Comment apprendre à aimer quand on n’a pas été aimé?
Izidor a passé ses trois premières années de vie à l’hôpital. Ce garçon aux yeux et aux cheveux noirs, né le 20 juin 1980, avait été abandonné alors qu’il n’avait que quelques semaines. La raison était évidente: sa jambe droite était légèrement déformée. Après un épisode de maladie (probablement la polio), il avait été rejeté dans une mer de bébés abandonnés dans la république socialiste de Roumanie.
Dans les films documentaires de l’époque sur la vie des orphelins du pays, on découvre des infirmières semblables à des ouvrières à la chaîne, emmaillotant des nouveau-nés avec une nonchalance détachée pour les déposer au bout d’une rangée de poupons silencieux au regard inquiet. Ces femmes ne leur susurrent pas de mots doux et ne chantent pas de berceuses.
Dans cet hôpital de Sighetu Marmaţiei, dans les Alpes de Transylvanie, Izidor a certainement été nourri au moyen d’un biberon accroché aux barreaux de son berceau. Bien après l’âge où les enfants commencent à goûter la nourriture solide, lui et ses camarades demeuraient sur le dos, à téter des biberons à l’ouverture élargie pour permettre le passage d’un gruau liquide. Faute de soins adéquats et de physiothérapie, les muscles de ses jambes se sont atrophiés.
À trois ans, il a été déclaré «déficient» et transféré dans un Cămin Spital Pentru Copii Deficienţi, un foyer-hôpital pour enfants irrécupérables. La forteresse de ciment ne résonnait jamais des piaillements d’enfants qui jouent, bien qu’elle en ait accueilli jusqu’à 500 à l’époque. On servait à Izidor une nourriture allongée d’eau presque immangeable à de longues tables où des enfants nus assis sur des bancs tapaient sur leurs bols en étain. Il a grandi dans des pièces surpeuplées où les autres orphelins se balançaient inlassablement, se frappaient le visage, poussaient des cris.
Izidor était destiné à passer le reste de son enfance dans ce bâtiment. Il avait de fortes probabilités de mourir très jeune, sous-alimenté, tremblant et privé d’amour.
Certains choisissent d’exprimer leur amour différemment: c’est le cas de cette femme qui prouve que cuisiner, c’est aimer.
Les «enfants de Ceaușescu»
Le dictateur communiste Nicolae Ceaușescu, qui a dirigé la Roumanie pendant 24 ans, a été exécuté le jour de Noël 1989. L’année suivante, le monde découvrait son réseau de «goulags des enfants», dans lequel on estime que 170 000 bébés, enfants et adolescents abandonnés étaient élevés.
Convaincu qu’une augmentation de la population viendrait renforcer l’économie roumaine, Ceaușescu avait limité l’accès à la contraception et à l’avortement, imposé des pénalités fiscales aux personnes sans enfant, et célébrait les femmes qui donnaient naissance à 10 enfants ou plus. Les parents qui ne pouvaient prendre en charge un bébé supplémentaire surnommaient leur nouveau venu «enfant de Ceaușescu», ce qui signifiait «qu’il l’élève lui-même».
Pour héberger une génération entière d’enfants non désirés ou dont les parents n’avaient pas les moyens de s’occuper, Ceaușescu a fait construire ou reconvertir de centaines de structures. À l’âge de trois ans, les enfants abandonnés étaient classés selon plusieurs catégories. Les futurs ouvriers bénéficieraient de vêtements, chaussures et nourriture ainsi que d’une forme de scolarisation dans les case de copii («maisons pour enfants»); mais les enfants «déficients», même ceux atteints de problèmes traitables comme un strabisme ou un bec de lièvre, ne recevaient pas grand-chose dans leurs Cămin Spital.
Après la révolution roumaine, des enfants élevés dans des conditions innommables – squelettiques, vivant sur un sol couvert d’urine et maculés d’excréments – ont été découverts et filmés par des programmes d’information étrangers, dont le magazine télévisé 20/20 aux États-Unis, qui a diffusé le documentaire Shame of a Nation en 1990.
Danny Ruckel, programmeur informatique, et sa femme Marlys vivaient avec leurs trois jeunes filles à San Diego au début des années 1990. Ils pensaient qu’il serait bon d’ajouter un garçon à leur famille et ont entendu parler d’un cinéaste indépendant, John Upton, qui organisait l’adoption d’orphelins roumains. Marlys l’a contacté et a expliqué que sa famille souhaitait adopter un petit garçon. «Il y a des milliers d’enfants là-bas, a-t-il répondu. Ce sera facile.»
