Quoi de plus fascinant qu’un secret de famille ? Au fil des générations, la trame de nos histoires communes nous lie les uns aux autres, qu’on le veuille ou non.
Le désir de trouver la vérité parmi les rumeurs et les archives nous transforme en détective. Notre but n’est pas tant de découvrir que de guérir. Nous avons tendance à penser que les secrets de famille sont de délétères produits de la honte et que les dévoiler réglerait tout.
J’ai consacré des années à déterrer un secret familial profondément enfoui, et à reconstituer chaque détail d’une terrible histoire. Ma mère était hongroise, juive et une survivante de l’Holocauste qui, après son arrivée au Canada, tenta d’oublier son passé.
Elle devint membre de l’Église unie, à Kingston, en Ontario, et nous grandîmes dans la religion protestante sans savoir qu’elle avait perdu presque toute sa famille, y compris son premier enfant, à Auschwitz. On peut difficilement imaginer secret plus tragique ou traumatisant.
Je n’avais pas 30 ans lorsque ma mère mourut sans jamais avoir parlé de son passé, bien qu’elle ait écrit indirectement à ce sujet. Lorsque je découvris son histoire, l’idée qu’elle ait cru bon de me priver d’un passé si riche me rendit furieuse. Mais, avec le temps – je suis maintenant quinquagénaire -, sa décision m’est apparue sous un jour nouveau. Mon père, qui connaissait son histoire lorsqu’il l’épousa, encouragea ma mère à oublier le passé. Dans un récit sibyllin de sa vie qu’elle me remit vers la fin de mon adolescence, elle avait écrit que mon père l’avait sauvée. Elle s’y demandait comment il avait pu deviner que son salut résidait dans le silence et non dans une interminable dissection ou une commémoration éternelle.
En mettant son passé derrière elle – là où il devrait logiquement se trouver -, ma mère avait pu fonder une autre famille et connaître une vie relativement heureuse. En refusant d’être reconnue comme juive ou « survivante », elle avait également refusé de se percevoir comme victime. Selon le psychanalyste français Boris Cyrulnik, lui-même un survivant de l’Holocauste, la résilience consiste à abandonner l’empreinte du passé. « Il ne faut jamais réduire une personne à son trauma », dit-il. Ma mère voulait par-dessus tout vivre sa vie selon ses conditions.
Les personnes qui survivent à des traumatismes – guerre, accident, maltraitance – n’en parlent jamais ou en parlent sans cesse. Aussi classiques que soient ces deux stratégies, on accepte plus difficilement qu’un proche réagisse à un traumatisme par le silence et le secret. Nous associons invariablement ces mécanismes d’adaptation à la honte. Je me demande cependant si nous ne devrions pas réfléchir un peu plus aux droits des disparus.
Après avoir consacré près de 20 ans à découvrir les moindres détails du passé de ma mère, à retrouver ses vieux amis, à voyager régulièrement jusqu’en Hongrie et à passer des semaines le nez dans les archives, je me suis rendu compte que je faisais partie d’un courant. Notre désir de savoir d’où nous venons a engendré une industrie de plusieurs milliards de dollars. Sans analyse poussée des archives familiales, nous vivons dans un état de fausse conscience, comme le suggère le titre de la populaire série documentaire Qui êtes-vous? qui traite de généalogie.
Certains remettent aujourd’hui en question l’utilité de déterrer des renseignements sciemment cachés. La sociologue britannique Anne-Marie Kramer a semé l’émoi, il y a quelques années, en affirmant que l’industrie du patrimoine avait évité de s’interroger sur les risques éthiques et affectifs associés au dévoilement de secrets de famille. La divulgation d’information tenue cachée n’affecte pas seulement les personnes qui font les recherches, mais aussi celles qui en font l’objet de même que leurs proches. Les secrets dévoilés peuvent donner lieu à de profonds désaccords. L’un de mes frères, par exemple, était fermement opposé à ce que je divulgue notre histoire familiale et considérait que l’attitude clandestine de notre mère avait visé à nous protéger, nous ses enfants, autant qu’elle.
Finalement, je crois que cette prise de conscience du passé difficile de ma mère s’est avérée thérapeutique – et nécessaire – pour moi et ma famille. J’ai eu la chance de disposer de ressources et d’aptitudes à la recherche pour reconstituer l’histoire de ma mère, mais ses moindres détails finirent aussi par m’obséder. L’industrie de la généalogie mise sur ces idées fixes et semble peu préoccupée par le sort de ceux qui consultent ses bases de données. Quiconque choisit de se lancer dans cette entreprise doit s’attendre à ce que d’éventuelles révélations s’accompagnent de tensions familiales.
La plupart des historiens familiaux adorent découvrir des squelettes dans les placards : cela fait de bonnes histoires à raconter. Un secret révélé au grand jour nous rend plus intéressants. Or, à mesure que nous prenons conscience du peu de contrôle que nous exerçons sur la circulation de l’information, des voix s’élèvent pour s’inquiéter du sort de notre vie privée. La Cour de justice de l’Union européenne a récemment décrété que des personnes peuvent demander que leur nom soit dissocié des résultats que produisent les moteurs de recherche en ligne, ce qu’ils ont appelé le « droit à l’oubli ».
Des généalogistes s’en sont inquiétés : bien qu’il vise la protection de la vie privée en ligne, cela pourrait être le signe que nous tentons d’effacer le présent, ce qui ne laisserait plus grand-chose à découvrir dans quelques années. Nous n’aimons pas réfléchir aux droits des morts à conserver leurs secrets ni remettre en question l’idée que la connaissance de soi passe forcément par l’exhumation de secrets familiaux.
Il faudrait peut-être se demander plutôt ce que nous souhaitons léguer à nos descendants.