Toute menue, cette skieuse paranordique au sourire franc et à l’énergie contagieuse aimerait bien voir quelqu’un se lever pour lui offrir de l’aide. Souvent, c’est en vain. « Les gens craignent de m’offusquer, ou ils ont peur ou ils me prennent en pitié. Mais a-t-on pitié d’une personne qui porte des lunettes ou d’une femme enceinte parce que ses déplacements sont laborieux ? »
Elle ne s’attend pas à ce qu’on vole constamment à son secours, mais elle apprécierait un petit coup de main dans des situations plus délicates. Se décrivant elle-même comme une « perfectionniste à temps plein et une amputée assumée », Caroline revient de loin. Fin 2008, on lui diagnostique une tumeur maligne à l’omoplate gauche, une forme rare de cancer des os qui nécessite une amputation. « Je suis passée de l’état d’une personne dite « normale » à celui d’une personne handicapée en l’espace de 12 heures. Et à partir de là, le comportement des gens a changé à mon égard. »
Trilingue, titulaire d’un diplôme en histoire et en science politique de l’Université d’Ottawa, Caroline a exercé le métier de journaliste (notamment en Alberta), avant de devenir fonctionnaire. Même si elle a toujours été très sportive, son parcours ne la destinait pas à se lancer dans la compétition de haut niveau. Pourtant, l’an dernier, elle a participé aux Jeux paralympiques d’hiver de Sotchi, en Russie, au sein de l’équipe canadienne de ski paranordique. Sans entraîneur attitré et sans aucune aide financière directe, elle poursuit actuellement son entraînement, à raison de 12 heures par semaine, dans l’espoir de participer aux Jeux paralympiques d’hiver de 2018, à Pyeongchang, en Corée du Sud. Elle sera alors âgée de 43 ans.
Femme engagée et fière de ses racines franco-ontariennes, Caroline refuse d’envisager sa condition comme une forme de handicap. En apprenant qu’elle avait un cancer, il y a six ans, elle a évité de s’interroger sur les circonstances qui auraient pu favoriser l’éclosion de la tumeur. « Ma mère, par contre, culpabilisait beaucoup, dit-elle. Elle tentait de se rappeler ce qu’elle avait mangé quand elle était enceinte de moi, les maladies que j’avais contractées enfant. De mon côté, j’étais dans l’anticipation. Je cherchais à savoir ce que cette amputation signifiait pour mon avenir. »
Un an et demi auparavant, elle avait rencontré José, qui deviendrait son partenaire de vie. Grâce à lui, la future athlète de Sotchi a exécuté ses premières descentes à ski de fond dans le parc de la Gatineau. Arriva la maladie, puis la première amputation. José l’aida alors à conserver la forme, sans qu’elle ait besoin de se faire prier. « Quelques heures après la première opération, je grimpais les escaliers de l’hôpital à bonne vitesse. Marche, course, ski. J’ai toujours veillé à reprendre mon activité physique le plus rapidement possible. J’aime être maître de mon corps. »
Mais le cancer a récidivé et Caroline a dû repasser sous le bistouri deux autres fois en l’espace de sept mois. Au final, elle a perdu son bras, l’omoplate, l’épaule et une partie de sa cage thoracique. « J’étais dévastée. Je me demandais jusqu’où iraient ces amputations à répétition. Est-ce qu’on me couperait le cou ? »
Dans la salle de réveil, après la troisième opération, elle ressentait intensément la présence de son bras gauche, celui qu’on venait précisément de lui sectionner. Elle éprouvait une sensation d’engourdissement extrême, intolérable, jusqu’au bout des doigts.