Bouleversé par Shame of a Nation, John Upton avait pris un vol pour la Roumanie et s’était rendu dans l’établissement le plus terrible du documentaire, le foyer-hôpital pour enfants irrécupérables de Sighetu Marmaţiei. Il y est retourné à plusieurs reprises. Au cours d’une visite, il a filmé plusieurs enfants pour d’éventuels parents adoptifs.
Sa vidéo ne montrait pas les enfants nus et agglutinés «comme de petits reptiles dans un terrarium», selon sa description, mais comme des êtres humains, vêtus et doués de parole.
Les dons avaient alors déjà commencé à affluer. Le personnel se réservait les meilleurs objets, mais ce jour-là, par respect pour cet Américain, les nourrices avaient habillé les enfants de pulls donnés. John Upton et son assistant roumain trouvaient que les progrès étaient lents. Certains enfants ne parlaient pas du tout, et d’autres étaient incapables de se lever ou de rester immobiles. Lorsqu’on leur demandait le nom et l’âge des enfants, les nourrices se contentaient de hausser les épaules.
À l’extrémité d’un banc de bois était assis un garçon de la taille d’un enfant de sept ans. À 10 ans, Izidor pesait moins de 25 kilos. Il connaissait les Américains grâce à la série télévisée Dallas. Le dimanche soir, les enfants capables de se déplacer, les nourrices et le reste du personnel se réunissaient pour regarder la série sur une téléviseur donné. Lorsque la rumeur a circulé ce jour-là qu’un Américain était arrivé, la réaction dans l’orphelinat a été: «Dieu tout-puissant, un ressortissant du pays des maisons géantes!»
Izidor savait ce que les nourrices ignoraient. John Upton demandait à un enfant: «Quel âge as-tu?» et celui-ci répondait «Je ne sais pas», et les nourrices répétaient «Je ne sais pas», mais Izidor s’écriait: «Il a 14 ans!» Le cinéaste demandait au sujet d’un autre enfant «Quel est son nom de famille?», et Izidor criait: «Dumka!»
«Izidor connaît mieux les autres enfants que le personnel», se désole John Upton dans l’un de ses enregistrements. Il hisse le gamin sur ses genoux et lui demande s’il voudrait aller en Amérique. Izidor acquiesce.
Il n’était pas non plus facile d’être une petite fille en Chine à l’époque de la politique de l’enfant.
«Il m’a pointée du doigt!»
De retour à San Diego, John Upton parle à la famille Ruckel de ce brillant garçon d’environ sept ans. «Nous voulions adopter un bébé, raconte Marlys. Puis nous avons vu la vidéo de John et sommes tombés amoureux d’Izidor.»
En mai 1991, Marlys a pris l’avion pour la Roumanie. Juste avant de partir, elle avait appris qu’Izidor avait en réalité presque 11 ans, mais cela ne l’a pas troublée. Elle voyageait avec une nouvelle amie, Debbie Principe, qui devait adopter une petite pile électrique blonde appelée Ciprian.
Dans le bureau du directeur, Marlys attendait de rencontrer Izidor. «Lorsqu’il est entré, se souvient-elle, il était la seule chose que je voyais, comme si tout le reste était devenu flou. Il était aussi beau que je l’imaginais. Notre interprète lui a demandé qui, parmi les visiteurs dans le bureau, espérait-il voir devenir sa nouvelle mère, et il m’a pointée du doigt!»
Izidor avait une question pour l’interprète: «Où vais-je vivre? Est-ce que c’est comme dans Dallas?»
«Eh bien… Non, nous vivons dans un appartement, a répondu Marlys. Mais tu auras trois sœurs. Tu vas beaucoup les aimer.»
Cela n’a pas eu l’air de convaincre Izidor. Il a froidement répondu à l’interprète: «On verra.»
Ce soir-là, Marlys s’est extasiée sur ce petit ange qu’était Izidor. Debbie a ri et répondu: «J’ai trouvé qu’il ressemblait plutôt à un froid gestionnaire, ou à un politicien prudent. Il était beaucoup plus maître de lui que Chippy.» Ciprian avait passé son temps à fouiller frénétiquement dans les tiroirs du bureau et les poches de tout le monde.
«Non, il est sans malice. Il est adorable, a insisté Marlys. Tu as vu comme il m’a choisie pour être sa mère?»
