La nuit tombe très vite sur la forêt amazonienne. Assis au fond d’une pirogue qui dérive sur les eaux basses couleur café de la rivière, je contemple le spectaculaire coucher de soleil embrasant la canopé de nuances de pourpre, écarlate et or.
Des noctilions, l’une des 950 espèces connues de chauve-souris d’Amazonie, me survolent et fondent sur l’eau en compagnie de nuées d’hirondelles, de martinets et de gobe-mouches.
À quelques mètres de moi, la fine silhouette argentée d’un arowana jaillit hors de l’eau ; le « poisson-singe », surnommé ainsi à cause de ses sauts spectaculaires, happe une libellule et replonge avec fracas dans l’eau.
Le soleil couchant lance son dernier feu, aussitôt remplacé par l’obscurité, comme si on avait jeté un manteau sombre sur la rivière et la jungle. Les milliers de nuances de vert de la forêt virent au noir. J’allume ma lampe de poche et je la braque sur la rive ; des dizaines de sinistres reflets rouges apparaissent au bord de l’eau.
« Ce sont les yeux des caïmans, nos alligators », m’explique Enrique Sanchez, 59 ans, notre guide, tandis que la lumière de nos torches fait éclore une autre demi-douzaine de lueurs. Alors que nous pagayons vers la rive où nous passerons la nuit, il ajoute : « Voilà pourquoi je vous ai déconseillé de vous baigner la nuit. Les caïmans sont toujours affamés. »
Comme tant d’autres touristes, je suis venu en Amazonie pour vivre une aventure. Depuis presque une semaine, la forêt vierge ne m’a pas déçu. À une centaine de kilomètres au sud de la ville brésilienne de Manaus, sur les rives de l’Amazone – et à presque une journée de voyage en taxi, bateau, autocar et pirogue -, j’ai pêché des piranhas et même nagé au milieu d’eux (voir « Nager avec les piranhas » dans le numéro de juillet). J’ai traqué (en vain) le fabuleux dauphin rose et l’anaconda géant, l’aï ou paresseux tridactyle et le cochon sauvage (avec un peu plus de succès), les brillants toucans et perroquets (avec d’excellents résultats), et j’ai rendu visite aux ribeirinhos qui vivent très modestement sur les rives du fleuve.
J’ai aussi fait connaissance avec bon nombre des créatures mythiques de l’Amazonie : l’araignée-banane qui peut tuer d’une seule morsure, des sangsues grosses comme un petit serpent, des scorpions, des fourmis « balle de fusil », ainsi nommées parce que leur morsure est aussi douloureuse qu’une blessure par balle, des chauves-souris vampires, une tarentule grande comme mon visage, des anguilles électriques, des caïmans de quatre mètres et – omniprésents – des moustiques porteurs de la fièvre jaune, de la malaria et de la dengue fatale.
Enrique m’a donné un cours accéléré sur les techniques de survie en forêt : comment faire du feu dans cette jungle toujours humide, bâtir un abri rudimentaire avec des palmes, pêcher à l’aide d’un harpon artisanal, trouver et manger des tapurus, vers blancs très riches en protéines. « Détachez la tête avec les dents, crachez-la et mangez le reste », m’a-t-il conseillé. J’ai obéi, mais je n’en ai pas redemandé.
Chaque jour, j’ai exploré cette forêt luxuriante noyée d’eau en bateau à moteur ou en pirogue, mais chaque soir, je regagnais le confort – et la sécurité – d’un écogîte au bord de l’eau. Demain, en revanche, je ferai la « nuit avec excursion en forêt » que l’hôtel propose à ses clients. J’abandonnerai le confort de mon grand lit pour un hamac tendu entre deux arbres dans les profondeurs végétales à des kilomètres de toute trace de civilisation. Après avoir monté le camp et mangé, nous ferons une heure de marche dans la jungle obscure. Une conclusion parfaite à ma semaine d’aventures.
L’après-midi suivant, nous entassons dans une pirogue plusieurs hamacs, un harpon, 250 g de riz blanc, des gourdes d’eau, du café, du manioc, un bol, des cuillères et beaucoup de produits insectifuges, avant de commencer à descendre la rivière Mamori en compagnie de Renato Cascas, un pêcheur qui connaît la région comme sa poche.
Nous arrivons au camp à la nuit tombante. C’est une petite clairière que des guides ont dégagée juste assez pour accueillir un foyer et l’abri rudimentaire censé nous protéger de la pluie. Nous y attachons nos hamacs au milieu du bourdonnement électrique des moustiques, papillons et autres insectes volants.
