Robin Williams aime travailler sans filet.
Si vous avez vu l’enregistrement d’un de ses spectacles sur scène, vous êtes au courant.
Ses monologues sont totalement improvisés.
Pas de texte écrit d’avance, pas d’essayages de costume, pas de recyclage des blagues qui ont bien marché la veille.
Il n’y a que l’irrésistible Williams devant son public, en général hurlant de rire.
Au cinéma, on lui fournit bien un scénario comme point de départ, mais les réalisateurs de Hollywood et ses millions de fans comptent sur son génie singulier de l’improvisation pour les faire rire ou pleurer au moment le plus inattendu. Depuis ses débuts à la télévision sous les traits de Mork de Ork, l’extraterrestre simplet, Robin Williams a rarement déçu son public. Du clochard fou du Roi pêcheur au père divorcé déguisé en nounou de Madame Doubtfire, il a campé une vaste galerie de personnages.
Au fil des années, les journalistes qui ont interviewé Robin Williams ont appris qu’avec cet hyperactif de la blague il fallait s’attendre à tout. Nous n’aurions par exemple pas été surpris si l’acteur s’était mis à réciter le célèbre discours d’Abraham Lincoln à Gettysburg à la manière du chanteur James Brown, mais avec une pointe d’accent croate, le tout en exécutant une danse bavaroise. Au lieu de cela, nous avons rencontré un homme parfaitement normal et maître de lui, si ce n’est qu’il est anormalement doué pour faire rire.
Sélection : Vous avez été formé à Juilliard, une école d’art dramatique très prestigieuse. Quand avez-vous commencé à vous spécialiser dans l’humour ?
Robin Williams : J’ai quitté l’école, mais j’étais incapable de trouver du travail. Je me suis donc mis à courir le cachet dans des cabarets qui faisaient une place aux humoristes. J’avais toujours improvisé, et le monologue comique me permettait de me défouler à fond: tout à coup, il n’y avait plus que moi et le public!
Sélection : Travailler devant un public en chair et en os, quel effet ça fait ?
R.W. : C’est à la fois effrayant et exaltant, comme un combat. Les métaphores vont d’ailleurs dans ce sens. Quand ça marche, on dit que vous faites un malheur. Quand ça ne marche pas, vous êtes mort.
Sélection: Votre premier spectacle, vous vous en souvenez?
R.W.: Vaguement. C’était à San Francisco au cours des années 1970. J’étais un quart-arrière de football sur l’acide. Une époque décoiffante!
Sélection: Il y a l’humoriste «politique», comme Jon Stewart, ou l’observateur, comme Jerry Seinfeld. Où situez-vous votre style?
R. W. : On peut le comparer à un plateau tournant garni d’amuse-gueule. Il y a des blagues salées, des trucs intimes, des plaisanteries à saveur politique, d’autres qui égratignent le gratin des célébrités. C’est dément et déjanté. Ça va partout et nulle part.
Sélection: Travaillez-vous avec une sorte de scénario?
R.W.: Non, plutôt avec une liste qui ressemble à une suite de gros titres. Par exemple, « Le pape allemand ». Histoire de déterminer un sujet et de l’explorer le plus possible.
Sélection: Est-ce que vous répétez?
R. W. : Non, ce n’est pas le genre de la maison. Je passe pas mal de temps à chercher des idées et, ensuite, je me lance. Quand j’ai fait mon spectacle à Broadway, j’ai même inclus au dernier moment un quart d’heure inédit sur Michael Jackson qui venait de perdre le soutien du révérend Al Sharpton. J’ai dit « Alors, ça doit vraiment être une cause perdue…»
Sélection : Ce n’est pas mieux d’avoir un texte, par sécurité?
R. W. : La sécurité ne me réussit pas.
Sélection : Vous vous autocensurez?
R.W. : Les gens vous diraient plutôt que je ne me censure jamais. Pour reprendre les termes de Billy Crystal: «Je n’ai pas ce gène-là.»
Sélection : Y a-t-il quelque chose qui n’est pas drôle à vos yeux?
R.W. : Ce qui n’est pas drôle aujourd’hui le sera demain.
Sélection : Il semble qu’on vous pardonne tout. Comment expliquer cela ?
