Seule contre un couguar
L’esprit en ébullition, Larrane Leech bondit sur le couguar dans une tentative ultime pour protéger les enfants.
Réveillé par le soleil matinal, le jeune couguar ouvre grand les mâchoires dans un bâillement révélant ses crocs et étire ses pattes avant musclées. Puis il se met en route pour descendre à flanc de montagne, traverser une étroite route et trottiner vers les eaux vives du fleuve.
Depuis des jours, il se rapproche lentement du petit village de bûcherons de Lillooet, sur le fleuve Fraser, au pied des montagnes du sud de la Colombie-Britannique. Maintenant, après s’être désaltéré dans le courant froid, il s’étend de nouveau dans un nid de hautes herbes.
Tôt ce matin du 3 juillet 1991, les cinq enfants du service de garde de Larrane Leech sont à l’extérieur, occupés à peindre des paysages colorés sous le soleil pénétrant. À 10h, il est déjà temps de trouver de l’ombre, et Larrane décide de descendre jusqu’au fleuve. «Nous allons cueillir des baies maintenant», annonce-t-elle.
Il n’y aura pas de couguar (heureusement!), mais vous aurez peut-être la chance d’apercevoir ces animaux près des routes au Québec.
Une rêve devenu réalité
À 44 ans, elle a réalisé l’un de ses rêves en transformant sa maison en service de garde. Il lui a fallu beaucoup de travail et de détermination pour obtenir sa certification.
Après avoir suivi une formation en éducation à la petite enfance, elle a travaillé comme bénévole dans une garderie tout en conservant son emploi à la scierie locale et en continuant d’élever seule ses trois adolescents.
Jusqu’ici, la garderie fonctionne bien. Mais il est encore trop tôt pour savoir si les familles avec lesquelles elle fait affaire sont satisfaites. Et elle se demande si elle sera capable de s’occuper de suffisamment d’enfants pour que son entreprise soit rentable.
Larrane connaît les cinq enfants dont elle a la charge depuis qu’ils sont bébés. Trois d’entre eux sont frère et sœurs: Mikey l’enjoué, deux ans, Jessica, cinq ans, l’exubérante meneuse, et Alleshia Allen, trois ans et demi, la petite athlète dure à cuire. Natani Leech, quatre ans, aux longs cheveux, est à la fois leur tante et la nièce de Larrane.
Seule Lisa O’Laney, pétillante petite fille de bientôt deux ans, n’a pas de lien familial avec eux. Tous sont membres de communautés autochtones des environs de Lillooet, à plus de 160 kilomètres au nord-est de Vancouver.
Les enfants se sont aisément adaptés à la vie quotidienne de Larrane. Amoureuse de la nature, elle insiste pour qu’ils passent autant de temps que possible à l’extérieur. Tout le monde adore l’heure du cercle, quand ils se passent une plume d’aigle blanc et noir; l’enfant qui la tient peut alors parler de ce qu’il veut.
Après avoir rangé le matériel de peinture et donné à chaque enfant un bocal vide, Larrane appelle Pal, son berger allemand croisé d’un an. Gloussant déjà, Jessica et Natani se placent toutes deux en tête de file. Larrane met la main de Mikey dans celle d’Alleshia, prend celle de la petite Lisa dans la sienne et sonne le départ: «Allons-y.»
En route pour la cueillette
La maison de Larrane se dresse sur une pente boisée non loin du puissant fleuve Fraser. Le groupe chemine sur la route de gravier poussiéreuse, puis sur un sentier de terre battue à travers les arbres. Les deux aînées s’élancent dans les hautes herbes brunes au bord du chemin, les longs cheveux de Natani battant sa taille en rythme. Larrane et les petits pressent le pas pour les rattraper.
Arrêtant les enfants au premier buisson de baies, Larrane leur indique les longues branches minces chargées de grappes de petits fruits bleu marine rebondis et sucrés.
