Des chaussures innovantes
C’est depuis la place d’honneur d’une table d’un restaurant français à Toronto que Tanya Heath s’adresse à des journalistes avec une seule chaussure aux pieds, l’autre dans sa main. Cette entrepreneure originaire d’Ottawa et installée à Paris est de passage dans la capitale ontarienne pour présenter la collection automne-hiver Tanya Heath Paris. Cette compagnie fondée en 2013 propose une collection complète allant des bottillons de suède ornés d’une frange aux élégants escarpins à bout en amande que Tanya Heath porte aujourd’hui. Sa colllection fait partie des tendances du moment.
D’une allure chic et décontractée (pensez à une petite robe noire, des cheveux courts, pas de maquillage apparent sinon un trait d’eye-liner à l’encre), elle a une bonne raison de se tenir sur une seule chaussure. Elle veut nous parler de l’inspiration qui est à l’origine de sa marque et présenter la technologie qui la caractérise. « Quand je pense à mon enfance dans les années 70, les femmes qui m’inspiraient avaient des rôles bien définis, dit-elle. Les mamans avaient l’air de mamans et les grands-mères avaient l’air de grands-mères. Aujourd’hui, les grands-mères sont sexy et bien des mamans travaillent. Notre société s’est transformée de façon significative, mais pas nos chaussures. »
Elle souligne que la dernière grande innovation dans le domaine des talons hauts a marqué un progrès rempli de conséquences négatives. « Quand on a commencé à insérer des tiges d’acier dans les talons grâce au moulage par injection, on a pu dépasser la limite en hauteur des 5 centimètres, nous dit-elle. Vous pouviez dès lors proposer des talons de 8, 10, voire 12 centimètres. Et les talons de 16 centimètres qui forcent à ramper en hauteur plutôt que de marcher n’ont été possibles qu’en vertu de cette technologie. Cela remonte aux années 50 et rien ne s’est passé depuis. »
Jusqu’à maintenant. Tanya Heath pousse un bouton, retire le haut talon large de son escarpin et le remplace par un talon aiguille qu’elle fixe à la chaussure en un clic. Voilà! Comme vous le voyez, toutes ces élégantes bottes et chaussures, faites à la main en France, sont équipées de cette technologie qui permet le changement de talon en quelques secondes.
De la politique à l’entrepreunariat
« Mon véritable but était de créer une collection de chaussures qui seraient à la fois féminines et sans danger pour permettre aux femmes d’être bien tout au long de la journée », souligne-t-elle. Cette incroyable facilité à changer de talon n’a d’égale que dans l’impressionnant choix de styles : quatre formes de talons sont offertes dans des styles variant du cuir naturel aux lustrés, aux imprimés et aux paillettes. Au départ, Tanya Heath travaillait en vase clos, mais elle s’est vite rendu compte qu’elle avait la capacité de faire quelque chose pour améliorer la vie de bien des femmes. Ce qui est aux extrêmes de ce que cette Canadienne pure laine croyait vouloir faire de sa vie.
« Si vous m’aviez dit à 20 ans que je travaillerais dans l’industrie de la mode en France, eh bien je vous aurais répondu que c’était très peu probable, dit-elle en souriant. Mon rêve de jeunesse était de commencer au ministère des Affaires étrangères, ce que j’ai d’ailleurs fait, pour ensuite me lancer en politique ou devenir économiste. » Mais l’amour s’est présenté dans un bar à Ottawa sous la forme d’un séduisant Français. D’abord très impressionnée par ses talents culinaires avec confection de baguettes maison, elle se rappelle lui avoir dit qu’ils étaient destinés à se marier sous peu. « Tout autre que lui se serait sauvé en courant, mais lui a simplement demandé : « Que vas-tu porter? » Nous étions fiancés deux semaines plus tard. » Et c’est ainsi que Tanya Heath a troqué notre capitale nationale pour la Ville Lumière.
La naissance d’une idée
Ce qui semblait être un conte de fées a vite fait place à la dure réalité. « Je ne suis pas de ceux qui vont en France parce qu’ils ne sont pas bien chez eux, dit-elle. En fait, cela m’a pris beaucoup du temps pour me consoler de ne pas mener une vie typiquement canadienne. J’ai un appartement magnifique en France, mais je me souviens de la maison dont je rêvais à Toronto. » S’adapter à une culture étrangère tout en essayant de mener une carrière stimulante représentait également tout un défi. « J’ai fait une dépression nerveuse après mon déménagement en constatant que les études que j’avais commencées au Trinity College de l’Université de Toronto ne pouvaient être poursuivies qu’à McGill qui était la seule université canadienne à Paris. Je ne parlais pas un mot de français. Je ne savais pas quoi faire; j’ai finalement obtenu un MBA en stratégie en français, et ajouté une grande école française à mon CV. »
Son plan a marché. Lors de son premier jour de travail dans une firme de consultants, elle a fait la gaffe de changer ses ballerines à talons plats pour des talons hauts. « Quelqu’un m’a prise à part pour me dire que « C’est comme ça qu’à Paris on reconnaît une New-Yorkaise », se souvient-elle. Je ne sais pas si c’est vrai, mais comme je tenais à m’intégrer, je me suis mise à porter des talons hauts tous les jours. » Cette concession diplomatique lui a finalement causé une sérieuse blessure au pied au cours de sa grossesse : une fracture du métatarse. « Ça a été la fin des talons hauts pour moi. Mon médecin m’a dit qu’il faudrait tout remettre en place dans mon pied et je me suis dit qu’il fallait y repenser. » C’est à ce moment-là que l’idée d’une chaussure à talons multi-hauteurs a germé dans son esprit pour devenir une douce obsession.