Des années plus tard, dans Abandoned for Life, les mémoires qu’Izidor a publiées à compte d’auteur à l’âge de 22 ans, il a expliqué ce moment: «Marlys était la grande Américaine et Debbie était la petite Américaine… «Roxana, laquelle des deux sera ma nouvelle mère?» ai-je demandé à l’interprète. «La grande Américaine», a-t-elle répondu.
Quand j’ai désigné Marlys, elle s’est mise à pleurer, trop heureuse que je l’aie choisie.»
Ange ou démon?
En octobre 1991, Izidor et Ciprian ont pris l’avion avec des accompagnateurs roumains jusqu’à San Diego. Leurs nouvelles familles les attendaient à l’aéroport. Izidor a promené son regard dans le terminal avec satisfaction. «Où est ma chambre?», a-t-il demandé. Lorsque Marlys lui a révélé qu’ils se trouvaient dans un aéroport et pas dans sa nouvelle maison, Izidor a été décontenancé. Bien qu’elle lui ait expliqué que la famille Ruckel ne vivait pas comme la famille Ewing dans Dallas, il ne l’avait pas crue.
Dans la voiture, lorsque Danny a tenté d’accrocher la ceinture de sécurité autour de la taille d’Izidor, celui-ci s’est débattu en criant, craignant qu’on ne soit en train de lui passer une camisole de force.
Marlys scolarisait ses filles à la maison, mais Izidor a insisté pour commencer sa quatrième année à l’école voisine, où il a rapidement appris l’anglais. Sa capacité à analyser l’ambiance d’une pièce lui permettait d’être en bons termes avec ses professeurs, mais à la maison, il semblait perpétuellement en colère. Soudain insulté, il partait en trombe dans sa chambre et brisait des objets.
«Il a déchiré des livres, des affiches, des photos de famille, me raconte Marlys. Quand je devais quitter la maison une heure, à mon retour, tout le monde était contrarié: “Il a fait ci, il a fait ça.” Il n’aimait pas les filles.» Que l’on soit aîné, cadet ou benjamin, comment trouver sa place dans la famille?
Marlys et Danny espéraient accroître le bonheur et le plaisir de la famille en y accueillant un nouvel enfant. Mais ce dernier membre de la famille ne riait presque jamais. Il n’aimait pas être touché. Il était méfiant, blessé, fier.
«Vers l’âge de 14 ans, il en voulait au monde entier, avoue Marlys. Il avait décidé qu’une fois adulte il deviendrait président des États-Unis. Lorsqu’il a découvert que ce ne serait pas possible puisqu’il était né à l’étranger, il a déclaré: “Très bien, dans ce cas je vais rentrer en Roumanie.”»
«C’est là que cela a commencé – son objectif de retourner en Roumanie. Nous pensions que c’était une bonne chose pour lui que d’avoir un but, nous avons donc répondu: “Bien sûr, trouve un emploi, économise ton argent, et à 18 ans tu pourras retourner vivre en Roumanie.”» Izidor travaillait tous les jours après l’école dans une chaîne de restauration rapide.
«Ces années ont été difficiles. Je marchais sur des œufs pour tenter de ne pas le contrarier. Les filles n’en pouvaient plus. C’était à moi qu’elles en voulaient. Elles me disaient: “Maman, tu passes ta vie à essayer de le réparer!”»
Danny et Marlys ont tenté de lui faire suivre une thérapie, mais il a refusé d’y retourner. «Il s’obstinait: “Tout va très bien quand il n’y a personne à la maison”, relate Marlys. Nous répondions: “Mais, Izidor, c’est notre maison”.»
Lorsqu’il était envoyé dans sa chambre pour avoir été impoli, avoir proféré des insultes ou s’être montré méchant envers les filles, il montait l’escalier en tapant des pieds et mettait de la musique roumaine à plein volume ou frappait contre sa porte de l’intérieur, avec ses poings ou une chaussure.
Une nuit, alors qu’Izidor avait 16 ans, Marlys et Danny ont été tellement effrayés par l’un de ses accès de colère qu’ils ont appelé la police. «Je vous tuerai!», leur avait-il hurlé. Lorsqu’un agent l’a escorté jusqu’à sa voiture de police, Izidor a soutenu que ses parents le «maltraitaient».
«Génial, a rétorqué Marlys. A-t-il précisé de quelle manière nous le maltraitions, par hasard?»
De retour dans la voiture, l’agent a donc demandé: «En quoi tes parents te maltraitent-ils?»
«Je travaille et ils prennent tout mon argent», s’est exclamé Izidor. Dans la maison, le policier a alors fouillé la chambre de l’adolescent et découvert son relevé de compte d’épargne.
