Les avocats américains en voie d’extinction?
Vous aimez les avocats ? Probablement pas autant que les 30 354 habitants de Fallbrook, en Californie : cette ville de l’intérieur des terres, à environ 90 minutes au nord de San Diego, est officieusement surnommée la « capitale mondiale de l’avocat ».
Plus de 80 % des avocats cultivés aux États-Unis viennent de Californie, dont un tiers dans un rayon de moins de 32 km autour de cette petiterégion. Chaque année, en avril, Fallbrook attire de 70 000 à 100 000 visiteurs lors du festival del’avocat. Au programme ce jour-là, un double concours de guacamole entre amateurs et entre professionnels ; une exposition d’œuvres d’art sur le thème de l’avocat en deux volets : 2D (peintures, par exemple) et objets en 3D (avocats en papier mâché) ; un concours pour les enfants, Little Miss & Little Mister Avocado, sur le modèle des concours de beauté ; enfin, un concours-exposition de l’avocat le mieux décoré.
Charley Wolk, 78 ans, vit à Fallbrook depuis plus de 40 ans. Quand il a acheté sa première maison, il a découvert qu’elle venait avec un bosquet d’avocatiers et il s’est demandé ce qu’il allait bien pouvoir en faire.
Il a étudié l’agriculture et il est devenu gérant d’un verger d’avocatiers. Il a aussi été président de la California Avocado Commission. Il tient aujourd’hui un blogue, Growing Avocados, qui le présente comme le plus grand spécialiste de l’État en la matière. À la fin des années 1990, la Californie vendait chaque année environ 136 millions de kilos d’avocats aux Américains. Après l’ALÉNA, le pays a ouvert ses frontières aux importations d’avocats mexicains et les cultivateurs ont craint pour créations en le marché national.
Wolk voyait les choses autrement. Il a poussé ses collègues à viser des ventes annuelles de 500 millions de kilos d’avocats aux États-Unis. Avec raison : grâce aux importations du Mexique, les habitants de la côte est ont pu acheter des avocats toute l’année, et non plus seulement pendant la saison californienne, de mars à septembre.
Autrefois rare en épicerie, l’avocat est ainsi devenu un aliment national de base. Cela explique, en partie, un essor commercial qui ne se dément pas : si, en 1999, la consommation américaine annuelle par habitant était d’un peu moins d’un kilogramme, elle est trois fois supérieure en 2014. La demande mondiale n’a jamais été aussi élevée. L’eau est la seule chose qui inquiète Charley Wolk.
Au début d’avril 2015, conscient de la menace d’une quatrième année de sécheresse, le gouverneur de Californie Jerry Brown a imposé des restrictions sur la consommation d’eau, une première dans l’histoire de l’État. Elles ne touchaient pourtant pas l’usage hydrique agricole, qui représente 80 % de la consommation humaine, mais qui est déjà régulé par un système de restrictions et de répartition. En Californie, les agriculteurs paient cher leur eau ou, plus précisément, ils paient son acheminement… et c’est de plus en plus coûteux.
Il faut environ 272 litres d’eau pour cultiver un peu moins d’un kilo d’avocats, contre 34 litres pour la même quantité de tomates. Le plus troublant, selon M. Wolk, c’est « qu’aujourd’hui le problème n’est plus le prix, mais la disponibilité de l’eau ». Même si la question des changements climatiques est bien plus vaste, réfléchir au sort des avocats permettrait de mieux comprendre leur impact sur notre vie quotidienne.
L’avocat, un superaliment populaire aux quatre coins du globe
Techniquement, l’avocat est une baie. Pourtant, contrairement aux espèces plus courantes, sur l’arbre, il n’est ni sucré ni appétissant. Le mot lui-même vient de l’aztèque ahuacatl, signifiant « testicule », car les avocats pendent lourdement des branches, généralement par deux. Les conquistadors les ont appelés aguacate qui, une fois en Espagne, est devenu abogado. Produit de base en Amérique centrale et du Sud, il n’est arrivé en Californie qu’à la fin des années 1840, après qu’un simple citoyen avait importé un avocatier du Nicaragua.
