C’était une journée comme les autres pour Carmen Tarleton.
Elle devait faire des courses, suivre une leçon de piano et ranger la maison. Le lendemain, c’était la Saint-Valentin, et pour la première fois depuis plus de cinq ans, cette femme de 45 ans célébrerait la fête en compagnie de son nouvel amoureux.
Puis un coup de fil : son chirurgien lui annonça qu’après plus d’un an de recherches infructueuses, les médecins lui avaient enfin trouvé un nouveau visage.
Le même jour, à plus de 150 kilomètres de sa maison nichée sur les collines bucoliques de Thetford, au Vermont, Marinda Righter, 30 ans, feuilletait les pages d’un vieux manuel d’anatomie dans son appartement. Sa mère, Cheryl, était entrée quelques jours plus tôt dans le coma après un AVC foudroyant qui l’avait privée de toute activité cérébrale.
Comme le don d’organes de sa mère avait été planifié dans ses grandes lignes, la banque d’organes de la Nouvelle-Angleterre contacta Marinda avec une question surprenante : « Lorsque Cheryl cessera d’être maintenue en vie artificiellement, consentira-t-elle à ce qu’on lui prélève aussi son visage ? »
Rentrée chez elle, elle s’était enfermée dans son bureau avec un manuel d’anatomie. Émerveillée par la complexité du corps humain, par l’enchevêtrement de nerfs, de muscles et de chair qui façonnent le visage, elle essaya d’imaginer ce que les traits de sa mère, déjà sans vie, pourraient ressusciter chez quelqu’un d’autre.
Moins de 24 heures plus tard, à 5 h le 14 février 2013, Carmen était conduite au bloc opératoire de l’hôpital bostonnais Brigham and Women’s où elle fera l’objet d’une intervention expérimentale visant à remplacer ses yeux, son nez et sa bouche par ceux de Cheryl Denelli Righter, morte à 56 ans.
Si les chirurgiens gagnaient leur pari, elle deviendrait le septième patient américain à subir une greffe du visage.
C’est en France qu’a eu lieu la toute première greffe partielle du visage de l’histoire. Le 27 novembre 2005, une équipe chirurgicale d’Amiens mit 15 heures à transférer le visage d’une suicidée sur une femme de 38 ans, Isabelle Dinoire, défigurée par sa chienne. À l’époque, l’intervention avait fait couler beaucoup d’encre et provoqué une féroce polémique éthique. Depuis, une trentaine de patients ont bénéficié de greffes faciales dans divers pays. Ces opérations qui repoussent les frontières de la médecine représentent l’aboutissement d’une quête de presqu’un demi-siècle. « C’était mon rêve, résume le Dr Jean-Michel Dubernard, l’un des chirurgiens qui ont opéré Isabelle. Et celui de beaucoup d’autres depuis très longtemps. »
En 1965, le Dr Dubernard avait entamé un stage de recherche de deux ans au Brigham and Women’s sous la direction de Joseph Murray, le chirurgien responsable de la première transplantation d’organe réussie sur un être humain et de plusieurs avancées notables dans la reconstruction faciale. Le Dr Dubernard se rappelle l’enthousiasme du Dr
Murray devant les résultats des greffes de peau qu’il avait réalisées pour rendre un visage à Charles Wood, un pilote militaire défiguré à 22 ans dans l’écrasement de son avion pendant la seconde guerre mondiale. « Il s’est écrié : « Incroyable, non ? » raconte le Dr Dubernard. J’ai répondu : « En effet, mais une greffe du visage serait encore mieux vous ne trouvez pas ? » »
Les recherches qui ont permis de réaliser ce rêve ont progressé lentement. L’avancement des connaissances sur le système immunitaire humain a engendré des médicaments empêchant l’organisme de rejeter les tissus étrangers ; le développement de la microchirurgie a permis d’intervenir sur des organes complexes avec une précision sans précédent. Et plus les greffes d’organes comme le rein et le cœur devenaient monnaie courante, plus les chirurgiens étaient hantés par une question : est-il possible de transplanter une combinaison complexe, étendue, de peau, de muscles, de nerfs et d’os ?
En 1998, le Dr Dubernard et son équipe y ont répondu en greffant une main sur le bras d’un homme de 48 ans. Cette première mondiale est l’acte de naissance d’un type de chirurgie appelé à une progression foudroyante : l’« allotransplantation de tissus composites ». Cet exploit a été reproduit plus de 70 fois à ce jour un peu partout dans le monde. À la même époque, dans divers pays dont l’Espagne, la Turquie, la Chine, le Royaume-Uni et le Canada, des équipes se préparaient à réaliser leurs premières greffes du visage.