«Nous ne pouvons pas l’emmener, a-t-il déclaré aux parents. Il est en colère, mais il n’y a rien de suspect. Je vous suggère de verrouiller la porte de votre chambre ce soir.»
Le lendemain matin, Marlys et Danny lui ont proposé de l’emmener à l’école en voiture, mais l’ont en fait conduit directement dans un hôpital psychiatrique. «Nous ne pouvions pas nous le permettre, mais nous avons visité les lieux et il a pris peur, précise Marlys. Il a supplié: “Ne me laissez pas ici! Je suivrai vos règles.”»
«De retour en voiture, nous avons déclaré: “Écoute, Izidor, on ne te demande pas de nous aimer, mais nous voulons que tu sois en sécurité et que nous le soyons aussi. Tu peux vivre à la maison, travailler et aller à l’école jusqu’à tes 18 ans. Nous t’aimons.” Mais, vous savez, les bons sentiments ne fonctionnaient pas avec lui.»
Le respect des règles n’a pas duré bien longtemps. Une nuit, Izidor est sorti jusqu’à deux heures du matin et s’est heurté à une porte fermée en rentrant. Il a donné de grands coups à l’entrée. Marlys a entrebâillé la porte. «Tes affaires sont dans le garage», lui a-t-elle annoncé.
Izidor ne vivra plus jamais dans cette maison. Il a emménagé avec des garçons de sa connaissance; leur indifférence lui convenait bien. «Il se saoulait en pleine nuit et nous appelait, puis ses amis prenaient le combiné et proféraient des vulgarités au sujet de nos filles, témoigne Marlys. J’admets que l’ambiance était enfin tranquille à la maison, mais je me faisais du souci pour lui.»
Le jour des 18 ans d’Izidor, Marlys a confectionné un gâteau et a emballé son cadeau, un album photo souvenir de leur vie ensemble: son premier jour aux États-Unis, son premier rendez-vous chez le dentiste, son premier emploi. Elle a apporté les cadeaux devant la maison où elle avait entendu dire que son fils résidait. La personne qui a ouvert la porte a accepté de remettre les présents à Izidor lorsqu’il serait de retour.
«Au milieu de la nuit, nous avons entendu le crissement de pneus dans notre impasse, puis un grand bruit mat contre la porte d’entrée, et de nouveaux les crissements de la voiture qui s’éloignait. Je suis descendue et j’ai ouvert la porte. C’était l’album photo.»
Incapable d’accepter l’affection de sa famille
Au cours de la décennie suivant la chute de Ceaușescu, le nouveau gouvernement roumain a accueilli des spécialistes occidentaux du développement de l’enfant pour étudier et aider les milliers de gosses encore à la charge de l’État. Les chercheurs espéraient trouver réponse à de vieilles interrogations. Par exemple, un enfant élevé dans une institution puis placé dans une structure familiale peut-il récupérer des capacités non développées? En termes plus vibrants: un individu privé d’amour dans l’enfance peut-il apprendre à aimer?
En 2000, Charles A. Nelson III, un professeur de pédiatrie et neurosciences de la faculté de médecine de Harvard et de l’hôpital pour enfants de Boston, ainsi que deux de ses collègues, ont lancé le Bucharest Early Intervention Project (BEIP). Il s’agit du premier essai aléatoire contrôlé destiné à mesurer l’effet d’un placement précoce en institution sur le cerveau et le développement comportemental et à étudier la solution du placement en famille d’accueil de qualité.
L’équipe a travaillé avec 136 enfants âgés de six mois à deux ans et demi, venus de six leagãne de Bucarest, des institutions pour bébés. Aucun de ces établissements n’était un foyer-hôpital pour enfants irrécupérables; ils étaient mieux équipés et disposaient de plus d’effectifs. À dessein, 68 enfants continueraient de recevoir les mêmes soins, tandis que les 68 autres seraient placés dans des familles d’accueil recrutées et formées par le BEIP. Des enfants de la région formaient un troisième groupe témoin.
«Nos codeurs, qui ne connaissaient l’histoire d’aucun d’eux, ont estimé que tous des enfants de la communauté entretenaient une relation d’attachement pleinement développée avec leur mère», affirme Charles H. Zeanah, professeur de psychiatrie pédiatrique à l’école de médecine de l’université Tulane. « Ce n’était le cas que de trois pour cent des enfants placés en institution. » Treize pour cent d’entre eux ne démontraient aucun comportement d’attachement, comme le fait de chercher du soutien auprès d’un tuteur en cas de détresse ou d’exprimer de l’anxiété lorsqu’ils en étaient séparés.