L’image de marque a posé problème dès le début. En Amérique du Nord anglophone, les avocats étaient connus sous le nom peu séduisant de « poire alligator ». Qu’on ait pu l’appeler ainsi « dépasse l’entendement », aurait dit en 1927 un représentant de la California Avocado Growers’ Exchange.
Une campagne ultérieure menée par des horticulteurs et des cultivateurs a défendu le nom « avocat », mais le fruit est resté difficile à vendre aux Américains : immangeable sur l’arbre, il doit mûrir quelques jours après sa cueillette, et les paniers de fruits durs, verts et non mûrs décourageaient souvent les acheteurs.
Le noyau de l’avocat, gros et légèrement toxique, présente un risque de suffocation ; moulu, il était jadis couramment utilisé en Amérique du Sud comme raticide. D’un point de vue évolutionniste, l’âge d’or du fruit remonte à l’ère cénozoïque, quand d’énormes animaux, tels les paresseux terrestres et les mammouths, peuplaient l’Amérique du Nord.
Ces mammifères géants, capables d’avaler le fruit en entier puis d’en excréter plus loin le noyau, se sont éteints il y a environ 13 000 ans. L’évolution, grâce au concours improbable de rongeurs, a permis la survie des avocats : ces « voleurs de pulpe » stockaient les fruits pour en manger la chair, transportant incidemment le noyau, qu’ils jetaient. (En termes d’évolution, les humains sont les « voleurs de pulpe » par excellence.)
De nos jours, les avocats sont partout : on les met dans les sandwichs ou les salades ; on les frit ; on les grille ; on les sert en sushis (cela ne vient pas des Japonais : pensez à leur nom, « rouleau californien ») ; on les écrase dans des variantes de plus en plus raffinées de guacamole. Cette soudaine popularité n’est pas sans rapport avec le fait que l’avocat s’est vu attribuer, comme par magie, des qualités contradictoires particulièrement intéressantes aujourd’hui.
Les bienfaits santé de l’avocat sont aussi nombreux. C’est un fruit riche en gras (mais en « bons » gras !). D’origine humble, l’avocat jouit aujourd’hui d’une notoriété qui va bien au-delà de sa consommation.
Des risques et conséquences de la sécheresse
En Californie, la saison humide va généralement de janvier à avril. En février 2015, je me rendis de Los Angeles à Fallbrook, au sud. Deux heures de route dans des collines d’une verdeur apaisante. Assez, du moins, pour rappeler ce qu’est essentiellement la Californie du Sud : un désert naturel irrigué qui donne une impression d’opulence artificielle. Mais la crainte de la sécheresse pesait comme une chape de plomb. Des panneaux le long de l’autoroute et des publicités radio plaidaient l’économie d’eau.
Charley Wolk, rencontré dans son bureau, me confia qu’on pouvait émonder les avocatiers. Autrement dit, on taille toutes les branches d’un arbre et on cesse de l’arroser pendant une saison. L’année suivante, si l’arrosage reprend, de nouvelles branches, porteuses de fruits, vont pousser.
Mais ce n’est qu’une solution temporaire : émondez 30 % de votre verger une année et il vous faudra émonder un autre 30 % la saison d’après si le rationnement en eau se poursuit, jusqu’à ne plus avoir d’arbres à tailler. En 1991, les cultivateurs californiens ont émondé leurs arbres, mais ils ont eu un sursis inespéré. « Ils l’ont appelé le miracle de mars, dit Charley Wolk, car ce mois-là, il y a eu des pluies diluviennes. Le problème de l’eau avait disparu. Il y en avait partout. »
En mars 2015, il n’y a pas eu de miracle. Un groupe de scientifiques de l’Université Stanford a publié un rapport, « Le risque de sécheresse en Californie accru par le réchauffement anthropique », dénombrant 14 années de sécheresse entre 1896 et 1994, et six entre 1995 et 2014. Selon le Centre national d’atténuation de la sécheresse de l’Université du Nebraska à Lincoln, près de la moitié de la Californie est actuellement déclarée en « sécheresse exceptionnelle », soit la pire classification.