«Regardez, il y a des baies partout.» Elle aide Lisa à trouver des grappes sur les branches basses. Mikey les observe, puis croque prudemment dans un fruit. «Mmmm, c’est bon!» Puis il s’affaire à en cueillir d’autres.
Le félin tend une oreille vers le piaillement des enfants et hume l’air par réflexe. Les couguars attaquent rarement les hommes et il est exceptionnel qu’ils se montrent, mais avec l’expansion des villes dans le territoire montagneux, on a observé de plus en plus de couguars, surtout dans le sud de la Colombie-Britannique. La province en dénombre environ 3000.
Le jeune couguar maîtrise instinctivement les tactiques de chasse: approcher en silence et contre le vent dans les hautes herbes pour ne pas être entendu, senti ou vu; choisir la proie la plus faible et attaquer par-derrière, en refermant ses puissantes mâchoires sur les nerfs et vaisseaux sanguins vitaux du cou de la victime.
Larrane et les enfants progressent lentement d’un buisson à l’autre. Pal s’arrête fréquemment à l’ombre, haletant. En 20 minutes, les enfants ont rempli leurs bocaux et presque atteint le fleuve. Là, le terrain descend abruptement vers un banc de sable frais et ombragé d’environ quatre mètres de large.
«Bon, lance Larrane une fois que le groupe a dévalé la pente jusqu’au banc de sable. Installons-nous en cercle.» Elle ne peut pas risquer de laisser un enfant s’éloigner.
Soudain, Alleshia bondit sur ses pieds et file vers les arbres. «Reviens ici», la rappelle Larrane, qui court à sa poursuite. Elle la rattrape et se penche sur elle pour l’aider à revenir à la plage.
Ils sont observés
Le couguar aperçoit désormais les étranges petites créatures qui font tout ce chahut. Ses instincts prédateurs se mettent aussitôt en action. Il a là des proies idéales: petites, mouvantes, insouciantes.
Progressant sur l’épais tapis d’aiguilles de pin, le félin s’approche furtivement des enfants, sans jamais faire bruisser une feuille ou craquer une brindille. Puis il fait quelque chose d’étonnant, une erreur que seul un jeune animal inexpérimenté peut commettre. Il s’avance sur la plage et se contente de bousculer l’un des enfants, le jeune garçon Mikey, qui est renversé sur le sable. Les règles de la chasse exigent que le couguar saisisse la tête du garçonnet dans sa gueule et l’emporte ainsi. Mais le jeune couguar a marqué une pause, et pour retirer tout poil avant d’attaquer et de se nourrir, il commence à lécher la peau lisse du petit de sa langue râpeuse.
Larrane perçoit soudain le silence des enfants. Elle lève les yeux pour découvrir l’arrière-train d’un félin de la taille de Pal surplombant Mikey. Il a la tête baissée, masquée par les protubérances de ses omoplates, et sa queue charnue à bout noir fend l’air à la manière d’un fouet.
L’éducatrice est pétrifiée. Natani pouffe d’un rire nerveux. «Arrête de lécher le visage de Mikey», lance-t-elle d’un ton malicieux, comme si elle s’adressait à un chat domestique.
Lisez le témoignage de ce couple dont la lune de miel a viré au cauchemar!
Que faire?
Larrane ne sait pas si Mikey a été mordu; l’enfant est silencieux et caché sous la bête. Le cerveau en ébullition, elle bondit soudain en direction du couguar, dans l’intention de saisir sa queue. Mais elle change de cible au dernier moment et saisit l’animal par la peau du cou. Elle tire dessus et le secoue de gauche à droite.
L’animal sort aussitôt ses griffes et fait volte-face pour affronter Larrane, labourant le visage de Mikey et de Lisa au passage. Tout en feulant, il s’étire haut sur ses membres postérieurs pour lancer ses pattes avant vers la tête de la femme de 1,55m, qui recule en titubant. Une patte glisse sur l’épaule droite de Larrane, éraflant son oreille.
Bien qu’il soit encore jeune, cet animal est capable de la tuer. Il est doté de tous les crocs et des muscles nécessaires pour terrasser une victime de trois fois sa taille.
