Nous sommes sortis ensemble pendant deux ans. Quand j’ai eu 70 ans et lui, 80, nous avons fêté notre « 150e anniversaire ».
Et avons annoncé nos fiançailles. Un an plus tard, nous célébrions notre mariage.
Notre passé était en tout point différent. Sam avait fait des études universitaires et avait connu 40 ans de bonheur conjugal jusqu’à la mort de son épouse. De mon côté, j’avais grandi dans la haute société, mes ancêtres coloniaux de New York avaient été les châtelains de Pelham.
À l’image des membres de ma famille, réputés pour leurs nombreux mariages, j’avais divorcé deux fois. Nous appartenions au même club de course à pied de la région de San Francisco. Il était exceptionnel : à 77 ans, il se montrait charmant et affichait la plus grande forme. « Ma prière est peut-être celle d’une adolescente, ai-je dit un jour à Janet, une amie commune, mais j’aimerais que tu l’invites à l’une de tes fêtes. »
Peu de temps après, elle téléphonait pour me dire qu’il serait présent le jeudi. Nous étions 8 ou 10 ce soir-là. Au cours de la conversation, quelqu’un a parlé de Carnets de voyage, un film récent sur Che Guevara.
« J’aimerais bien le voir, ai-je annoncé.
- Moi aussi », a dit Sam. J’ai retenu mon souffle. Il m’a regardée et m’a demandé si je voulais l’accompagner.
La semaine suivante, le jour convenu, il ne restait plus de places libres au cinéma. Nous nous sommes rabattus sur Sideways. Mon souvenir de l’intrigue est très vague – c’était une histoire d’hommes et de vin -, mais je me rappelle bien la présence de Sam à mes côtés. À la fin du film, nous sommes convenus d’aller voir Carnets de voyage une autre fois.
Un soir, au cinéma, quelques semaines après le début de nos fréquentations, j’ai senti le contact de sa main sur la mienne. Si je ferme les yeux, j’arrive à revivre ce moment dans ses moindres détails : l’obscurité de la salle, la chaleur de sa main, mon bonheur. On pourrait s’étonner qu’une grand-mère se montre aussi romantique, et pourtant. Quand il m’a raccompagnée à la maison, je l’ai invité à prendre le thé. Le canapé du salon étroit et inconfortable était peu propice à l’intimité. Nous nous y sommes quand même assis et nous nous sommes embrassés. Puis il est rentré chez lui.
Les choses n’étaient pas simples : je sentais bien que notre relation avait fait naître chez Sam un conflit intérieur en raison de sa loyauté envers Betty, son épouse décédée six ans auparavant. Plus jeune, j’aurais éprouvé un sentiment de rivalité, comme si l’amour qu’il lui portait m’en privait d’une partie. Mais la vie m’avait appris à voir les choses autrement.
Je sais que tu aimais beaucoup Betty, lui ai-je dit un soir. Mais je pense qu’il y a aussi de la place pour moi dans ton cœur. » Il m’a serrée dans ses bras et est reparti.
Quelques jours plus tard, il m’a demandé si je voulais participer à une course de cinq kilomètres en sa compagnie la semaine suivante. Je ne savais pas ce qu’il avait en tête, mais cela est devenu évident quand, le jour de la course, il m’a dit, d’un air embarrassé, en regardant ses chaussures : « J’ai réservé une chambre à Carmel avec un seul lit. Tu es d’accord ? » Je l’étais. J’ai vite compris qu’il n’était pas sorti avec une autre femme que la sienne depuis le début des années 1950 et que les changements de mœurs des années 1960 et 1970 lui avaient entièrement échappé. Au début, quand il passait la nuit chez moi, il faisait interrompre la livraison du journal, histoire que ses voisins ignorent son absence. Cependant, malgré son respect des convenances, c’était un homme sentimental.
Quelques mois plus tard, alors que nous voyagions séparément en Europe, nous nous sommes donné rendez-vous à Barcelone. Le fait d’être ensemble dans un pays étranger mettrait notre relation à l’épreuve, plus en tout cas que nos petites virées au cinéma ou nos compétitions sportives. Mais Sam s’est montré parfait. Quand je suis arrivée à l’hôtel, il m’attendait avec du vin, des chocolats et des fleurs. Sur le vol de retour, il m’a dit : « On ne doit plus jamais voyager l’un sans l’autre. »
Il était dès lors convenu que nous formions un couple. Il était à la retraite et touchait une pension confortable ; je gagnais ma vie comme rédactrice pigiste. Quant à nos enfants respectifs, c’étaient désormais des adultes menant leur propre existence. Nous n’avions rien d’autre à faire que de nous aimer et d’être heureux.
Après la cérémonie du mariage, nous avons pris l’avion pour Hawaï. « Il ne faudra pas appeler cela une lune de miel, m’a-t-il dit, comme ça personne ne pourra dire qu’elle n’a qu’un temps. »
L’amour à l’âge mûr, c’est autre chose. Nous avions tous deux connu des hauts et des bas pour savoir qui nous étions et nous avions appris à faire des compromis. Nous avions vu des êtres chers mourir et savions que la ligne d’arrivée approchait. Pourquoi ne pas laisser notre cœur s’enflammer une dernière fois ?
Je n’avais plus la beauté de mes 20 ans, mais je n’étais pas aussi névrosée. J’avais survécu à des pertes, des erreurs et des décisions irréfléchies ; si cette relation échouait, je lui survivrais également. Et contrairement à d’autres hommes que j’avais connus, Sam était un adulte responsable qui ne craignait pas l’intimité et explorait avec joie ce que la vie avait à lui offrir. Nous avons écouté notre cœur et, durant quelques années, nous avons eu notre petit coin de paradis sur terre.
Puis un jour, la glande lacrymale de l’œil droit de Sam a cessé de fonctionner, et très rapidement son œil s’est mis à saillir. Mauvais diagnostics et traitements inefficaces se sont succédé jusqu’à ce qu’une biopsie révèle qu’il souffrait d’un cancer de stade IV. Il n’y survivrait pas. Malgré ses souffrances, il menait avec grâce et courage son combat contre la mort.
Un matin, toutefois, il s’est trouvé incapable d’avaler les boules de pastèque qu’il aimait tant. Il est décédé quelques heures plus tard.
Non seulement ai-je été heureuse durant les quelques années que j’ai passées à ses côtés, mais je savais que je l’étais. J’ai reçu l’un des plus grands dons de l’existence : le véritable amour.
Sam me manque désespérément, mais j’accepte mon chagrin, car il est à la hauteur du bonheur que j’ai connu avec lui.
Nous nous sommes souvent dit que nous avions une chance inouïe. C’était le cas. Un amour naissant peut se montrer étonnamment généreux, même pour des personnes âgées.