«Ces enfants ignoraient totalement qu’un adulte pouvait leur apporter du réconfort, m’a affirmé le professeur Zeanah. Imaginez ce que l’on doit éprouver – être malheureux et ne même pas savoir qu’un autre être humain pourrait aider.»
Dès 2003, il apparaissait évident que les enfants placés en familles d’accueil accomplissaient des progrès. Il ressortait des données qu’il existait une période délicate de 24 mois au cours de laquelle il était essentiel pour un enfant d’établir une relation d’attachement avec un tuteur. «Le temps joue un rôle crucial, ont écrit les chercheurs. La plasticité cérébrale n’est pas “illimitée”, avertissaient-ils. Le plus tôt est le mieux.» Lorsque les chercheurs ont annoncé publiquement leurs conclusions, le gouvernement roumain a interdit le placement en institution des enfants de moins de deux ans.
Pendant ce temps, l’étude se poursuivait. À l’âge de trois ans et demi, la proportion d’enfants démontrant des liens d’attachement solides atteignait près de 50% parmi les sujets placés en famille d’accueil, mais seulement 18% parmi ceux qui demeuraient en institution.
Les enfants sans lien d’attachement voyaient des menaces partout, une idée corroborée par des études sur le cerveau. Saturée d’hormones de stress comme le cortisol et l’adrénaline, l’amygdale – la zone principale du cerveau en matière d’émotions et de peur – était continuellement sollicitée chez les enfants toujours en institution.
Le professeur Nelson précise que la porte n’est pas «définitivement fermée» pour les enfants demeurés en foyer au-delà de l’âge de 24 mois. «Mais plus on attend pour placer les enfants dans une famille, conclut-il, plus il devient difficile de redresser la barre.»
Les complexes résidentiels se déploient autour de l’aéroport de Denver. À bord d’une voiture de location, je roule lentement autour des demi-cercles et des impasses du lotissement d’Izidor jusqu’à le voir sortir de l’ombre d’une maison de 420m2 en agitant poliment la main. Nous sommes en 2019 et il y sous-loue une chambre, comme d’autres personnes, y compris des familles.
À 39 ans, Izidor est un homme mince et élégant aux yeux mélancoliques. Son attitude est alerte et timide. Gérant principal d’un établissement de restauration rapide, il travaille entre 60 et 65 heures par semaine.
«À chaque nouvelle dispute, se souvient Izidor, je voulais que l’un d’eux me dise: “Izidor, nous regrettons de t’avoir adopté et nous allons te renvoyer à l’hôpital.” Mais ils ne l’ont jamais dit.»
Incapable d’accepter l’affection de sa famille, il voulait simplement connaître sa place. Tout était plus simple à l’orphelinat: soit vous étiez battu, soit non. «Je réagissais mieux lorsqu’on me frappait, admet-il. Aux États-Unis, ils ont des “règles” et des “conséquences”. Ils ne font que parler. Je détestais entendre “discutons de ce problème”.»
«Quand j’étais enfant, je n’ai jamais entendu de phrases comme “tu es unique” ou “tu es notre enfant”. Ensuite, quand tes parents adoptifs disent ce genre de choses, tu penses d’accord, c’est ça, merci. Je ne sais même pas de quoi vous parlez. Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, ni ce que je suis censé faire pour vous.»
En couple, est-ce que trop d’amour peut tuer l’amour?
La bonne nourrice
Une fois, quand il avait environ huit ans, Izidor a passé une bonne journée. Une gentille nourrice appelée Onisa avait commencé à travailler à l’hôpital. «Elle aimait chanter et nous apprenait souvent des morceaux de musique», écrit-il dans ses mémoires.
Elle est intervenue une fois alors qu’une autre nourrice frappait Izidor avec un manche à balai. Pour le consoler, Onisa lui a promis qu’un jour elle l’emmènerait passer une nuit chez elle. Sceptique à l’idée qu’un événement aussi extraordinaire se produise un jour, Izidor l’a remerciée pour sa gentille proposition.
Quelques semaines plus tard, par une journée d’hiver enneigée, Onisa a habillé Izidor de vêtements et chaussures chaudes, puis l’a conduit hors de l’orphelinat par le portail.
Elle a emmené le petit garçon, qui tanguait au rythme d’un sévère boitement, se promener dans la ville. «C’était la première fois que je sortais dans le monde extérieur», me dit-il aujourd’hui. Il a observé avec stupéfaction les voitures, les maisons et les boutiques.
