Un goût de fumée: comment les feux de forêt menacent l’industrie du vin
La fumée des feux de forêt altère les raisins et donne au vin un goût de cendre, menaçant ainsi l’industrie du vin.
Le feu peut ravager un vignoble et ses infrastructures, jusqu’au système d’irrigation. Mais même un brasier lointain peut altérer les raisins de cuve en leur donnant un goût de fumée et de cendres. Ce phénomène se produit quand les raisins sont exposés à la fumée de feux de forêt pendant leur maturation.
La Colombie-Britannique a déjà dépassé la moyenne décennale pour le nombre de feux de forêt et le total d’hectares brûlés. Plusieurs brasiers, près de la vallée viticole de l’Okanagan, se rapprochent des villes et des zones agricoles, ce qui représente une menace pour les producteurs de raisins et viticulteurs.
En tant que chimiste analyste, j’étudie la signature chimique des feux de forêt dans les raisins, et je cherche les moyens d’empêcher que la fumée n’affecte la production viticole
Menace cachée
Nous connaissons tous la senteur de fumée qui imprègne les vêtements ou les cheveux après un bon feu de camp, et l’arôme sans pareil de la viande ou du poisson fumé. La fumée n’altère pas les vins de la même manière.
Les raisins de cuve absorbent facilement les composés responsables du goût de fumée, mais les enzymes les transforment presque immédiatement en composés imperceptibles au goût ou à l’odorat. Ce sont les levures de fermentation qui régénèrent le goût de fumée.
Pour l’industrie vinicole britanno-colombienne, la fumée est une menace grave, car elle rend invendables les vins contaminés, à cause de leur odeur désagréable. Fait aggravant, cette senteur affreuse passe généralement inaperçue au moment de la récolte. Elle n’apparaît qu’après que les vignobles ont investi temps et argent pour récolter et fermenter des tonnes de raisins qui avaient l’air normales.
L’impact économique du phénomène est difficile à mesurer, mais il peut être grave. En Australie, l’industrie vinicole a perdu l’équivalent de 276 millions de dollars canadiens à cause des feux de brousse. Une journaliste présente lors des feux de forêt en Australie nous offre son témoignage. En Colombie-Britannique, certains vins altérés par la fumée pourraient être écoulés comme nouveauté, mais le gros, rendu imbuvable, devra être jeté.
La chimie de l’odeur de fumée
C’est une catégorie de composés, les phénols volatils, qui sont largement en cause dans le goût de fumée. Ils sont faciles à sentir parce qu’ils s’évaporent à basse température. L’odorat peut détecter les plus âcres à des concentrations de l’ordre de partie par milliard, soit l’équivalent d’une cuillère à thé dans une piscine olympique.
Lorsque les phénols volatils pénètrent les raisins en cours de maturation ou les feuilles, ils sont presque immédiatement détoxifiés par un processus appelé glycosylation, qui les lie chimiquement au glucose et à d’autres hydrates de carbone simple.
Ces nouveaux glycosides ne sont pas volatils et n’ont pas d’arôme. Selon certaines études, les bactéries de la bouche les métaboliseraient, produisant une perception d’odeur de fumée au fond de la gorge ou de la bouche qui va en s’intensifiant à chaque gorgée.
Mais le problème principal survient lorsque les levures de fermentation décomposent les glycosides phénoliques volatils dans les cuves. Elles régénèrent alors la mauvaise odeur dans des raisins d’apparence normale. Fait intéressant : l’exposition à la fumée ne conduit pas automatiquement à un vin vicié. Parfois, des quantités tolérables de phénols volatils sont lessivées lors du vieillissement en fûts de chêne. Grâce à des instruments ultrasensibles, mes collègues et moi avons pu élucider cette mystérieuse chimie du goût.
Détecter le phénomène avant la récolte
Depuis 2015, les étudiants de mon laboratoire au Campus Okanagan de l’Université de Colombie-Britannique, à Kelowna, sont à la pointe des recherches au Canada sur le goût de fumée.
Jusqu’à récemment, le gros de la recherche émanait de chercheurs australiens. Mais en raison des différences entre l’Australie et la Colombie-Britannique quant aux combustibles et aux conditions viticoles, nous avons estimé que la présence de phénols volatils spécifiques dans les vins de cuve pourrait présenter des marqueurs chimiques distincts pour chaque région.
Nous avons donc conçu une méthode pour simuler les effets d’un feu de forêt sur le vignoble en utilisant un combustible mêlant aiguilles de pin ponderosa, écorce et matière organique du sol.
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Nous avons considéré qu’il serait possible de faire des prédictions plus rapides sur les concentrations de phénols volatils en faisant bouillir le jus du raisin dans de l’acide chlorhydrique et en imitant chimiquement les transformations induites par les levures pendant la vinification.
Nos recherches ont montré qu’il suffit de moins d’une heure pour que les phénols volatils qui ont pénétré le raisin soient transformés en formes non volatiles. Nous savons que ce sont les raisins eux-mêmes qui agissent puisque les phénols volatils ne sont détectables qu’après fermentation ou ébullition dans l’acide.
Fait intéressant, les glycosides ne sont pas la seule manière dont les phénols volatiles sont piégés dans le raisin. D’autres formes encore non identifiées sont présentes, mais les levures opèrent de la même manière pour libérer les phénols volatils malodorants.
Pour concevoir des méthodes pour éliminer les phénols volatils du jus de raisin ou du vin, nous devrons d’abord identifier tous les processus par lesquels les raisins les dissimulent.
Un peu de prévention
En parallèle de ces recherches, nous avons commencé à utiliser nos outils et nos méthodes pour protéger le vignoble.
Un examen préliminaire de trois substances autorisées pour la pulvérisation agricole suggérait que l’une d’elles, normalement utilisée sur les cerises, réduirait significativement les concentrations de phénols volatils dans les raisins exposés. Malheureusement, l’étude de suivi menée dans trois vignobles de l’Okanagan n’a pas permis de reproduire l’effet souhaité, et nos recherches se poursuivent.
Nous avons toutefois découvert que les raisins de table rouges, vendus à l’année dans les épiceries, transforment les phénols volatils de manière assez semblables aux raisins de cuve. Grâce à cette trouvaille, qui nous libère des contraintes saisonnières, nous pourrons expérimenter sur des dizaines de variables et de produits à l’année en laboratoire.
En attendant, les producteurs de raisin et de vin de l’Okanagan devront surveiller les phénols volatils et évaluer leurs récoltes avec soin, même quand les raisins ont l’air parfaits.
Wesley Zandberg, Assistant Professor of Chemistry, University of British Columbia
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.