Désormais conscients du danger, quatre des enfants poussent des cris perçants avant de se réfugier derrière Larrane. Mikey reste immobile au sol.
«Restez derrière moi», crie l’éducatrice en faisant face à la bête. Sans réfléchir, elle attrape les membres antérieurs de l’animal et tire dessus pour les éloigner d’elle. Le couguar qui se débat la force à s’accroupir. Ses sandales souples s’enfoncent et glissent dans le sable, elle peine à rester bien solide sur ses appuis. Rassemblant toutes ses forces, Larrane se redresse laborieusement, tenant toujours les pattes du félin. Puis elle projette ses bras vers l’avant et les tient ainsi, bien droit devant elle. Au même moment, elle utilise ses pouces pour repousser les pattes de l’animal vers l’intérieur et se protéger de leurs griffes.
Une dangereuse danse
Piégée dans une valse mortelle avec le couguar, Larrane a la sensation de se voir agir au ralenti. Elle fixe du regard la langue rose de la bête et ses longs crocs d’ivoire.
Dansant d’avant en arrière sur ses pattes postérieures, l’animal laisse échapper un grondement menaçant en tentant de libérer ses pattes aux griffes acérées.
«Pal, attaque!» crie-t-elle au chien qui se tapit au sol à moins de trois mètres de là. Elle sent les muscles de ses bras, de ses jambes et de son dos faiblir. Que vais-je bien pouvoir faire? se demande-t-elle. Personne ne nous trouvera jamais ici, et si la bête s’éloigne de moi, il tuera certainement les enfants. «Va-t’en et laisse-nous tranquilles! hurle-t-elle à la gueule de l’animal. Laisse-nous tranquilles et on te laissera tranquille.»
Le couguar essaie maintenant une nouvelle tactique pour briser la poigne de la femme. Il commence à secouer le haut de son corps de gauche à droite, et l’éducatrice sent qu’il va lui échapper d’un instant à l’autre. Agissant encore une fois sans vraiment y penser, elle arque le dos pour prendre de l’élan, puis pousse en avant de toutes ses forces, propulsant le félin directement vers le chien en s’écriant de nouveau: «Pal, attaque!»
Le couguar tombe en arrière, mais se rétablit aussitôt dans une roulade avant de dépasser Pal en courant se réfugier dans les broussailles, plus loin le long de la plage.
Sans le savoir, Larrane a agi exactement de la bonne manière. Elle a distrait l’attention du couguar pour l’éloigner de Mikey, une fraction de seconde à peine avant qu’il n’ait l’occasion de broyer le crâne du bambin entre ses puissantes mâchoires. Ses gestes agressifs et ses grands cris ont ensuite effrayé l’animal. Les spécialistes des couguars affirment que ces félins perdent souvent tout désir de tuer lorsqu’on les affronte avec colère.
Rencontrer un couguar aurait pu faire partie de ces catastrophes qui pourraient vous arriver en voyage!
«Courons à la maison!»
En voyant l’animal battre en retraite, Pal se lance à sa poursuite dans un concert d’aboiements. D’un seul élan, le couguar bondit sur un pin et grimpe jusqu’au sommet, enroule ses pattes autour d’une branche et attend là, les yeux braqués sur le chien.
Larrane se précipite vers Mikey, toujours allongé en silence sur le sable. Le côté gauche de son visage et de son cou est baigné de sang. Mais il respire, et ses yeux sont ouverts si grand qu’ils semblent lui sortir de la tête.
Il est vivant, pense Larrane dans un soupir de soulagement. Mais il est étrangement immobile. Il doit être en état de choc, suppose-t-elle en le prenant dans ses bras.
Puis son regard tombe sur Lisa, qui gémit à ses côtés. Le visage de la fillette est également couvert de sang.
Déplaçant Mikey contre sa hanche droite pour saisir Lisa du bras gauche, Larrane appelle les autres enfants. «Courons à la maison!» La terreur se lit dans tous les regards.
