le cadre de la porte. Le lendemain, elle bloque encore les tiroirs. À nouveau, je la déplace. Idem le jour suivant, et le jeu peut durer des semaines sans qu’aucun de nous ne le fasse noter à l’autre. Nous sommes simplement engagés dans une épreuve de force silencieuse au sujet de la place des objets.
Récemment, évoquant justement cet épisode, je lui ai fait remarquer le niveau risible qu’avait atteint notre vie sentimentale. Ce à quoi il a répondu n’avoir même pas remarqué que je déplaçais sa canne. «Tu fais ça tous les jours depuis deux mois?» Puis, il a ajouté, sur la défensive: «De ton côté, tu laisses toujours une cuiller dans la conserve de nourriture du chien.»
«Ce n’est pas vrai. Pas tous les jours.
— Si, si. Chaque fois que tu nourris le chien, tu la remets dans la conserve plutôt que dans le lave-vaisselle.
— Ah, tu sais que je le fais tous les jours, mais tu ne vois même pas que je déplace ta canne?»
Puis, nous avons tous deux éclaté de rire, parce que si, un quart de siècle plus tard, nos crises ont cette allure, elles ressemblent à une victoire – ainsi qu’à une longue et lente abdication.
Lors de la célébration des noces d’or de mes parents, mon père a déclaré que «la joie d’un jour du mariage est que deux personnes ne font plus qu’une. Et elles vont passer les 50 années suivantes à lutter pour savoir laquelle.»
Dans notre cas, cela a été longtemps vrai. Je voulais qu’Ambrose me ressemble davantage, qu’il soit plus passionné et expressif, qu’il fasse également preuve d’une plus grande assurance. Mais il était timide et réservé, un musicien préférant ses instruments, ses animaux et ses enfants aux sorties. Je pensais pouvoir le changer. Ça me rendait folle qu’il se défile en douce lors de sa propre fête d’anniversaire. Ou qu’il fasse tapisserie les soirées de contacts. Une fois, j’ai reçu par messager une luxueuse invitation «pour deux» à une réception de Noël chez une personnalité de marque. Enthousiaste, et tout en agitant le carton, j’en ai fait part à Ambrose, qui m’a simplement répondu qu’il n’avait aucune intention de m’y accompagner – ajoutant, songeur, qu’il «préférait encore être pris dans un piège à ours».
Au fond, mon mari est de la même étoffe que Ferdinand, le taureau espagnol des émissions pour enfants, qui se détourne de l’arène pour sentir paisiblement les fleurs sous les arbres. Pourtant, je n’ai jamais voulu croire qu’il était vraiment ainsi. Je persistais à secouer la muleta sous ses yeux.
Si je lui demandais: «À quoi penses-tu?» Il répondait: «À rien.» Incrédule, j’ajoutais: «Vraiment? Rien du tout?»
Mais c’est impossible, me disais-je. Il était assurément aussi habité et sensible que moi. Donc, il devait couver des secrets. Toutes sortes d’histoires défilaient alors dans mon esprit. Il m’a fallu des années pour comprendre qu’il ne me cachait rien, qu’il n’entretenait pas de pensées intimes, qu’il n’avait pas de maîtresse. Il pensait réellement et simplement à des choses comme: «Je me demande si on trouve encore ces cacahuètes au parfum d’aneth que j’aimais quand j’étais petit. Je devrais interroger Google.»
Puis j’ai cherché à pénétrer son esprit en l’interrogeant sur ses rêves, mais il n’en avait jamais souvenir. Sauf une fois. Il est descendu, souriant, et m’a lancé: «J’ai rêvé que je faisais une sieste.»
C’est alors que j’ai compris qu’il était bel et bien comme le taureau Ferdinand et j’ai cessé d’essayer d’en faire mon double. J’ai aussi commencé à voir les qualités de ses propres traits. Certains sont évidents: Ambrose est drôle, gentil, c’est un merveilleux soutien et un excellent père.
Nous pouvons parler des heures sans nous ennuyer. Il n’est pas contrarié que j’écrive sur lui dans les magazines.
Ne pas se rendre compte que je me bats avec lui sur l’endroit où appuyer sa canne a aussi de bons côtés. Je lui suis reconnaissante de ne pas remarquer certaines choses. Quand les enfants étaient jeunes, par exemple, et qu’il ne me restait plus une once d’énergie pour chercher de la nouvelle lingerie pour la Saint-Valentin, je pouvais parader vêtue d’un énorme pantalon et d’un triste soutien-gorge beige avec son petit nœud effiloché, et il n’en faisait aucun cas. Il est vrai qu’il ne voit rien sans ses lunettes – ce qui dans ce cas est un autre avantage. Il me plaît de penser aussi qu’il ne relève pas que je pioche dans la réserve de pépites de chocolat pour la pâtisserie ni que je parle seule en jardinant. Il y a du bon dans un partenaire qui vous laisse un aussi grand espace de jeu.
Il y en a aussi dans le fait d’abdiquer certaines de nos attentes du mariage. Notre anniversaire et la Saint-Valentin ont souvent été très tendus au cours des 20 ans que j’ai essayé de convertir Ambrose. Il y a eu des larmes, des moments de rage et des envies de l’assommer. Maintenant que je me suis assouplie, notre relation a pris une tournure plus douce. Je ne sais pas comment la nommer, mais elle est faite d’affection, de complicité, de souvenirs communs et d’enfants qui ont grandi. À la Saint-Valentin, je me passe désormais volontiers d’une lingerie mal ajustée et me contente de sentir les roses qu’il ne manque jamais de m’offrir.
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