«Quand je suis entré dans l’appartement d’Onisa, écrit-il, je n’en croyais pas mes yeux. C’était si beau, les murs étaient décorés de tapisseries sombres et il y avait une reproduction de la Cène accroché sur l’un d’eux. Les tapis au sol étaient rouges.»
Les enfants d’Onisa sont rentrés de l’école, et Izidor a appris que c’était le début de leurs vacances de Noël. Il a dégusté un festin aux côtés de la famille d’Onisa chez des amis à eux ce soir-là, et goûté à des spécialités roumaines pour la première fois, comme du sarmale (du chou farci), du goulash de pomme de terre avec des nouilles épaisses et une génoise jaune fourrée à la crème.
Sur le sol du salon après le dîner, l’enfant de la maison a laissé Izidor s’amuser avec ses jouets. Izidor est entré dans le jeu du garçon et a conduit de petits wagons de train sur le tapis.
Le lendemain matin, Onisa a demandé à Izidor s’il voulait aller au travail avec elle ou rester avec ses enfants. Comme il ne voulait pas être séparé d’elle, il a choisi le travail.
«Je me suis habillé aussi vite que possible, et nous sommes sortis de la maison, se souvient-il. Lorsque nous sommes arrivés près de son lieu de travail, j’ai compris que son travail était à l’hôpital, mon hôpital, et je me suis mis à pleurer… Je pensais que j’étais désormais devenu un membre de la famille d’Onisa.»
Par sa propre bêtise, il avait laissé le plus merveilleux endroit sur terre – l’appartement d’Onisa – lui échapper. Il a sangloté jusqu’à ce que les autres nourrices menacent de le gifler.
Aujourd’hui, dans sa chambre, Izidor a recréé le décor de la soirée la plus heureuse de son enfance.
«Vous voyez ceci?, dit-il en saisissant une tapisserie ornée de roses bordeaux sur un fond de feuilles sombres. Elle est presque identique à celle d’Onisa. C’est pour cette raison que je l’ai achetée en Roumanie!»
Pour lui, ces possessions sont un symbole de paix. «C’était la première fois que je dormais dans une vraie maison. Pendant des années j’ai pensé, pourquoi ne puis-je pas avoir un foyer comme cela?»
Maintenant, il en a un. Mais il sait que des pans de sa vie lui manquent encore.
Retour en Roumanie
À 20 ans, en 2001, Izidor a éprouvé l’envie irrépressible de retourner en Roumanie. À court d’argent, il a écrit à des émissions de télévision pour leur vendre le concept d’un orphelin roumain retournant pour la première fois dans son pays d’origine. L’une d’elles a accepté et le 25 mars 2001, une équipe de tournage l’a rejoint à l’aéroport de Los Angeles. Tout comme la famille Ruckel.
«Je me suis dit, ça y est. Je ne le reverrai plus jamais», raconte Marlys. Elle l’a serré dans ses bras, l’a embrassé et lui a dit: «Tu seras toujours notre fils et nous t’aimerons toujours.»
Izidor a montré aux Ruckel deux photos de famille dans son portefeuille. «Si jamais je décide de rester là-bas, j’aurai un souvenir de vous», a-t-il déclaré. Marlys a été frappée par la facilité avec laquelle Izidor semblait disposé à sortir de leur vie.
En Roumanie, les producteurs ont emmené Izidor visiter son ancien orphelinat, où il a été célébré comme un prince de retour, puis ils lui ont révélé qu’ils avaient retrouvé sa famille biologique, à trois heures de route de là. Ils ont roulé à travers un paysage enneigé et se sont garés dans un champ. Vêtu d’une chemise boutonnée blanche, d’une cravate et d’un pantalon de ville, Izidor s’est avancé en boitant sur le sol inégal et détrempé en direction d’une cahute d’une pièce. Il était parcouru de tremblements. Un homme au visage anguleux est sorti de la hutte et s’est dirigé à grands pas vers lui. Ils se sont croisés.
«Ce mai faci?» – Comment ça va? – a marmonné l’homme en s’éloignant. «Bun», a bafouillé Izidor. Ça va.
C’était son père. Deux jeunes femmes se sont ensuite pressées hors de la hutte et ont accueilli Izidor de baisers sur chaque joue; c’étaient ses sœurs. Finalement, une petite femme aux cheveux noirs de moins de 50 ans s’est présentée comme étant Maria – sa mère – et a tendu les bras pour l’étreindre. Soudain en colère, Izidor a fait un écart pour l’éviter.