Persévérer dans le monde des affaires
Alors qu’elle travaillait dans le domaine des capitaux privés en plein cœur d’une crise financière, Tanya Heath a fait la connaissance d’une femme d’affaires britannique réputée, impliquée dans le secteur de la mode. Tanya Heath a alors décidé de lui faire part de son idée de talons variables. Elle lui a répondu : « Vous rendez-vous compte à quel point cela peut être difficile? ». La femme d’affaires britannique a précisé que « cela prendrait des sommes énormes et du génie pour y arriver. Mais vous êtes dans les capitaux privés, pourquoi ne tentez-vous pas votre chance? » C’est ainsi que, quelques mois plus tard, son beau mari français lui a donné le coup de pouce décisif en lui disant : « Comme tu n’as pas cessé de me parler de cette chaussure et que je trouve l’idée effectivement brillante, je te soutiens totalement et t’avance un million de dollars et trois ans pour réussir. »
En l’absence d’une formation en design de mode, Tanya Heath a multiplié les démarches pour faire avancer son idée de chaussures multi-talons. Elle affirme que son seul talent a consisté à convaincre un groupe d’investisseurs particulièrement rationnels à se lancer dans un projet auquel ils ne croyaient tout simplement pas. Son succès est un exemple éloquent de l’importance de la persévérance lorsque l’on veut faire triompher une idée et qu’on s’aventure en terre inconnue. « Je n’oublierai jamais l’ingénieur qui a finalement accepté de relever le défi et qui m’a dit en gros que j’étais une femme gâtée et inlassable et qu’il se lançait juste pour me prendre mon argent et pour que je lui fiche la paix. Et trois mois plus tard, il m’a appelée pour me dire « On ne peut pas dire que ça ne marche pas », ce qui est un mot d’esprit typiquement français. »
Être entrepreneure et maman à la fois
Aujourd’hui, on trouve des boutiques Tanya Heath à Paris, au Portugal, à Toronto et à Los Angeles, et on trouve ses chaussures dans les magasins tout autour du monde.
Néanmoins, elle ne tient pas à dépeindre l’entrepreneuriat sous une image de facilité et d’insouciance. « Il faut vivre des échecs, dit-elle. J’en ai eus. J’ai dû faire des efforts énormes pour garder un visage humain et ne pas être prise pour une machine à qui tout vient facilement, alors que c’était loin d’être le cas. Les médias ne pourront jamais rapporter les grands moments de solitude, d’agonie et de détresse. »
Tanya Heath refuse également de dorer la pilule au défi d’être femme entrepreneure. « C’est incroyablement difficile admet-elle. Vous devez être au moins 50 fois meilleure que tous. C’est franchement aberrant. La seule chose que j’ai à dire de positif est que j’ai trois merveilleux enfants. Ainsi, quand je reviens chez moi, je peux me concentrer sur eux, ce qui me libère l’esprit. » Les enfants de Tanya Heath, deux filles et un garçon qui ont entre 10 à 15 ans, constituent son soutien de première ligne. « Je vis maintenant mes plus beaux moments, dit-elle. On parle de tout et je suis parfois époustouflée par leur intelligence. Ils me permettent de conserver mon sens de l’émerveillement et ils sont mon plus grand trésor. »
Façons pour canaliser le stress
C’est son fils qui l’a poussée à rouvrir une autre page excitante de sa vie, sa pratique de l’athlétisme. C’est l’été dernier qu’il l’a battue dans une course amicale et elle était soufflée. « J’étais à terre et me demandais ce que j’étais devenue! Tu parles d’une ex-athlète. Je faisais partie de trois équipes sportives à l’université! » Remotivée à chausser ses souliers de course, elle a recommencé à courir et faisait 30 à 40 kilomètres par semaine à Noël.
« Cela a eu des effets magiques sur ma santé et mon stress, et j’étais ravie de retrouver les bonnes vibrations comme lorsque j’étais à l’université », dit-elle. À son grand malheur, elle s’est à nouveau blessé le pied, ce qui l’a forcée à faire une pause. « J’étais bouleversée. C’était le premier signe m’indiquant que je méritais des temps libres et que je devais prendre soin de ma santé. Avant cela, j’étais obsédée par les enfants et ne faisais jamais rien pour moi-même. » C’est alors que Tanya Heath a fait quelque chose qu’elle a ensuite qualifié de dément : « Je déteste le ballet et toute cette culture de tutus, mais j’ai commencé à pratiquer des mouvements de micro-ballet durant ma convalescence, explique-t-elle. Cela m’a fait un bien immense. » Et quand le stress atteint son paroxysme chez cette femme qui travaille plus de 70 heures par semaine, elle a recours à la méditation. « C’est une pratique totalement contraire à ce que je suis, mais je crois qu’il est bon de s’y engager. Je n’y ai recours que lorsque les choses se compliquent vraiment. C’est ma façon de me rattraper avant de m’écraser. »
Et si cela devait lui arriver un jour, on peut affirmer sans crainte que Tanya Heath saura retomber solidement sur ses pieds et, bien sûr, sur ses talons stylisés et confortables! « J’aimerais continuer à innover, à avoir recours à des technologies pour aider les femmes à concilier confort et esthétique, conclut-elle. Et j’aimerais construire quelque chose qui me dépasse et qui dure. »
Tiré du Magazine Best Health, octobre 2015