Couverte de pansements, telle une momie, dans son lit du service des grands brûlés de l’Hôtel-Dieu de Montréal, Tanya St Arnauld délire. Une semaine après avoir été aspergée d’un produit corrosif pour déboucher les tuyaux, la jeune femme sort d’un coma artificiel provoqué par ses médecins, qui voulaient lui éviter de terribles souffrances. Brûlée sur 19 % de son corps, elle est confuse et agitée.
Autour d’elle, les murs de la chambre semblent bouger. « Qui êtes-vous ? » demande-t-elle, en dévisageant sa mère Linda, à son chevet.
Puis, le cauchemar du 26 août 2012 lui revient à la mémoire : l’odeur de soufre, sa peau brûlée par l’acide crépitant comme des braises. En ce jour fatidique, la jolie Tanya St Arnauld, 29 ans, toujours enjouée, fait la fête avec des voisins. Elle est accompagnée de Nikolas Stefanatos, qu’elle fréquente depuis quelques mois. En juillet, elle avait accepté de l’héberger chez elle, à Longueuil. Cet homme qui affirme prendre une pause estivale de son nouvel emploi de représentant chez un concessionnaire automobile est aux prises avec des problèmes d’alcool et de drogue.
Sans un mot, Nikolas Stefanatos quitte soudain la fête et rentre chez Tanya. Quand elle le rejoint quelques minutes plus tard, l’homme est furieux. Il hurle en fouillant dans le réfrigérateur. Puis, sans raison aucune, il lui lance du ketchup et de la moutarde à la figure !
C’est la deuxième fois que Nikolas se comporte de si étrange façon en peu de temps. « Deux semaines auparavant, un dimanche, il m’a demandé de l’accompagner à la quincaillerie. Puis, il a pris mes clés et m’a laissée dans la voiture, après m’avoir aspergée de boisson gazeuse », raconte-t-elle. Elle y est restée trois heures à attendre, jusqu’à ce qu’elle parvienne à joindre son frère, qui est venu la chercher. Même si Nikolas est habituellement très doux avec elle, Tanya demeure bouleversée par son attitude inacceptable et souhaite qu’il quitte son logement.
Lorsque Nikolas récidive ce soir-là, Tanya, inquiète et les vêtements souillés, se réfugie chez ses voisins pour y passer le reste de la nuit. Mais une fois sur place, elle constate qu’il a de nouveau gardé ses clés, son portefeuille et son téléphone. Elle veut les récupérer et retourne précipitamment chez elle. Il apparaît alors dans l’embrasure de la porte et lui jette un produit graisseux et brûlant au visage.
« Qu’as-tu fais ? Je vais être aveugle ! » s’écrie la jeune femme. La vue brouillée, elle l’implore d’arrêter. Il continue de verser le contenu de la bouteille d’un litre sur elle tandis qu’elle s’enfuit et dévale une dizaine de marches d’escalier pour atterrir devant la porte des voisins, un palier plus bas. Elle se relève péniblement, ôte ses vêtements imbibés de liquide caustique et, en sous-vêtements, frappe désespérément à la porte en gémissant.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? interrogent les voisins.
– Je crois que c’est de l’acide », crie-t-elle en se précipitant vers la salle de bains.
On appelle les secours. Policiers et ambulanciers arrivent rapidement et découvrent Tanya, accroupie dans la baignoire sous un jet d’eau froide, en proie aux pires douleurs.
« Sauvez-moi, supplie-t-elle. Ma peau est en train de fondre ! »
Mélanie Moyen, technicienne ambulancière, constate que Tanya souffre de brûlures au deuxième degré. Elle lui demande si elle peut se lever et sortir de la baignoire, ce qu’elle fait.
« Mon visage ! mon visage ! ne cesse-t-elle de répéter.