Pour aggraver les choses, 2014 a aussi été l’année la plus chaude jamais enregistréedans l’État, et ce temps exceptionnel a non de 85 % des avocats consommés annuellement aux États-Unis sont importés, principalement du Mexique et du Chili. Mais ces pays ont aussi leurs problèmes. En 1990, le Chili comptait moins de 3,25 hectares d’avocatiers, contre plus de 24 aujourd’hui. Les cultures intensives vident les nappes phréatiques et les rivières du pays plus rapidement qu’elles ne peuvent se remplir.
Au Mexique, où sa culture est si lucrative que l’avocat est surnommé oro verde ou « or vert », la situation est encore plus alarmante. Dans l’État du Michoacán, où se trouvent 72 % des plantations d’avocatiers du pays, l’industrie est en grande partie contrôlée ou influencée par le cartel de la drogue des Templiers. Blanchiment d’argent, extorsions et meurtres entachent la culture des avocats, à tel point que les journalistes la comparent aux « diamants de sang » africains ; d’autres ont adopté l’expression « guacamole de sang », qui pourrait bien gâcher l’ambiance de votre prochaine fiesta.
Si les pires prévisions climatiques pour la Californie se réalisent (par exemple, une sécheresse de 30, 40, voire 100 ans), l’avocat n’est pas le produit agricole le plus susceptible de disparaître de l’État. Les produits laitiers, très exigeants en eau et non tributaires d’une zone géographique, seraient plus exposés. L’avocat risque aussi moins d’être exclu de votre alimentation en raison de son prix que les amandes, dont 80 % de l’approvisionnement mondial vient de Californie et dont le prix de gros a plus que triplé depuis 2001.
Mais si on trace, sur un diagramme de Venn, un cercle de l’« agriculture affectée par la sécheresse sur la côte ouest » et un autre des « aliments tendance selon les gastronomes de la côte est », l’avocat sera en plein dans la zone d’intersection. Il pourrait donc devenir le symbole d’une ère de préchangement climatique, quand tout, de n’importe où et n’importe quand, pouvait raisonnablement se retrouver dans nos assiettes.
« Hier, au marché de Washington, un homme a demandé à son boucher une douzaine de pigeonneaux et un grand chapon : « Londres achète nos titres, et les actions remontent… L’asperge sera le légume le plus recherché sur le marché tout au long de cette semaine. » » Cet extrait provient de l’article « L’asperge en plein essor », paru le 12 mai 1895 dans The New York Times. L’économie était alors florissante et l’avenir, radieux. Tout le monde s’offrait donc des asperges, le délice exotique de l’époque.
Aujourd’hui, les agriculteurs californiens étudient de nouvelles façons, plus efficaces, de cultiver l’avocat et cherchent à développer des variétés plus denses et plus résistantes à la sécheresse. Si l’avocat n’est plus rentable à cause de son prix, les cultivateurs devront le remplacer, par exemple par du raisin. Dans tous les cas, le client d’un restaurant a de moins en moins de chances d’avoir des tranches d’avocat gratuites pour accompagner son omelette.
À certains égards, un monde où les avocats seraient rares nous ramènerait en 1895. L’article raconte qu’à cette époque un fruit était apparu « dans les épiceries fines : la poire alligator, ou avocat, très appréciée par certains ».
Depuis qu’Adam a croqué la pomme, la nourriture a toujours été plus qu’une simple affaire de subsistance ; c’est l’emblème extérieur de notre bien-être moral, économique et, aujourd’hui, mondial et climatologique. En ce sens, la menace d’une pénurie d’avocats en dit plus sur notre futur que sur le sort d’un fruit insolite.
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