Comment puis-je saluer quelqu’un que je connais à peine? se souvient-il avoir pensé. «Fiul meu! Fiul meu!» Mon fils! Mon fils!
Le sol de la maison était en terre battue, et une lampe à huile éclairait faiblement l’intérieur. La famille a offert à Izidor le meilleur siège de la maison, un tabouret.
«Pourquoi ai-je été envoyé à l’hôpital?», a-t-il demandé.
«Tu avais six semaines lorsque tu es tombé malade, a répondu Maria. Nous t’avons emmené chez le médecin pour savoir ce qui n’allait pas. Tes grands-parents sont allés te voir quelques semaines plus tard, mais il y avait alors un problème avec ta jambe droite. Nous avons demandé au médecin de la soigner, mais personne ne pouvait nous aider. Alors nous t’avons emmené dans un hôpital à Sighetu Marmaţiei, et c’est là que nous t’avons laissé.
— Pourquoi personne ne m’a rendu visite en 11 ans?
— Ton père n’avait pas de travail. Je m’occupais des autres enfants. On ne pouvait pas se permettre de venir te voir.
— Saviez-vous que la vie au Cămin Spital était un véritable enfer?
— Mon cœur! a pleuré Maria. Tu dois comprendre que nous sommes pauvres, nous nous déplacions d’un endroit à l’autre.»
Agité, Izidor s’est levé pour sortir un moment. Sa famille roumaine l’a invité à regarder des photos de ses frères et sœurs aînés qui avaient quitté la maison, et il leur a montré en retour un album photo: on y découvrait un Izidor tout sourire au bord d’une piscine, portant des médailles après une compétition de natation; il y avait les Ruckel à la plage, et là, lors d’un pique-nique. Lorsque les caméras de télévision se sont éteintes, me raconte Izidor, Maria lui a demandé si la famille Ruckel lui avait fait du mal ou lui avait appris à mendier. Il l’a assurée que ce n’était pas le cas.
«Tu as l’air maigre, a poursuivi Maria. Viens vivre avec nous. Nous prendrons soin de toi.» Elle l’a interrogé avec insistance au sujet de ses emplois et de son salaire, et lui a demandé s’il voudrait bien construire une nouvelle maison pour la famille. Au bout de trois heures, Izidor était épuisé et pressé de s’en aller.
«Il m’a appelée depuis Bucarest, affirme Marlys, et a déclaré: “Je dois rentrer à la maison. Faites-moi sortir d’ici. Ces gens sont affreux.”»
Quelques semaines plus tard, il était de retour à Temecula, une petite ville nichée dans une région viticole du sud de la Californie où les Ruckel, qui ont adopté cinq enfants venus de familles d’accueil au cours des dernières années, vivent désormais.
Des amis lui ont affirmé qu’il y avait du travail à Denver, il a donc décidé d’y emménager. Danny et Marlys lui rendent visite et sont partis quelques fois en voyage en Roumanie avec lui. «C’est plus difficile pour lui de venir nous voir en Californie, explique Marlys. Thanksgiving, Noël – c’est trop pour lui.»
Voici comment facilement passer du temps de qualité en famille.
Une chance sur cinq de vivre une vie heureuse
Le neuropsychologue Ron Federici faisait aussi partie de la première vague de spécialistes du développement de l’enfant qui a visité les foyers pour «irrécupérables», et il est devenu l’un des plus grands spécialistes au monde en soins aux enfants ayant vécu dans des institutions avant d’être adoptés dans des familles occidentales. «Les premières années, tout le monde avait des étoiles dans les yeux, raconte-t-il. Ils pensaient que des familles aimantes et attentionnées pourraient guérir ces enfants. Je les ai mis en garde: ces enfants vont vous pousser à bout. Suivez une formation pour apprendre à travailler avec des enfants ayant des besoins spéciaux. Au lieu de “je t’aime”, dites-leur simplement “tu es en sécurité”».
Mais la plupart des nouveaux ou futurs parents adoptifs étaient incapables d’entendre cela.
Ron Federici et sa femme ont eux-mêmes adopté huit enfants issus de terribles institutions: trois originaires de Russie et cinq venus de Roumanie. Dans sa pratique clinique en Virginie, il a vu passer 9000 jeunes gens, dont près d’un tiers venaient de Roumanie. En suivant ses patients sur plusieurs décennies, il a découvert que seuls 20% environ étaient capables de vivre de manière autonome.
Les parents qui ont rencontré le plus de succès, croit-il, ont su se concentrer sur la transmission des compétences de base de la vie quotidienne et des comportements appropriés. «La famille Ruckel en est un bon exemple – ils se sont accrochés et Izidor s’en sort bien.»