Comment peut-on avoir mal dans une région du corps qui n’existe plus ? La situation lui semblait si irréelle qu’elle avait l’impression de vivre une aventure de science-fiction. Malgré tout, elle n’a pas perdu le sens de l’humour et a attribué le nom d’Oscar Copperfield à son bras fantôme. Pendant quatre mois, Oscar lui a fait vivre un enfer. « On n’est plus soi-même lorsqu’on souffre, constate-t-elle. Moi, l’hyperactive, je recherchais les endroits sombres. Il fallait que les stores soient baissés dans ma chambre, afin de trouver le moyen de me détendre pour calmer la douleur. » Aujourd’hui, Oscar est devenu un allié qui se manifeste uniquement lors des périodes de grand stress, « un baromètre émotif qui s’agite lorsque mon esprit est préoccupé et qui se détend lorsque je suis en bonne compagnie. »
Élevée à Ottawa au sein d’une famille monoparentale, Caroline a connu une enfance mouvementée sur le plan émotionnel. Ainsi, elle avait quatre ans lorsque ses parents se sont séparés et 13 lorsque son père est mort à l’âge de 40 ans. Avec le recul, elle a pris conscience que ce premier deuil, « extrêmement bouleversant », l’avait préparée à la perte de son bras. Elle a attribué le même rôle aux problèmes rénaux responsables de multiples hospitalisations quand elle était petite. « Quand je regarde ce que j’ai vécu ces cinq dernières années, observe-t-elle, je me rends compte à quel point la vie nous prépare progressivement à affronter les événements. »
Depuis toujours, elle rebondit. C’est son style. Toute jeune, elle s’est initiée au patin à roulettes et s’est fait élire présidente de son école primaire. Adolescente, elle multipliait les projets, était serveuse dans un café pour ramener de l’argent à la maison, suivait des cours de danse moderne, apprenait l’espagnol, tout en poursuivant ses études à l’école secondaire publique De La Salle. Comme son budget était serré, elle ne pouvait pas s’offrir les vêtements à la mode que les autres filles portaient. Qu’à cela ne tienne, elle a décidé de devenir « populaire d’une autre façon » et a été élue au conseil des élèves de l’école.
Avec son aplomb habituel, elle s’est inscrite pour faire sa dernière année d’études secondaires en France. De retour au pays pour son bac à l’Université d’Ottawa, elle est rapidement repartie étudier en Espagne. Après quelques années de carrière, l’appel de l’étranger s’est à nouveau fait sentir, elle s’est donc rendue en Écosse où, tout en terminant sa maîtrise de journalisme, elle a rejoint l’équipe féminine d’ultimate (sorte de frisbee libre), une de ses passions avec la course à pied.
Aujourd’hui, elle porte une épaule artificielle qu’elle enlève lors des compétitions. Au début, elle éprouvait énormément de difficultés à apprivoiser son nouveau corps. « J’ai connu une période difficile où je ne me trouvais pas belle. Mon copain m’a beaucoup aidée à retrouver confiance en moi, en tant que femme, raconte-t-elle. Mais dans les premiers mois, j’avais honte. En fait, j’aurais préféré qu’on m’ampute une jambe, parce que, comme nos interactions font surtout intervenir la partie supérieure du corps, une jambe manquante est plus facile à cacher. »
Pour briser son isolement, elle prend contact avec des gens qui ont subi un traumatisme comme le sien. Au printemps 2010, elle assiste à un atelier réunissant des athlètes avec des différences physiques ayant participé aux Jeux paralympiques de Vancouver. « J’ai su très vite que ma réadaptation passerait par le sport », se souvient-elle. Au cours de cette journée, elle s’initie au ski à roulettes auprès de sportifs souffrant de handicaps visuels. « Je me sentais instable sur mes skis, alors c’étaient ces personnes aveugles qui me guidaient. Pour moi, cet exemple illustre à quel point nos incapacités disparaissent lorsqu’on évite de s’imposer des limites. »
Toutefois, ses amputations lui ont fait perdre quelque sept kilos, soit 15 % de son poids. Il lui manque toute la musculature supérieure du dos, ainsi que les pectoraux du côté gauche. Elle a peiné pour retrouver son équilibre sur les pistes, car son centre de gravité s’était déplacé vers la gauche. Adepte d’activités de plein air depuis toujours, Caroline a donc utilisé la course à pied, le yoga et le ski pour rebâtir sa force abdominale et se rétablir physiquement avant d’envisager la compétition. « Je ne visais pas du tout les Jeux paralympiques. J’ai plutôt suivi un programme au gré bon vent. »
Un an et demi plus tard, invitée à participer à sa première coupe du monde de ski paranordique, elle arrache une cinquième place, ce qui lui donne l’élan pour se lancer dans le sport de haut niveau. Stimulée, et de plus en plus résolue à se qualifier pour les jeux, elle s’inscrit à un maximum de compétitions, au Canada comme à l’étranger. Côté entraînement, elle double presque la cadence en un an pour atteindre un total de 515 heures d’activités physiques en 2013.