R.W. : C’est peut-être parce que j’ai l’air sympathique, léger. Il m’arrive de me mettre en colère, mais je finis toujours par en rire. Ça ventile l’atmosphère. C’est peut-être une stratégie pour désamorcer les tensions.
Sélection : A cette étape de votre carrière, est-ce l’humoriste ou l’acteur qui passe au premier plan?
R.W. : Pour moi, les deux sont interchangeables. Ils se nourrissent très bien l’un l’autre. C’est l’humoriste qui paie les factures quand l’acteur est en panne de rôle au cinéma.
Sélection : Votre père, Robert, travaillait dans l’industrie automobile. Quel genre de vacances preniez-vous en famille ?
R.W. : Nous n’en prenions pas sou- vent, parce que mon père travaillait comme un fou. Je me souviens qu’une fois on est allés à New York. Je n’y avais jamais été. Regarder par la fenêtre, écouter les bruits de la nuit… Je voulais tout entendre [il imite les sons d’un dialecte étranger]… et ces bennes à ordures!
Sélection : Aujourd’hui, pourquoi vivez-vous à San Francisco plutôt qu’à Hollywood ou à New York?
R.W. : Mon père a pris sa retraite à San Francisco, et j’y ai vu l’occasion de mieux le connaître, d’être auprès de lui. Et puis, pour moi, cette ville a toujours été un endroit où les choses vont toujours en s’améliorant.
Sélection : Par exemple?
R. W. : Pour la première fois, on m’y avait inscrit dans une école mixte. Jusque-là, je fréquentais une école privée pour garçons. Tout à coup, il y avait des filles partout! On ne les exhibait pas seulement les soirs de bal pour nous les enlever ensuite. Et la première fois que j’ai vu du brouillard, j’ai demandé «C’est quoi ça, papa?» Je pensais que c’était un gaz toxique.
Sélection : Parlez-nous un peu plus de votre père.
R.W. : Il a travaillé pour Lincoln Mercury à l’époque où la compagnie fabriquait des voitures haut de gamme. Son travail consistait à visiter différentes succursales pour trouver des solutions aux problèmes. Puis il a vu la qualité se dégrader. On lui a offert un pont d’or pour rester, mais il a re fusé. A mes yeux, il a toujours été l’image même de l’intégrité.
Sélection : Cela a-t-il eu un impact sur votre vie?
R.W. : Etre porte-parole d’une marque, promouvoir un produit, c’est pour moi une zone de survol interdite, et ça, ça me vient de papa. Je veux me limiter à faire des films et à les vendre, sans être lié à un produit quelconque.
Sélection : Tout en se gardant d’être porte-parole d’un produit ici, certains acteurs jouent dans des publicités télévisées au Japon. Qu’en pensez-vous ?
R.W. : Financièrement, rien ne m’y oblige. Et on peut se demander après quoi courent ceux qui font ça. Ils gagnent déjà des fortunes! A moins que ce ne soit pour reverser les profits à des œuvres de bienfaisance, comme Paul Newman avec sa vinaigrette. Si je pouvais en faire autant, je le ferais.
Sélection : J’ai entendu dire que vous possédiez votre propre vignoble et que vous produisiez du vin dans la vallée de Napa.
R.W. : Je suis propriétaire de ce ranch depuis 26 ans, et ça fait 15 ans que j’y fais pousser du raisin.
Sélection : Vous ne buvez plus. Comment savoir si le vin est bon?
R.W. : Les gens qui gèrent le ranch s’y connaissent. Ma femme aussi.
Sélection : Pourquoi avoir arrêté de boire ?
R. W. : Mon fils aîné allait naître. Je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme ça.
Sélection : Vous aviez donc un problème ?
R.W. : L’alcool était lié à la consommation de cocaïne. On a besoin de boire pour atténuer les effets de la drogue. J’étais pris dans un double piège.
Sélection : Vous arrivait-il de perdre le contrôle?
R. W. : Pas totalement, mais quand même assez pour que les gens s’aperçoivent que quelque chose ne tournait pas rond. Surtout au travail. Les gueules de bois ne font pas de vous une personne agréable.
Sélection : Avez-vous trouvé le sevrage pénible?
R. W. : Ça s’est fait par étapes. On passe de l’alcool fort aux cocktails, puis du vin aux boissons gazeuses alcoolisées. Et là, on est sorti du bois.
