J’ai oublié de me rappeler
La proverbiale goutte d’eau qui normalement ne provoque qu’un débordement du vase en a, dans mon cas, complètement vidé le contenu. Dans les circonstances, le vase en question est ma mémoire. Et la goutte d’eau, un nouveau code PIN. Depuis, mon univers n’est plus qu’un grand vide.
Jusque-là, tout baignait. Je n’avais aucun mal à me rappeler mon code confidentiel pour ma banque, mon téléphone portable et ma page Facebook ni à me souvenir de la date d’anniversaire de mon cousin. Puis j’ai eu la malheureuse idée de m’abonner au programme de récompenses d’une station-service.
Le formulaire d’inscription exigeait un mot de passe. J’ai d’abord tapé «essence1». Rejeté, faute de complexité. Il fallait au moins une majuscule et un symbole. J’ai retenté: «JeHaisLesPétrolièresCruelles@#$%LesPrixGrimpentSansArrêt». Trop long et il manquait «au moins un chiffre». Peut-être le trouvait-on aussi un peu diffamatoire, qui sait?
Suivant mon habitude, j’ai utilisé un fait peu connu sur Elvis Presley, mon chanteur préféré, et j’ai lancé «Garon1935», évocation du deuxième prénom du frère jumeau mort-né de la star. Ces sans-cœur de la pétrolière l’ont accepté, même si la tragédie dont il état tiré allait mettre tout le monde mal à l’aise. Pour ma part, si j’y ai eu recours, c’est uniquement parce que j’avais épuisé toutes les autres références à Elvis, y compris GladysPresley1912, Priscilla1945 et TomHanks2022.
Le fait est que, aussitôt intégré dans ma mémoire, ce nouveau mot de passe en a chassé tous les autres, comme si mon cerveau avait soudain atteint son point de saturation mnésique. Désormais, je ne sais plus rien. La moindre transaction m’est refusée, et j’ai oublié la date de l’anniversaire de mon cousin. Facebook? On ne me fait plus confiance. Idem pour le programme de fidélisation grand voyageur.
J’avais noté quelques mots de passe dans mon carnet Quand je mourrai où je consigne les informations essentielles pour ma femme et mes enfants après mon décès. Bien sûr, pas les vrais mots de passe, au cas où le carnet tomberait entre de mauvaises mains. Je les avais trafiqués de manière que seul un membre de la famille pût les décoder. J’ai, par exemple, combiné mon PIN de la banque avec mon code postal, avant de l’ajouter à une liste de numéros de téléphone à côté du nom de Johnny Cash. Même Albert Einstein en aurait été bluffé.
Le carnet contient également trois mots de passe associés de manière énigmatique à des événements historiques, mais décrits avec une telle complexité que j’ai oublié moi-même ce que j’avais en tête quand je les ai rédigés.
La mémoire est une faculté étrange. Marcel Proust en parle comme d’un jeu de cache-cache. On a beau ne pas savoir où elle loge – elle semble impossible à localiser –, la voilà qui vous revient d’un coup. Comme Proust le note, parfois rien ne se présente, puis soudain le nom surgit dans sa forme la plus exacte. Encore que, dans son cas, il lui suffisait de se rappeler le nom des personnalités mondaines à Paris. On ne lui demandait pas un mot de passe pour tout.
Peut-être conviendrait-il d’adopter un système semblable à celui qui nous fait nous rappeler le nom des gens en l’associant dans une comptine à l’un de leurs attributs, par exemple, «Franchon, le maigrichon». Certes, le risque qu’on lâche le couplet devant l’intéressé est réel. Parfois cela ne fera pas grand dégât, mais s’il s’agit de «Béatrice, les varices», l’incident diplomatique n’est pas exclu.
Pour se souvenir des mots de passe quand on en change, on peut également s’inspirer des livres de la Bible ou des grades militaires, bien que je ne me souvienne jamais si le colonel est supérieur au lieutenant ou l’inverse. Ou bien, pourquoi pas?, de la première et la dernière lettre des plus grands succès d’Elvis, avec l’année de leur sortie.
Tiens, c’est une idée – mais seulement après avoir décrit le système de manière cryptique dans mon carnet. Que je planquerai dans un endroit que… je ne réussirai plus à trouver.
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