Comme celle de tous les patients qui l’ont précédée, l’histoire de Carmen Tarleton est d’une tristesse insondable. Pendant l’été 2007, son ex-mari s’est introduit chez elle armé d’une batte de baseball et d’une bouteille de lessive industrielle. Il a infligé à Carmen ce qu’un médecin décrira comme « la blessure la plus terrifiante que puisse subir un être humain ». Quand, au mois de septembre suivant, Carmen émerge du coma artificiel dans lequel elle était plongée depuis trois mois, son corps gravement brûlé par la soude caustique est couvert de bandages et de greffons prélevés sur des cadavres ou sur ses propres membres. Elle n’a ni paupières ni oreille gauche. Elle est aveugle et incapable de cligner des yeux, de sourire ou de respirer par la narine gauche.
Pendant qu’elle était dans le coma, les médecins l’ont opérée 38 fois pour réparer ce qui pouvait l’être. Après son réveil, elle subit encore 25 interventions, dont une série de greffes de cornée synthétique qui lui rendent partiellement la vue d’un œil, mais en dépit de tous leurs efforts, les chirurgiens sont incapables de rétablir pleinement les mouvements et sensations faciales. Les limites des techniques classiques l’excluent. « J’avais oublié ce que c’est que d’avoir l’air normal, dit Carmen. J’avais dû me faire à l’idée que j’aurais toujours cette apparence-là et que je devais m’y résigner. »
Paradoxalement, c’est au moment même où elle accepte sa condition que le Dr Bohdan Pomahac lui offre, en mai 2011, la possibilité de subir une greffe du visage. Le chirurgien de Brigham and Women’s vient d’effectuer la première greffe faciale complète aux États-Unis et veut savoir si Carmen serait disposée à l’envisager à son tour.
La décision ne va pas de soi. Avant d’obtenir le feu vert, Carmen devra faire plusieurs fois les deux heures de route entre sa résidence au Vermont et Boston pour subir des examens physiques et psychologiques poussés pendant plusieurs mois. Les médecins vérifieront l’état de ses derniers muscles et nerfs faciaux, ainsi que ses vaisseaux intracrâniens profonds. De plus, une équipe de psychologues évaluera sa santé mentale et la force de son réseau de soutien. L’opération sera exténuante, dangereuse et suivie d’une longue convalescence. En contrepartie, sa réussite transformerait sa vie.
Carmen surmonte tous les obstacles et voit enfin son nom apparaître sur la liste d’attente. Ses médecins se mettent aussitôt en quête d’un donneur compatible : une femme d’âge mûr en état de mort cérébrale sans espoir de réanimation (car la circulation sanguine doit être maintenue dans les tissus à prélever jusqu’au dernier moment), dont la peau possède un coloris et un grain proches de ceux de Carmen. Celle-ci attendra 14 mois qu’un cas se présente, celui de Cheryl Righter.
Aux États-Unis, cinq établissements font des greffes du visage ou cherchent à recruter leur premier patient. Avant de créer des équipes, il a fallu démontrer que ces opérations étaient possibles. On a procédé à des douzaines de greffes faciales sur des singes et sur des cadavres humains avant d’envisager des essais cliniques sur des receveurs vivants. La première autorisation a été délivrée en 2004, mais les banques d’organes ont été lentes à réagir à cette nouvelle demande. Elles ont refusé d’inclure des candidats à une greffe du visage sur leurs listes pendant quatre ans. Le financement de l’opération présentait un autre défi de taille : une seule transplantation peut coûter de 350 000 à plus de un million de dollars américains.