Sélection: Marsha, votre femme depuis 1989, a-t-elle été un élément de stabilité dans votre vie?
R. W. : Oh, bien plus que cela. Notre relation m’a aidé à grandir. On peut dire qu’elle a bien fait ça. Elle et ma famille.
Sélection : Parlez-nous de votre amitié avec Christopher Reeve.
R.W.: Quand nous étions à Juilliard, il habitait près de l’école et m’a littéralement servi de banque alimentaire pendant toute une période. J’allais chez lui pour « emprunter » de la nourriture : «Pour moi, ce sera du thon, merci.» Nous étions l’opposé l’un de l’autre : je venais d’un collège de la côte ouest ; lui était issu du gratin de la Nouvelle-Angleterre. C’était aussi le gars le plus sexy de l’école, alors que j’étais le petit moche rigolo. Devant lui, les filles réagissaient toutes comme ça[il imite un crissement de pneus].
Sélection: Après son accident, il a montré une force stupéfiante.
R.W.: Tout à fait. Je ne sais pas combien d’expériences de mort imminente il a accumulées. Avec une moelle épinière sectionnée, on devient vulnérable à tout ce qui passe. Mais il était dur comme le fer. Il voyait sa situation avec un grand sens de l’humour, mais il était aussi capable d’accomplir des choses étonnantes.Aujourd’hui, les soldats sont de plus en plus nombreux à rentrer d’Irak avec des lésions de la colonne vertébrale. L’essor que Christopher a donné à la recherche, surtout dans le domaine des cellules souches, ouvre pour ces blessés des perspectives de guérison incroyables.
Sélection: Vous collaborez à l’organisation Comic Relief. Y a-t-il d’autres causes qui vous tiennent à cœur ?
R.W.: Il y a la fondation de Chris [Reeve] sur la paralysie et celle de Lance [Armstrong] contre le cancer.
Sélection: J’ai entendu dire que vous aviez fait de la bicyclette avec Armstrong. Comment était-ce?
R.W.: Imaginez Angelina Jolie dans une séance de danse contact. Les cinq premières minutes sont incroyables et, tout à coup, elle s’échappe en disant: «Salut, à la prochaine!»
Sélection : Vous avez fait plusieurs spectacles pour les United Service Organizations qui soutiennent les troupes américaines. Etes-vous allé en Irak?
R.W.: Je suis allé en Irak, en Afghanistan, à Djibouti, au Bahreïn. Les spectateurs étaient incroyables. On ne peut pas rêver d’un meilleur public.
Sélection: Il y avait du danger?
R. W. : Eh bien, les spectacles avaient lieu en plein air, à un endroit exposé aux tirs de mortier. J’ai commencé ma prestation en disant: «Je vois que vous portez tous des gilets pare-balles. Moi, ils ont oublié de m’envoyer le mémo.» Le pire, c’est de repartir de là. Les pilotes font des décollages de combat. On a l’impression d’être dans des montagnes russes géantes : on part à la verticale, de nuit, sans lumières. Tout le monde dans le cockpit porte des lunettes de vision nocturne, et vous, à l’arrière, vous êtes dans le noir total. L’avion monte alors jusqu’à 4500 mètres pour être hors de portée des missiles.
Sélection: Après le 11 septembre 2001, vous êtes monté sur scène.
R.W.: J’ai participé à un événement à Washington, et ç’a été comme une mer qui se soulevait. Tout de suite après les attentats, les gens étaient en état de choc, comme s’ils se disaient Qu’est-ce qu’on fait maintenant? J’ai commencé à lancer mes blagues, et elles ont eu un effet libérateur. Les gens ont réappris à rire. Le rire peut avoir bien des effets. Ça peut être un remède ou une arme, selon la personne qui le manie.
Sélection: Vous arrive-t-il d’utiliser l’humour comme une arme?
R. W. : Et comment ! C’est une arme très efficace pour se défendre. Pour attaquer aussi. En général, la cible n’apprécie pas, mais l’entourage passe un bon moment.
Sélection: Peut-on dire, comme on le fait souvent, que le rire a un pouvoir guérisseur?
R. W. : Guérisseur n’est peut-être pas le mot. Je dirais plutôt cathartique. Quand on a vécu des situations extrêmes, le rire vous ramène à la vie.