– Pour l’instant, ça va, tente de la rassurer l’ambulancière. Tu n’as que des rougeurs. »
Un policier saisit la bouteille contenant le produit dangereux, pendant que les ambulanciers enveloppent la jeune femme d’une couverture, pour se diriger ensuite à toute vitesse vers l’Hôpital Charles-LeMoyne de Longueuil. Les cris de la malheureuse retentissent dans les urgences. On lui injecte un puissant analgésique et on la transfère rapidement vers le service des grands brûlés de l’Hôtel-Dieu de Montréal.
Dès son arrivée, elle est prise en charge par une équipe de spécialistes : un inhalothérapeute vérifie ses voies respiratoires, un médecin intensiviste surveille ses signes vitaux et installe une perfusion intraveineuse, tandis qu’un chirurgien plasticien évalue la gravité et l’étendue de ses blessures dans la salle d’examen, chauffée comme un sauna pour éviter l’hypothermie. On lave ses plaies avec une solution antibactérienne et on les recouvre de pansements antibiotiques pour prévenir les infections.
Intubée, Tanya est ensuite transportée aux soins intensifs. « Quand je suis entrée dans sa chambre, j’ai failli m’effondrer, se rappelle sa mère. Elle avait l’air d’une momie. On lui voyait à peine les yeux et le nez. »
Souffrant d’un stress provoqué par l’agression et la gravité de ses blessures à la tête, au visage, au cou, au thorax et aux bras, elle est mise sous sédation le temps des traitements.
Une brûlure cesse d’évoluer après 72 heures. Louise Duranceau, chirurgienne plasticienne réputée, doit donc attendre avant de mesurer l’étendue des dégâts et de procéder à une première intervention chirurgicale sur les zones les plus touchées. Un peu plus d’une semaine après l’agression, elle entreprend la tâche délicate de prélever de fines couches de peau sur les cuisses et le dos de Tanya pour les greffer sur ses bras, son thorax et son flanc gauche.
Des lamelles de tissu cutané sont encore prélevées une semaine plus tard, lors d’une autre intervention. Quatre opérations au cuir chevelu seront également nécessaires au cours des mois suivants.
Maxime, son frère, passe des heures à son chevet. La brutalité de l’attaque le révolte. « Les médecins nous défendaient de la photographier, dit-il. Mais dès le premier jour, j’ai utilisé mon téléphone pour envoyer des photos à certains journalistes. Je voulais dénoncer ce crime. »
À son réveil, Tanya les voit circuler sur les réseaux sociaux. Elle est terrifiée et pense qu’on lui a amputé des membres. Quand les médecins lui permettent enfin de se regarder dans une glace, elle est soulagée. « Mon Dieu, je ne suis pas défigurée. »
« La diffusion des images de Tanya nous a fait craindre le pire. Mais cela a plutôt entraîné un élan de sympathie à son égard qui l’aide à guérir », déclare la psychologue Suzie Bond.
Ses plaies cicatrisent, mais elle ne peut pas se remettre aussi rapidement de ses blessures morales. Pendant des semaines, elle dort très mal, même si elle sait que Nikolas a été arrêté quelques heures après l’agression. Elle élabore les pires scénarios, imaginant qu’il revient lui jeter de l’acide à la figure. Malgré ses craintes et ses angoisses, Tanya veut être forte et réapprendre à marcher au plus vite. Dès qu’elle peut quitter le lit, elle se promène dans le corridor de l’hôpital, aidée des infirmières.
Elle demeure ensuite deux mois en rééducation à l’Hôpital Villa Medica. Les physiothérapeutes et les ergothérapeutes multiplient les traitements pour assouplir la peau greffée et améliorer sa motricité.
« L’énergie me venait des nombreux encouragements que j’ai reçus, mais aussi d’autres patients », confie-t-elle, citant en exemple la résilience de ses voisins de chambre qui l’ont inspirée. Un jeune homme brûlé sur au moins 90 % de son corps lors d’un accident, et qui a dû être amputé en plus d’être totalement défiguré, continuait à faire des blagues et à sourire à la vie. Ainsi, à ses amis qui viennent lui rendre visite et qui la plaignent, elle répond que ce n’est pas grave, qu’elle rentrera bientôt à la maison. « Il y a pire que moi. » Tanya est une éternelle optimiste.