C’est alors que le Pentagone s’en est mêlé. En 2008, apprenant que des chirurgiens de la clinique de Cleveland en Ohio avaient réalisé leur première greffe faciale à leurs frais, l’armée a mis plus de quatre millions de dollars sur la table pour financer deux essais cliniques afin d’accélérer le rythme des interventions. « Les blessures subies par nos soldats ont été le catalyseur, explique le colonel John Scherer, directeur du programme de recherche en médecine clinique et réadaptation, mais personne ne niera que les avantages dépassent largement notre milieu. »
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Parmi les patients qui ont subi une greffe figurent en effet des civils comme James Maki, électrocuté en tombant sur le rail d’alimentation du métro de Boston, et Connie Culp, défigurée par un coup de feu tiré par son ex-mari. Tous les patients sélectionnés avaient déjà subi des douzaines d’opérations et se trouvaient dans une impasse. « Il n’y a pas d’autre façon de restaurer leur visage, constate le Dr Kodi Azari, chef du service de reconstruction à l’Université de Californie à Los Angeles. Ces patients-là ne demandent qu’un minimum de fonctionnalité. Ils veulent pouvoir se fondre dans la foule. »
La greffe du visage demeure une technique expérimentale, mais les chirurgiens disposent à présent d’un protocole relativement cohérent. Ils créent d’abord des modèles en trois dimensions et, parfois, des simulations informatiques du visage du receveur pour tracer les myriades d’incisions et de ligatures qui seront nécessaires. « Ce ne sont pas des interventions éclair, dit le Dr Azari à propos de ces opérations qui ont duré de 15 à 36 heures. Elles sont très longues, très techniques, et chaque étape compte. »
Un patient n’est inscrit sur une liste d’attente qu’une fois cette préparation terminée, quand les chirurgiens sont sûrs de pouvoir réaliser l’opération dans les heures suivant le signalement d’un donneur compatible. Lorsque ce dernier est trouvé, il n’y a pas à hésiter : le patient est hospitalisé dans les 24 heures, et deux équipes chirurgicales se mettent simultanément à l’œuvre. La première prélève délicatement les éléments du visage du donneur qui seront réimplantés, la seconde retire les couches de tissu endommagé de celui du receveur.
L’étape suivante est cruciale : les chirurgiens doivent se hâter de rattacher les artères et les veines du visage donné aux vaisseaux de leur patient. Ils sauront qu’ils ont réussi en voyant rosir le masque de chair blanche. « On l’ignore tant que le sang n’afflue pas au visage, dit Maria Siemionow, directrice du programme de la clinique de Cleveland. C’est la preuve que les tissus sont encore vivants et que l’opération a marché. »
Ensuite, on ligature le complexe lacis de nerfs et de muscles avant d’en venir à l’étape définitive : ajuster et coudre la peau sur le crâne du patient.
Ces opérations compliquées ne sont pas sans risque. Une incision ratée, et le patient qui espère désespérément sourire ou battre des paupières en sera incapable. Mais c’est après l’intervention que le danger et l’incertitude atteignent leur paroxysme. L’organisme du receveur va-t-il accepter ou rejeter le greffon ? Comment le patient réagira-t-il à la brutale transformation de son apparence ?
Dans le cas de Carmen Tarleton, le premier problème s’est avéré nettement plus grave que le second. Elle présentait un risque immunologique particulièrement aigu, car après tant de greffes de peau et de transfusions sanguines, son corps disposait d’une puissante batterie d’anticorps pour lutter contre les envahisseurs. Les médecins avaient d’ailleurs eu beaucoup de mal à trouver un donneur compatible. « Nous savions que la bataille serait rude, se rappelle le Dr Pomahac, mais nous étions prêts à essayer. »
Cheryl était le donneur le plus compatible, mais le jumelage n’était pas parfait. Le Dr Pomahac estimait à 20 % le risque d’échec complet. Auquel cas, les chirurgiens devraient retirer le greffon, et Carmen se retrouverait avec une variante de son visage défiguré. De fait, peu après l’opération, son organisme a opposé une solide défense. Pendant six semaines, pour venir à bout de la réaction, les médecins ont dû le saturer de multiples immunosuppresseurs, dont un médicament qui risquait d’être fatal.
Cette période d’incertitude a pris fin il y a des mois, et Carmen consacre désormais toutes ses forces à récupérer. Elle travaille régulièrement avec un orthophoniste et un physiothérapeute ; déjà, ses lèvres se ferment, sa prononciation est plus nette et son visage, plus mobile que jamais depuis six ans. « Chaque semaine, ça va un peu mieux, dit-elle. Je peux en faire plus. Je peux articuler mieux. Je suis enchantée. »
D’un point de vue clinique, ces transplantations ont eu des résultats quasi miraculeux. Les receveurs peuvent s’attendre à récupérer jusqu’à 80 % de leurs capacités : ceux qu’on nourrissait par tube gastrique mangent à nouveau avec un couteau et une fourchette ; des actes aussi simples en apparence que sourire, embrasser et respirer font à nouveau partie de leur quotidien. Mais il y a un prix à payer.