Elle rejoint le club Chelsea Nordiq et arpente les pistes du parc de la Gatineau avec de jeunes skieurs de 16 ans, car leur type d’entraînement correspond à son niveau chez les paralympiques.
Le Canada est à la recherche d’athlètes lui permettant d’être représenté dans le plus grand nombre d’épreuves possible. La skieuse a donc décidé de se perfectionner en biathlon, ce qui améliorait ses chances d’être sélectionnée à Sotchi. Elle prend congé temporairement de son travail, met sur pied sa propre campagne de financement avec l’aide des membres de sa communauté, investit temps et argent.
Comme elle n’avait pas reçu d’aide régulière du gouvernement ou de Ski de fond Canada au cours de ses deux années et demie d’entraînement pour participer à des compétitions et être sélectionnée, elle a dû débourser 30 000 $ de sa poche. Heureusement, ses nombreux amis et quelques partenaires tels l’hôpital Montfort, l’entreprise sherbrookoise Motrec International, son club le Chelsea Nordiq et les frères des Écoles chrétiennes l’ont aidée à payer ces frais. Après tant d’efforts, elle reçoit enfin la confirmation de son départ pour
la Russie.
En mars 2014, à cause du stress, la douleur fantôme d’Oscar revient la hanter à Sotchi, comme cela lui arrive toujours lorsqu’elle est en compétition. Au final, elle ne figure pas au tableau des médaillés. En réalité, la nouvelle athlète se classe souvent « bonne dernière » à la ligne d’arrivée. « Je savais que je serais parmi les dernières. Ce n’était pas une surprise.
Mais est-ce que je m’en contente ? Non ! », précise-t-elle, en fière compétitrice pour qui la réussite réside dans le dépassement de soi. Cela dit, pour elle, passer les épreuves de qualification et être sélectionnée était déjà un exploit. Éternelle optimiste, elle relate ces déceptions avec bonne humeur sur son blogue et déclare même à une occasion avoir été reçue « comme la reine d’Angleterre », malgré sa performance de retardataire. « Pour moi, dit-elle, le succès se mesure davantage à la façon dont on affronte les obstacles qu’au simple fait de gagner. »
Ayant passé le cap des cinq ans le printemps dernier, Caroline n’est plus sous haute surveillance, même si une récidive est toujours possible. Cependant, elle a pris du recul face à la maladie. « Je n’ai jamais eu peur de mourir, dit-elle, parce que j’ai connu jusqu’ici une vie pleine et satisfaisante. »
Après quelques hésitations, elle s’est résolue à inscrire les jeux de 2018 parmi ses objectifs des prochaines années. Pour le défi, bien sûr, mais aussi pour l’aventure, le désir de se dépasser, de repousser ses propres limites et le plaisir de skier. Mais surtout parce que les Jeux paralympiques constituent encore un des meilleurs moyens de vaincre les préjugés.
La jeune femme s’est en effet donné pour mission de faire progresser les mentalités en ce qui concerne les personnes handicapées. Elle aimerait simplement faire comprendre que les personnes handicapées sont aussi « compétentes que n’importe qui ». Elle donne des conférences à ce sujet et visite environ une demi-douzaine d’écoles par an. « Elle a un charisme incroyable », constate Normand Fortier, président de la Fondation franco-ontarienne. Il est l’un des nombreux partenaires à avoir apporté son aide à la skieuse pour récolter des dons auprès d’une centaine d’individus dans le cadre de son récent périple dans le monde de la compétition.
«Les adolescents sont littéralement suspendus à ses lèvres, ajoute-t-il. Avec son énergie et sa force de persuasion, Caroline est le genre de personne capable de faire une différence.»