Elle reste convaincue que la tragédie qui la frappe a un sens, que quelque chose de mieux l’attend, après. Cela lui vient de son enfance. Elle n’a jamais connu son père, et sa mère l’a élevée seule jusqu’à l’âge de sept ans, avant de rencontrer un autre homme. Mais sa grand-mère, ses oncles et ses tantes étaient toujours auprès d’elle pour l’encourager et lui inculquer des notions de partage et d’amour.
Fillette, elle met en pratique leurs conseils en prêtant ses jouets aux enfants de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) que sa mère accueille. Adulte, devenue coiffeuse, elle n’hésite pas à offrir une coupe de cheveux à l’enfant d’une mère de famille seule ou à celui d’un père sans emploi.
Même chose pour ses amis.
Elle croit que tout ce qu’on donne nous revient un jour d’une manière ou d’une autre. « Tanya est une femme de cœur. Elle pense plus aux autres qu’à elle-même, affirme sa mère. Elle a toujours pris soin de son frère qui a sept ans de moins qu’elle, se privant souvent pour lui faire des cadeaux. »
En novembre 2012, trois mois après la terrible agression, elle sort finalement de l’hôpital de rééducation. Sa mère l’accueille et prend soin d’elle. La nuit, elle dort à ses côtés comme lorsqu’elle était petite. Le jour, elle et Maxime lui refont ses pansements et appliquent une pommade sur une plaie béante sur le côté droit de sa tête. Ils l’aident aussi à mettre les vêtements compressifs qui favorisent la cicatrisation.
Tanya a beau être combative, elle succombe parfois aux idées noires. Au fond d’elle-même, elle est convaincue qu’elle ne sera plus jamais la jolie jeune femme d’avant l’incident. À la juge au procès de Nikolas Stefanatos, elle écrit qu’en raison de plusieurs cicatrices permanentes entravant sa motricité, elle se « retrouve avec le corps d’une femme de 80 ans. Quand je ferai la connaissance de quelqu’un, ajoute-t-elle, je devrai expliquer ce qui m’est arrivé et cela me fera revivre l’agression. À cause de mon apparence, je serai toujours celle qui a été brûlée. »
Mais la chance lui sourit. Tout ce qu’elle a donné par altruisme finit par lui revenir. En janvier 2013, le présentateur vedette de CNN, Anderson Cooper, qui a vu les photographies diffusées par son frère, l’invite sur son plateau de télévision à New York. Tanya découvre qu’une autre femme participe à l’émission. Élégante et distinguée, Jille Waibel est une dermatologue spécialisée dans les soins aux grands brûlés, et la directrice médicale du Miami Dermatology and Laser Institute, en Floride. Tanya fond en larmes lorsque ce médecin de réputation internationale lui propose en direct à la télé de se rendre à sa clinique, toutes dépenses payées, pour y subir une série de traitements au laser, un cadeau de plusieurs milliers de dollars.
« Elle m’a fait penser aux femmes brûlées à l’acide par leurs maris violents au Moyen-Orient et cela m’a profondément touchée, explique la dermatologue. Je sais que les traitements vont beaucoup l’aider psychologiquement. »
Cette intervention consiste à brûler le tissu cicatriciel au laser afin de stimuler l’apparition d’une nouvelle peau lisse. Le traitement est douloureux et lui rappelle la première fois qu’elle a été soignée pour ses lésions. Mais de puissants médicaments prescrits pour une durée de 10 jours l’aident à endurer la souffrance. « Après trois séances, mes cicatrices ont presque toutes disparues, se réjouit Tanya. La Dre Waibel est un ange ! »
Cet encouragement inespéré lui donne de nouvelles forces pour affronter son agresseur. Elle se présente au palais de justice de Longueuil, en février 2013, sans perruque ni maquillage, vêtue d’un chandail à manches courtes dévoilant les séquelles de l’agression, pour témoigner lors de l’enquête préliminaire très médiatisée de Nikolas Stefanatos. « Je voulais que tout le monde voie ce qu’il m’a fait », confie-t-elle.