À présent, la forêt paraît obscure, dense, primitive, très différente de l’apparence désormais familière qu’elle arbore en journée. Et quel vacarme ! Les scientifiques estiment que la forêt ombrophile d’Amazonie recèle jusqu’à 2,5 millions d’espèces d’insectes, et on dirait que tout ce beau monde est passé en état d’alerte. Les cigales signalent leur présence à leurs partenaires potentiels par une stridulation aussi puissante qu’un vrombissement de tronçonneuse. Les grenouilles coassent leur inquiétant chant d’amour d’une voix de basse profonde.
Pendant que Renato débite à la machette un arbre abattu afin de nourrir le feu, Enrique et moi remplissons le bol d’acier cabossé d’un mélange de riz blanc et d’eau que nous ferons cuire sur le foyer. En quelques minutes, les flammes s’animent, jetant des ombres vacillantes sur notre camp et les troncs massifs qui l’encerclent. Hors de son halo, tout est d’un noir d’encre, épais, moite – hostile.
Je commence à me demander s’il est bien raisonnable de rester là lorsqu’un bruissement à une dizaine de mètres de moi me fait sursauter ; il est suivi d’un cri strident. Enrique m’informe qu’il s’agit probablement d’un inoffensif rat des bambous. « C’est de nuit que les animaux sortent de leur trou, poursuit-il en expliquant qu’ils sont alors moins exposés aux regards des prédateurs. Les rôles sont inversés ; ce sont eux qui nous observent à présent. »
Fouillant l’obscurité des yeux, j’imagine la ménagerie amazonienne qui nous guette patiemment. Une ménagerie qui comprend des jaguars, des araignées venimeuses et des anacondas.
« Des jaguars ? dis-je.
- Entre autres, mais ils sont rares.
- Des panthères ?
- Encore plus rares.
- Et les serpents ? » J’ai peur des serpents. En particulier des crotales : le fer-de-lance et l’énorme vipéridé qu’on surnomme le « maître de la brousse ». Tous deux peuvent être mortels en une seule morsure. Une centaine de personnes en meurent au Brésil chaque année. Ils abondent dans les profondeurs de la forêt tropicale humide, précisément là où nous passons la nuit, qui se trouve justement être leur période de chasse.
« Oui, il y a des serpents, mais nous, nous avons ça », confirme Enrique en brandissant une machette de 60 cm de long.
Je lui demande s’il connaît quelqu’un qui a été mordu par un crotale.
« Oui, répond-il du ton calme qu’il a perfectionné en 30 années de guide en Amazonie. Un bon ami à moi a été mordu par un surucucu, le « maître de la brousse ». » Le serpent, long de trois mètres, était blotti dans la fourche d’un arbre à un mètre et demi du sol. Quand le guide est passé à proximité, le reptile lui a plongé les crocs dans le cou.
Un ange passe, puis Enrique me regarde droit dans les yeux et précise : « Il est mort. C’est très triste. Ce n’était pas joli à voir. » Et puis : « Dieu merci, ça a été rapide. »
Il est un peu plus de 22h. Enrique, Renato et moi venons de terminer un délicieux repas de riz et de pirarucu, poisson carnivore d’origine préhistorique que Renato a cuit sur la braise. Le moment est venu d’abandonner le confort du camp – et la lumière protectrice du feu – pour une heure de marche dans la forêt obscure.
Avant de partir, je ne peux m’empêcher de poser une question : « Les serpents. Pensez-vous que nous en rencontrerons pendant la marche ?
- Peut-être… Mais nous serons prudents. Ils ont normalement plus peur de nous que l’inverse. »
Il remonte la jambe gauche de son pantalon pour me montrer la cicatrice d’une morsure de cascabel, un crotale, et lève le majeur de sa main droite, mordu par un autre serpent venimeux, le jararaca. « Les deux fois, les chirurgiens voulaient amputer, mais j’ai dit non. » Et avec un sourire chaleureux, il conclut : « Ne vous inquiétez pas, tout ira bien cette nuit. »
Je sens et j’entends presque mon cœur battre la chamade quand nous nous mettons en route. Renato ouvre la marche, chaussé de bottes de caoutchouc pour se protéger. Enrique le suit. Je ferme le cortège. Les deux guides se fraient un chemin dans l’épaisse végétation à l’aide de machettes aux lames bien affûtées, tranchant d’un mouvement oblique des palmes massives, des lianes et des branches d’arbres.
Je me faufile sous le dense entrelacs de palmes et de branches basses en me demandant craintivement quelle espèce de reptile, d’araignée ou de crapaud venimeux risque de me tomber dessus si j’en heurte un. Nous avançons lentement sur ce terrain jonché de lianes et de troncs pourris qu’il faut sans cesse enjamber.
Sous l’impénétrable canopée, on ne voit que ce qu’illuminent les lampes torches. C’est comme si nous marchions dans un tunnel de lumière ; autour, seules les ténèbres existent.
En proie à un angoissant dépaysement, je chasse continuellement d’une main les papillons, moustiques et autres insectes volants attirés par ma lampe. Par moments, j’ai l’impression de traverser une épaisse soupe vivante.L’air de la forêt est moite, lourd d’humidité, saturé d’oxygène.
