Un professeur inoubliable
Certains enseignants nous accompagnent toute la vie, bien après la dernière sonnerie d’école. C’est le cas de Samuel Paty.
Axelle se tait, saisie par l’horreur de ce que les fleurs racontent. Les centaines de bouquets tapissent le sol et forment un parterre glacé devant l’entrée de l’école. Lèvres serrées, silhouette longiligne dans la fraîcheur de ce samedi après-midi, l’adolescente de 12 ans déchiffre quelques-uns des petits mots laissés par des anonymes.
Une semaine plus tôt, le 16 octobre, un terroriste islamiste de 18 ans a décapité Samuel Paty, professeur d’histoire et de géographie dans ce collège du Bois d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine, près de Paris.
L’enseignant venait de quitter l’école après son dernier cours de la journée. Son dernier cours. L’assassin l’attendait à 300 mètres de là, dans une rue de ce quartier tranquille.
Décapité! La sauvagerie du crime bloque la pensée. «Je suis venue car on n’arrive pas à comprendre, me dit Sabrina, la maman d’Axelle. Il fallait que je partage ce qui s’est passé avec les enfants. Il fallait surtout marquer notre affection.»
Sur le sol, accrochés aux bouquets, les messages ressemblent aux milliers de petits mots qu’on envoie vers le ciel lors des lâchers de ballons. Ils expriment bien plus qu’une peine immense ; une prière laïque, une revendication à être qui l’on est. «L’école continuera de faire lire nos enfants et de les rendre libres», Mélissa, 35 ans. «Merci à tous les Samuel Paty qui m’ont ouvert l’esprit et ont fait de moi la personne que je suis aujourd’hui», Gaëlle, 29 ans. Juste à côté, sur un bouquet de dahlias rouges, un certain Pascal a griffonné d’une écriture décidée: «Vive la liberté!»
Les yeux embués, une femme s’avance et se penche pour déposer des roses éclatantes. Deux amies l’accompagnent, qui se penchent avec elle, serrées comme pour faire bloc.
«C’est incroyable que ce professeur soit mort, murmure Axelle. Ça aurait pu être ma prof d’histoire. En classe, nous venions de terminer le même cours sur les caricatures.» Comme Samuel Paty, sa professeure a voulu faire de la pédagogie sur des dessins pour lesquels on meurt en grand nombre désormais. «On a travaillé sur celle où le Prophète se prend la tête entre les mains et dit: “C’est dur d’être aimé par des cons”, poursuit Axelle. Ce n’était qu’une caricature, quelque chose qui exagère ce qu’on veut critiquer. Ça aurait pu être un dessin sur moi.»
«C’est quoi une caricature?» La voix fluette de la petite sœur d’Axelle, neuf ans, s’élève devant le collège. Voilà qu’il faut faire comprendre aux plus jeunes des problèmes de grands… Sa maman improvise une explication, puis se tourne vers moi, une pointe de désarroi dans la voix: «Quand j’étais élève, je n’ai pas le souvenir qu’on parlait tant de la liberté.»
Souvenez-vous de ces mouvements de protestation qui ont marqué l’histoire et changé les conditions de travail.
Samuel Paty avait 47 ans, un enfant, une compagne. Il aimait la musique de U2, jouer au tennis. Il avait une passion pour la poésie, et pour ses élèves. Sur la page d’un cahier quadrillé, une jeune fille à laquelle il donnait encore cours juste avant sa mort a rédigé ce serment: «Monsieur Paty, je ne vous oublierai jamais!» Mesure-t-elle à quel point elle a raison ? Chacun de nous garde en mémoire un enseignant qui a illuminé un moment de sa scolarité. Un ou une prof qui, par son talent, lui a permis de franchir un pas de plus vers l’autonomie, l’indépendance et la capacité de raisonner en femme ou en homme libre. Les enseignants restent à nos côtés bien après la sortie des cours et la dernière sonnerie d’école. Ils veillent sur nous la vie entière.
Certains noms me reviennent à l’esprit. Leurs visages me sont inoubliables et je sais qu’ils m’accompagnent en secret au fil des jours. Je n’ai jamais oublié l’institutrice ferme et bienveillante que nous appelions «maîtresse» en première année de primaire. Ni notre professeur de français, particulièrement doué pour faire aimer Émile Zola et Ernest Hemingway à des adolescents. Et surtout, je repense souvent à Monsieur Balmer.
Comme Samuel Paty, il était professeur d’histoire. Nous l’appelions «Monsieur», parfois en ajoutant son nom de famille. Au début des années 1970, à l’École cantonale de Porrentruy, dans le Jura suisse, pour les enfants, les professeurs n’avaient pas de prénom. Nous doutions même que Monsieur Balmer pût en avoir un. Inflexible sur l’horaire, intraitable sur le comportement, il appartenait au monde d’en face, celui des adultes. Nous avions 11 ans et, des mois durant, il a enflammé notre imaginaire en nous racontant les aventures du héros mythologique Ulysse entre Troie et Ithaque. Debout à côté de son pupitre, quand il ouvrait les bras pour décrire le navire transportant Ulysse et ses compagnons, c’est toute sa classe de garçons qu’il embarquait sur le voilier.
Les dieux grecs m’intéressaient particulièrement. Poséidon punissait, Apollon intriguait et Zeus arbitrait, tous avec une effrayante efficacité. Quel que fût le danger infligé à Ulysse, il y avait toujours l’un ou l’autre dieu pour lui offrir des solutions. Au sommet de l’Olympe vivait même une déesse dédiée à l’amour. Aphrodite nous troublait. Ces divinités-là me paraissaient bien plus désirables que le dieu dont le fils ne cesse de souffrir sur la croix.
«Monsieur Balmer, qu’est-ce qui nous dit que ces dieux-là ne sont pas plus vrais que celui des chrétiens?»
J’avais posé ma question sans trop réfléchir ni même lever la main pour demander la parole. Je m’attendais au pire. Le professeur a interrompu son récit, quitté le tableau et s’est avancé vers moi à pas lents. La classe était silencieuse. Arrivé à ma hauteur, il s’est penché et, ses mains sur ma table, doigts tendus, a énoncé son verdict:
«Si tu penses avoir raison, alors, libre à toi d’y croire!»
Sa voix était ronde, presque chaleureuse. En une phrase, mon prof d’histoire avait résumé des siècles de lutte pour la liberté de croyance et d’expression.
Ulysse a continué son voyage vers Ithaque et chacun de nous dans la classe a poursuivi le sien vers l’âge adulte. Comme le héros grec, nous avons rencontré parfois des embûches et subi des détours. Pour ma part, Monsieur Balmer ne m’a jamais quitté.
Bouleversée, Axelle quitte le Collège du Bois d’Aulne. Nul doute qu’un enseignant l’accompagnera elle aussi tout au long de sa vie. Avant de remonter en voiture, sa maman m’adresse un dernier signe: «Aujourd’hui, je remercie ces profs qui nous transmettent ces valeurs.»