En novembre 2014, Nikolas Stefanatos plaide coupable à des accusations de voies de fait graves. Portant une tuque pour cacher les points de suture de ses quatre opérations à la tête, Tanya lit une déclaration devant la juge.
« Le 26 août 2012, je suis décédée, commence-t-elle. La fille que j’étais avant l’attaque ne sera plus jamais. Elle est disparue. Aucune compensation, aucun traitement psychologique, aucune sentence ne me redonnera ce qu’il m’a enlevé. » Nikolas Stefanatos écope 57 mois de prison.
« J’essaie de ne pas éprouver de haine envers lui, car cela ne m’apportera rien de positif. Je consacre toute mon énergie à reconstruire ma vie, avec l’aide de mes amis et de ma famille. »
Même si le tribunal lui a imposé de nombreuses conditions, pour l’empêcher de reprendre contact avec elle, Tanya craint un jour de le croiser dans la rue. Selon la psychologue Suzie Bond, les études prouvent qu’environ 30 % des grands brûlés développent des troubles psychologiques. Les plus fréquents sont le syndrome de stress post-traumatique et la dépression majeure. Pour sa part, Tanya tente de surmonter ses symptômes depuis quelques mois avec l’aide d’une psychothérapeute.
« Quand je suis seule, je peux vérifier jusqu’à 10 fois que les portes sont verrouillées. J’ai beaucoup de difficulté à être seule dans la baignoire car cela me rappelle le moment où j’ai cru mourir. J’ai des angoisses, des brûlures d’estomac et des sueurs froides. J’ai aussi une phobie de certains produits ménagers dont les bouteilles ressemblent à celle qu’il a utilisée contre moi. »
Suzie Bond estime que Tanya dispose de deux atouts importants pour surmonter ses difficultés : l’optimisme et la persévérance. Elle est également soutenue par sa famille et ses amis. Dans les cas d’agressions, il peut être difficile pour les victimes de faire à nouveau confiance aux autres. Elles ont une propension à l’isolement. En revanche, Tanya n’a pas eu cette réaction. « Les hommes ne sont pas tous pareils. Il y a des gens bien ! » déclare-t-elle.
Quelques mois après son agression, elle a renoué avec un homme de 30 ans, rencontré quatre ans plus tôt dans un restaurant où il était serveur. Cet ami lui a téléphoné lorsqu’elle était à l’hôpital et ils se sont revus lors d’un pique-nique en 2013. L’amitié a fait tranquillement place à l’amour. « Il m’a acceptée comme j’étais, avec mes blessures et mes faiblesses, et m’a beaucoup encouragée dans la poursuite de mes traitements. »
Au début de l’année 2014, Tanya devait subir une autre intervention chirurgicale au cuir chevelu. À la dernière minute, alors qu’elle était sur le point d’entrer en salle d’opération, Isabelle Perreault, chirurgienne plasticienne et directrice médicale du service des grands brûlés, a tout annulé.
« Pourquoi ? lui a demandé Tanya, étonnée.
– Parce que tu es enceinte, a-t-elle répondu dans un sourire. On devra attendre après ton accouchement ! »
Tanya pleurait de joie. Après avoir redouté de mourir à l’Hôtel-Dieu de Montréal, elle ne croyait jamais un jour savourer l’un des plus beaux moments de sa vie au même endroit.
Son fils Jakob est né le 4 août 2014, en parfaite santé. « Quand les infirmières l’ont posé sur moi, je n’avais plus aucune pensée négative en tête. C’était un instant magique, qui prouve que la vie peut être belle si on y croit vraiment, peu importe nos blessures et nos difficultés. Mon fils est mon bonheur, mon petit miracle. Je lui raconterai un jour qu’il m’a aidée à guérir ! »