J’en aspire une grande goulée. Ses fragrances aigres-douces évoquent la décomposition. De fait, la forêt tropicale humide pourrit sur pied et renaît en même temps. L’humus fertile et détrempé grouille de tant de fourmis, araignées et autres insectes qu’il faut à peine six mois pour qu’il recycle 90 % de sa matière organique.
Après avoir trébuché sur une liane de la taille d’un python, je sursaute en entendant un cri spectral, invraisemblable mélange de rugissement de moteur d’avion au démarrage et de bande sonore de film d’horreur. Pis, il semble avoir été poussé tout près d’ici.
En essayant de cacher ma frayeur, je demande à Enrique : « Qu’est-ce que c’était ?
- Un singe hurleur, répond-il. À plus de trois kilomètres d’ici. » Plus tard, j’apprendrai que ce singe possède une poche laryngienne en forme de coquille qui fait de lui l’animal terrestre le plus bruyant au monde.
À intervalles réguliers, Renato s’arrête et penche la tête d’un côté et de l’autre. « Il cherche à entendre les animaux », me chuchote mon ange gardien. De temps en temps, Enrique braque sa lampe sur une ombre : un tronc massif enveloppé de lianes qui se perd dans la canopée, des dizaines de mètres plus haut ; une araignée multicolore ; un bataillon de fourmis légionnaires qui dévorent tout sur leur passage dans le tapis de feuilles. La plupart du temps, toutefois, nous marchons à la file indienne et en silence.
Fini les plaisanteries, les taquineries, les rires légers auxquels je m’étais habitué en leur compagnie. Muets et tout à leur affaire, mes guides foulent lentement, attentivement les 30 cm d’humus, soucieux de ne rien surprendre ou déranger qui puisse les attaquer.
Une phrase sur l’Amazonie me revient à l’esprit – « Dans la forêt tropicale humide, toutes les choses vivantes semblaient prêtes à attaquer, que ce soit pour tuer ou éviter de l’être » – quand Enrique s’arrête, hume l’air nocturne et se tourne vers moi : « Tu sens cette odeur ? murmure-t-il. Un anaconda ou un python a abandonné sa mue près d’ici récemment. Je la sens. »
Je rumine l’information m’appliquant à mettre mes pas dans les siens selon ses instructions. Chaque fois que j’enjambe un tronc, l’inquiétude me saisit : « Et s’il y avait un serpent venimeux dessous ? » Mon cerveau me répète que les serpents s’enfuient quand ils perçoivent la vibration d’un pas humain, mais je reste hanté par les terrifiantes images du fer-de-lance assassin et du maître de la brousse de trois mètres de long.
Je transpire abondamment malgré la fraîcheur nocturne. Je braque un instant ma lampe sur le sol pour observer des fourmis légionnaires. Quand je repars, mon front heurte une branche qui tombe sur mes épaules. Je pousse un cri d’orfraie. À mes pieds, une mygale aviculaire plus grande que ma main détale de toute la vitesse de ses pattes ourlées de rose.
Soudain, Renato se fige, tout comme Enrique, en entendant un froissement dans les feuilles à trois mètres sur notre gauche. Personne ne dit mot. Mon cœur cogne dans ma poitrine. Enfin, Enrique se retourne et m’explique : « C’était peut-être un serpent, mais il a filé. »
Trente minutes après le début de notre excursion, lorsque Renato s’immobilise une fois de plus, je donne à Enrique une petite tape dans le dos et lui souffle : « J’en ai assez vu. Je crois qu’il est temps de rentrer. » L’obscurité, les bruissements et hurlements, le sentiment d’être constamment épié et mon imagination survoltée m’ont épuisé. Je suis à bout de nerfs, complètement hors de mon élément et, pour la première fois dont je me souvienne, terrifié.
Une heure plus tard, de retour au camp, Renato jette une bûche dans le feu. Enrique me dit : « Je sais que vous avez eu peur. Je le sentais. N’oubliez pas que c’était votre première nuit dans la forêt amazonienne. Nous avons tous eu peur un jour. Il est sage d’avoir un peu de crainte – et beaucoup de respect pour la jungle.
Peut-être me suis-je laissé emporter par mon imagination. Mais je suis en Amazonie, territoire de 200 000 km2, source inépuisable de légendes et de mystères. Après m’être allongé dans mon hamac et avoir fermé sa moustiquaire, j’écoute les braillements d’une troupe de singes hurleurs à des kilomètres du camp et la symphonie nocturne des grenouilles, insectes, oiseaux, chauves-souris, rongeurs et autres habitants de la forêt.
Malgré le tapage, je m’endors en quelques minutes, blotti dans mon cocon de coton, au cœur d’un des derniers lieux encore sauvages de notre planète.