Tous ceux qui subissent une greffe du visage prendront jusqu’à la fin de leurs jours un cocktail d’immunosuppresseurs destiné à empêcher leur organisme de rejeter les tissus étrangers de leur nouveau visage. Ces prescriptions sont loin d’être anodines : elles rendent le receveur plus vulnérable à diverses maladies, dont des infections opportunistes, certains cancers et une défaillance rénale. « C’est le grand tabou, avoue le Dr Azari, le problème qui m’empêche de dormir : le fait d’administrer à une personne en bonne santé par ailleurs des médicaments qui vont altérer son état. »
C’est aussi un dilemme propre à la greffe de visage. En règle générale, quand un organe vital est défaillant, le receveur potentiel est devant une alternative : mourir ou subir l’opération et prendre les médicaments. Une transplantation faciale, en revanche, n’est que rarement une question de vie ou de mort.
Des chercheurs suivent le petit groupe de greffés du visage pour tenter de mesurer à quel point ces médicaments affectent leur santé et leur espérance de vie. Jusqu’à présent, estiment-ils, les inconvénients prévisibles sont moins importants que les avantages fonctionnels de la transplantation. « Les patients acceptent le risque dans l’espoir d’améliorer leur sort, dit le Dr Pomahac, et bien qu’il y ait des effets secondaires potentiellement dangereux, la peur est pire que le mal constaté à ce jour. »
Quant à la qualité de vie, des experts en santé mentale nourrissent toutefois depuis longtemps des réserves sur les séquelles éventuelles. « C’est une bombe psychologique », affirme Carla Bluhm, qui a publié Someone Else’s Face in the Mirror : Identity and the New Science of Face Transplants. Tout particulièrement parce que les réactions dépendent de l’apparence du receveur après l’opération. Comment parviendra-t-il à développer un sentiment d’identité qui englobe et le visage qu’il voyait jusqu’alors dans le miroir et les éléments étrangers qui lui donnent son nouveau profil ? « Je ne suis pas contre l’opération, mais je conteste la façon dont elle est envisagée », précise Mme Bluhm.
Un bon suivi psychologique peut aider les patients à surmonter ces difficultés. C’est pourquoi le protocole prévoit qu’ils continuent à voir des spécialistes en santé mentale pendant des mois après l’intervention. Selon les experts, l’hypothèse tant redoutée d’un « transfert d’identité » – le risque qu’un receveur voie le visage du donneur à la place du sien – a été largement démentie. Parce que leur nouveau visage est un hybride et que l’ancien avait été profondément altéré, les receveurs ne semblent pas avoir de mal à s’identifier à leur nouvelle apparence.
Les experts ne prétendent pas pour autant qu’ils comprennent bien ce que vivent les receveurs – ni d’ailleurs qu’ils sauront les aider à assumer leur condition d’exception au cours des années et des décennies à venir. « Les chirurgiens vous diront qu’ils sont sereins, que leurs patients sont suivis par des psychologues, dit Carla Bluhm. Mais, vous savez, les psys ne peuvent utiliser que leurs outils habituels, et ces cas-là sont inhabituels. »
De retour au Vermont, où elle vit dans une immense grange convertie en appartements confortables, Carmen Tarleton n’a pas cédé aux angoisses qui auraient pu la miner après sa greffe. Elle a repris une vie normale Elle restera sans doute presque aveugle, mais son handicap ne l’empêche pas de savourer pleinement tout ce que son nouveau visage lui permet de faire. Elle a le même petit ami avec qui elle a partagé un dîner tardif de la Saint-Valentin plusieurs mois après l’opération.
Elle s’est libérée du passé en pardonnant à son ex-mari. Elle a pris de l’assurance en racontant son histoire en public et dans un livre, Overcome : Burned, Blinded, and Blessed. Elle a trouvé l’amie la plus inattendue en Marinda Righter, la jeune femme dont la mère, par sa mort subite, avait ouvert un nouveau chapitre dans sa vie. « Je ne voulais pas m’immiscer dans son deuil, mais j’avais très envie d’en savoir plus sur Cheryl, explique Carmen. J’ai trouvé Marinda tellement belle, consentante et sereine. »
Les deux femmes, qui communiquent par texto et Facebook, forment un duo inhabituel au sein de la petite communauté des greffés du visage, car les familles des donneurs ont tendance à rester anonymes ou à éviter la personne qui a revêtu l’enveloppe de chair de leur proche décédé. Mais Carmen et Marinda voient toutes les deux un cadeau inouï dans la résurrection du visage de Cheryl. « C’est quelque chose de vraiment beau, dit Marinda. Je ne peux pas m’empêcher de penser que je n’ai qu’à aller au Vermont pour embrasser le visage de maman. »