Accroupie dans la poussière, Somaly Hak, 38 ans, remplit une casserole en aluminium de riz et d’eau, puis la place au-dessus d’un feu de bois.
Lorsque l’eau commence à bouillir, cette mère de cinq enfants coupe des tranches de manioc et les fait frire dans l’huile de palme avec des oignons et de l’ail.
Son mari, Vuthy, est bûcheron. Son salaire est tout juste suffisant pour assurer à chaque membre de sa famille une poignée de riz par jour et, parfois, quelques légumes.
Somaly remue le plat au rythme de sa cuillère en bois tintant contre la casserole cabossée.Ce bruit métallique fut l’un des premiers que Christopher Charles entendit en arrivant dans le village cambodgien de Preak Russei, en 2008, pour emménager à deux huttes de celle de Somaly.
Doctorant en recherche biomédicale à l’Université de Guelph, en Ontario, Christopher était chargé de surveiller les effets de la carence en fer dans les régions rurales du pays, où les villageois survivent avec moins de 1,25 $ par jour. Dans cet état de pauvreté, la viande rouge était hors de portée, et Christopher put constater tout autour de lui les signes de cette carence.
Les habitants présentaient un teint blême et des cheveux cassants. Ils se plaignaient de vertiges, de maux de tête et d’insomnies. En discutant avec Christopher, ils avaient souvent du mal à garder les yeux ouverts. Les donnéesobjectives étaient encore plus convaincantes. L’analyse de centaines d’échantillons de sang, dont celui de Somaly, révéla que 88 % des villageois étaient anémiques – presque le double de la moyenne nationale.
« Je me souviens de m’être demandé : comment résoudre un problème de cette taille ? » confie-t-il.
L’anémie est l’une des crises sanitaires les plus graves que le Cambodge ait eu à affronter. Plus de la moitié des enfants risquent un trouble du développement physique ou cognitif. Donner naissance est devenu dangereux à cause de complications comme les hémorragies postpartum, responsables de la mort d’une femme enceinte sur cinq. L’État fait pourtant la promotion de gélules contenant du fer, mais leur coût et leurs effets secondaires – douleurs abdominales, constipation, brûlures d’estomac – les rendent impopulaires. Il aurait fallu persuader la population d’utiliser des casseroles en fonte, qui laissent filtrer le minéral dans les aliments. Mais Christopher avait un doute : l’aluminium est plus léger et moins cher.
« On ne pouvait pas non plus traiter les Cambodgiens en leur disant, voilà, prenez ça. Nous devions comprendre comment ils vivaient. »
En s’associant à un ouvrier local qui travaillait la ferraille, Christopher fit confectionner un petit bloc de fer, de la taille d’un paquet de cartes, qui, plongé dans l’eau bouillante, libérerait 75 % de la dose quotidienne de fer recommandée. Les femmes, toutefois, n’aimaient guère ajouter un objet si laid dans leur nourriture. Elles l’utilisaient plutôt comme butoir de porte. Christopher tenta d’enjoliver le bloc en le moulant en forme de fleur de lotus. Mais les fleurs ne font pas partie des ingrédients de la cuisine cambodgienne. Finalement, il eut l’idée de
fabriquer une réplique d’un poisson local de neuf centimètres de long, traditionnellement considéré comme un porte-bonheur. Les habitants mordirent enfin à l’hameçon.
Le poisson porte-bonheur fut distribué dans trois villages appartenant à la zone de recherches de Christopher – en tout, près de 4 400 personnes. Après une période d’essai d’un an, Christopher rendit visite à son ancienne voisine Somaly. Ses cheveux étaient noués dans son habituel foulard à carreaux, mais quelque chose était différent. Ses joues étaient colorées et elle parlait avec entrain. Ses enfants, de retour de l’école, se poursuivaient en courant le long de la rivière. En les regardant, Somaly fit quelque chose auquel Christopher avait rarement assisté jusque-là : elle éclata de rire.
En 2011, à la fin des essais, le taux d’anémie parmi les sujets de l’étude avait chuté de plus de 40 %. Christopher Charles s’est associéà des fabricants locaux, et depuis son lancement officiel en 2012, l’entreprise – subventionnée par des bourses universitaires et des investissements privés – a distribué plus de 10 000 porte-bonheurs à écailles à travers le Cambodge.
Mieux, le remède de fer s’est montré utile dans la lutte contre l’anémie dans d’autres parties du monde : des milliers de poissons ont été expédiés à des groupes d’aide humanitaire en
Éthiopie et au Rwanda.