L’éducatrice porte la main à son visage et sent du sang couler. Je leur fais peur, comprend-elle. «Allons-y, aussi vite que possible!»
Ils escaladent la colline en sens inverse, Lisa toujours en pleurs, Mikey muré dans le silence. Bientôt, les deux enfants sont trop lourds pour Larrane. Elle pose doucement Mikey, soudain sorti de sa stupeur. «Aïe, aïe, aïe!» se met-il à crier, des larmes roulant sur ses joues.
Larrane le tire vers la maison. Pal traîne derrière, observant le félin. Puis il finit par suivre le reste de la troupe. «Tout ira bien», assure l’éducatrice aux enfants. Mais en son for intérieur, elle n’en est pas certaine. Le couguar peut se trouver n’importe où. Elle songe à ce qu’il leur a déjà fait subir – à Lisa, à Mikey, et au rêve qu’elle a mis si longtemps à réaliser. Restera-t-il des parents pour lui confier encore leurs enfants après cela?
Cinq minutes plus tard, ils sont tous à l’intérieur. Soudain, Larrane prend conscience de sa propre douleur. Ses cuisses sont couvertes d’ecchymoses et les griffures sur son bras, son front et son oreille brûlent. Ses mains tremblent quand elle compose le numéro de l’hôpital, puis celui des parents de Lisa et de Mikey.
À l’hôpital de Lillooet, Mikey reçoit 40 points de suture pour refermer les lacérations que l’animal a faites sur son menton et son cou, mais toutes ses plaies sont superficielles. Lisa aussi a eu beaucoup de chance. Les griffes du félin sont passées à deux centimètres de son œil droit. Les médecins font 20 points sur ses coupures au visage et administrent aux deux enfants le vaccin contre le tétanos.
Les griffures de Larrane sont simplement nettoyées. Elles guériront seules. Mais les muscles de ses bras, de son dos et de ses jambes sont si endoloris qu’elle a du mal à marcher.
Le soulagement
Le lendemain matin, elle éprouve un profond soulagement en ouvrant la porte à quatre de ses enfants en garde – dont Mikey. Seule Lisa n’est pas revenue.
Pendant plusieurs jours, assis en cercle à se passer la plume d’aigle, les enfants demeurent silencieux. Les images qu’ils dessinent lors des activités d’arts plastiques sont éclaboussées de traînées rouges.
Finalement, une semaine plus tard, Mikey prend la plume d’aigle dans sa petite main et déclare:
«J’ai fait un rêve cette nuit.
— Et qu’as-tu vu dans ton rêve? demande gentiment Larrane.
— J’ai vu un aigle. Il était posé sur mon lit. Puis il s’est envolé au-dessus de moi.»
Larrane sourit. Dans le folklore de Lillooet, l’aigle est un signe de force, envoyé par les ancêtres pour assurer à celui qui le voit qu’il restera en sécurité. L’enfant reprend confiance.
Larrane aussi a le sentiment d’être en sûreté. Elle a affronté la plus grande épreuve de sa vie sans reculer. Ses amis et voisins ont applaudi sa force. Elle a désormais l’impression de pouvoir tout accomplir.
La police et un agent local du service de conservation de la faune sont partis à la recherche de la bête dès qu’ils ont été prévenus de l’attaque. Neuf jours plus tard, le couguar s’est aventuré dans le jardin de Doug Johnston, à un kilomètre et demi au nord de la maison de Larrane Leech. Doug a appelé son voisin Dayle Turley, qui est arrivé avec une carabine et a abattu l’animal.
En décembre 1992, le gouverneur général Ramon John Hnatyshyn a décerné à Larrane l’Étoile du courage. Et le village de Lillooet l’a félicitée pour sa «remarquable bravoure».
Larrane Leech a continué d’opérer un service de garde en milieu familial pendant plusieurs années. Elle est décédée le 14 septembre 2020 à l’âge de 73 ans.
Cet article est initialement paru dans le numéro de mai 1993 de sélection du Reader’s Digest.