Au sein de sa propre famille, Ron Federici et sa femme sont devenus les tuteurs légaux permanents de quatre de leurs enfants roumains, désormais adultes. Deux d’entre eux travaillent, sous supervision, pour une fondation que le neuropsychologue a établie à Bucarest; les deux autres vivent avec leurs parents. (Le cinquième est un saisissant exemple des 20% les plus chanceux – il est devenu médecin urgentiste.) Ses deux fils adultes qui n’ont pas quitté la maison sont atteints de troubles cognitifs, mais ils ont un emploi et sont d’agréable fréquentation, selon Ron Federici. «Ils sont heureux! s’exclame-t-il. Ils ont trouvé des moyens, pas de surmonter ce qui leur est arrivé – on ne peut pas vraiment le surmonter – mais de s’y adapter et de ne pas en faire payer le prix à leur entourage.»
Les retrouvailles
À tous les égards, Izidor, qui vit de manière indépendante, est également un exemple de réussite parmi les survivants des institutions de Ceauşescu. Je lui demande s’il envisage avoir un jour une famille.
«Vous voulez dire une famille à moi? Non. Je sais depuis que j’ai 15 ans que je ne fonderai pas de famille. En voyant tous mes amis dans des relations stupides, avec de la jalousie, de la surveillance et de la dépression, j’ai pensé, vraiment? Tout ça pour une relation? Non.» Ce qu’il n’a jamais connu, ce qu’il ne perçoit même pas, ne lui manque pas assure-t-il. Il se concentre sur ce qu’il a à faire et s’efforce de se comporter conformément à ce que les êtres humains attendent les uns des autres.
«Je ne suis pas quelqu’un qui peut nouer de relation intime, déclare-t-il. Dans ce cas de figure, c’est difficile pour les parents parce qu’ils expriment de l’amour et qu’on ne peut pas en démontrer en retour.»
Parfois, Izidor éprouve des sentiments. Deux ans après avoir été mis à la porte de la maison des Ruckel, il se faisait couper les cheveux par une coiffeuse qui connaissait la famille. «Tu as entendu ce qu’il s’est passé? a demandé cette dernière. Ta mère et tes sœurs ont eu un terrible accident de voiture hier. Elles sont à l’hôpital.»
Izidor s’est précipité dehors, a acheté trois douzaines de roses rouges et s’est présenté à l’hôpital.
«Nous étions dans la camionnette en sortant d’un supermarché, se souvient Marlys, et un homme nous a percutés de plein fouet. Après quelques heures passées à l’hôpital, nous avons pu sortir. Je n’ai pas appelé Izidor pour lui dire. Nous ne nous parlions pas. Mais il l’a appris, et j’imagine qu’à l’hôpital il a dit “je viens voir la famille Ruckel”.
On lui a répondu “elles ne sont plus là”, ce qu’il a compris comme “elles sont mortes”.»
Izidor s’est rué de l’hôpital à la maison – la maison qu’il évitait, la famille qu’il détestait.
Il s’attendait à ce que Danny Ruckel ne le laisse pas entrer sans négocier. «Quelles sont tes intentions? demanderait-il. Promets-tu d’être correct avec nous?» Izidor promettrait. Danny l’autoriserait à entrer dans le salon pour faire face à tout le monde, il se tiendrait là, les bras chargés de fleurs et les yeux humides de larmes. Izidor déposerait les fleurs dans les bras de sa mère et dirait, dans un effort d’honnêteté qu’ils n’auraient encore jamais entendu: «Elles sont pour vous toutes. Je vous aime.» Il s’agirait d’un tournant dans leur vie. À partir de ce jour, il y aurait plus de douceur en lui quand il penserait à la famille Ruckel. Il y a tellement de façons de dire «je t’aime» sans avoir à prononcer ces mots.
Mais d’abord, Izidor devait s’approcher de la lourde porte de bois, la porte qu’il avait claquée derrière lui des centaines de fois, la porte qu’il avait martelée à coups de poing et de pied lorsqu’il était laissé dehors.
Il a frappé et a attendu sur le porche, la tête basse, le cœur battant, incertain d’être invité à entrer. Je les ai abandonnés, je les ai négligés, je leur ai fait vivre un enfer, pensait-il.
Puis ils ont ouvert la porte.
Tiré de The Atlantic (juin 2020) ©The Atlantic Media Co. Distribué par Tribune Content Agency, LLC. Tous droits réservés.