Le Canada permet la vente libre d’antibiotiques en élevage
Quel est l’aliment le plus fou que vous avez jamais mangé ? Quand on me pose la question, je commence par ce qu’on attend d’une journaliste gastronomique: sauterelles au chili au Mexique, cervelle de chèvre frite à Toronto ou phalanger-renard en Australie (ce n’était pas facile à avaler, après avoir vu l’animal dépiauté tourner dans une machine à laver afin d’en être attendri).
Mais l’aliment le plus fou ? Sans conteste, c’est le poulet que j’ai mangé un soir à Tokyo. Le chef nous a apporté des tranches bien roses et luisantes de sashimi de poulet cru. Pour avaler ce plat, il m’a fallu me convaincre qu’il ne contenait aucun des pathogènes que l’on trouve couramment dans les carcasses de poulets de supermarchés.
Manger est un acte intime et comme tout ce qui relève de l’intimité cela exige de faire confiance à son partenaire. Quelqu’un – souvent un inconnu – a préparé quelque chose qui se retrouvera en vous. Cela nous paraît évident lorsqu’on est devant un mets nouveau ou insolite. Cela l’est moins quand le système social et économique le plus hégémonique de la planète exige que nous accordions notre confiance à ceux qui produisent ce que nous mangeons quotidiennement.
Ce qui m’a effrayée à l’idée de manger du poulet cru, c’était le risque qu’il contienne des bactéries susceptibles de me rendre malade. Salmonella, E. coli et Campylobacter ont le pouvoir de nous tuer, ou du moins celui de nous faire regretter d’être en vie.
Les microbes qui vivent dans notre corps ne sont pas tous dangereux. Des centaines d’espèces ont évolué pour vivre pacifiquement avec nous, tout en étant bénéfiques. Il n’en va pas autrement des animaux qui partagent nos vies, et les bactéries peuvent facilement se transmettre d’une espèce à l’autre. La manière dont sont élevés les animaux peut donc avoir un effet sur nous, en atterrissant dans nos assiettes. Mais nous n’avons souvent aucune idée de ce qui se passe vraiment dans ces immenses poulaillers anonymes installés aux abords des autoroutes. Il est plus facile de ne pas se poser de questions sur l’origine de nos aliments et les risques qu’ils comportent.
L’idée d’une relation entre notre santé et celle d’autres animaux n’est pas nouvelle. Sir William Osler, parmi les médecins les plus célèbres du Canada et l’un des pères de la médecine moderne, est aussi considéré comme un fondateur de la pathologie vétérinaire. Il estimait que ses étudiants devaient se familiariser avec l’anatomie et les maladies des humains autant que des animaux. À la fin du 19e siècle, les aspirants médecins et vétérinaires étaient assis côte à côte dans les salles de cours de l’Université McGill, à Montréal, où il enseignait.
Aujourd’hui, les deux professions tendent à recueillir et à analyser séparément leurs données. Il est pourtant risqué d’isoler ces deux disciplines : plusieurs maladies infectieuses apparues chez les humains au cours des dernières décennies – par exemple la maladie de Lyme, la grippe H1N1 et le virus Ebola – se sont d’abord développées au sein de populations animales avant d’être transmises aux humains. « Nous nageons tous dans la même piscine », affirme Jim Hutchinson, spécialiste en microbiologie médicale à Victoria, en Colombie-Britannique. Mais cette piscine s’est considérablement transformée au cours des 60 dernières années, en commençant à tuer les bactéries à l’aide des antibiotiques.
La séparation entre médecine vétérinaire et médecine humaine n’est nulle part aussi évidente que dans la manière dont nous régissons l’utilisation des antibiotiques. Le Canada est l’un des rares pays développés qui en autorisent la vente libre pour les animaux (bien que deux provinces exigent des ordonnances). Il est donc facile pour les éleveurs d’obtenir des antibiotiques et d’en abuser. Il est également plus difficile pour les scientifiques et les organismes gouvernementaux d’obtenir un suivi de leur utilisation.
Les éleveurs peuvent faire venir de n’importe où dans le monde un approvisionnement pour trois mois de médicaments non enregistrés et non réglementés, à la condition de ne pas les revendre. Selon Warren Skippon, qui a élaboré des directives pour l’utilisation responsable des antibiotiques pour l’Association canadienne des médecins vétérinaires, le Canada est le seul pays industrialisé du monde occidental qui permet cela. Le résultat est que les animaux y sont les plus grands consommateurs d’antibiotiques : plus de 1,6 million de kilos, selon un rapport du ministère canadien de la Santé. À titre de comparaison, nos médecins nous en prescrivent 200 000 kilos.
Les antibiotiques ont rendu possible l’élevage moderne. La plus grande partie est utilisée pour le bétail, mais selon un article du New England Journal of Medicine, ces médicaments sont aussi «déversés sur les saumons élevés en bassins dans l’océan et pulvérisés sur les arbres fruitiers». Même les abeilles – dont le miel est naturellement doté de propriétés antimicrobiennes – sont traitées aux antibiotiques.
Abus d’antibiotiques : un remède pire que le mal ?
Le 6 février 2015, la Fédération canadienne de l’agriculture a célébré la Journée d’affranchissement des dépenses alimentaires – le jour où la plupart des Canadiens auront gagné suffisamment d’argent par leur travail pour payer une année de courses. Cela tient du véritable miracle. Chaque décennie semble nous apporter son lot de repas moins chers et plus copieux, et aucun de ces succès n’est aussi impressionnant que l’industrie du poulet, la protéine qui se retrouve dans nos assiettes avant toute autre. Près de 2 700 éleveurs canadiens ont produit un milliard de kilos de poulet en 2012. Cela peut ressembler à une bonne nouvelle – un poulet dans chaque casserole! – et, d’une certaine manière, c’en est une.
En 1950, il fallait 84 jours aux producteurs pour élever leurs volailles. Aujourd’hui, la plupart des poulets sont abattus après 38 jours. Les éleveurs peuvent produire un kilo de viande avec deux fois moins de nourriture et de temps. Une telle efficacité explique pourquoi le Canadien type mange 31 kilos de poulet par an, soit 21 kilos de plus qu’en 1965.
Les antibiotiques permettent aux éleveurs de volaille de maximiser le rendement tout en réduisant les coûts. Les pathogènes prospèrent dans un poulailler de 1 000 m2 abritant 10000 oiseaux. Chaud, couvert de litière et surpeuplé, c’est un environnement idéal pour la croissance et la transmission des germes. Et comme les enfants dans les garderies, les poulets attrapent à peu près toutes les infections auxquelles ils sont exposés.
Pour cette raison, les éleveurs n’utilisent pas seulement les antibiotiques comme nous le faisons pour soigner une infection; ils en administrent systématiquement de faibles doses aux animaux pour prévenir les infections. Sans compter que les antibiotiques accélèrent la croissance.
Nous ne savons pas pourquoi les animaux prennent du poids plus rapidement avec de faibles doses d’antibiotiques. Une des hypothèses est que l’énergie intestinale autrement consacrée à combattre (ou simplement nourrir) la microflore peut être utilisée par les poulets pour gagner du poids. Il est tout à fait possible qu’un phénomène similaire se produise chez les humains.
Une des principales souches bactériennes que l’on trouve dans les élevages de poulets est la Salmonella Heidelberg. Elle n’a pas d’effet sur les poulets, mais peut rendre gravement malades les êtres humains ; infections extra-intestinales, septicémie, myocardite, et parfois même les tuer. Des bactéries comme S. Heidelberg prospèrent parce qu’elles sont très prolifiques. Elles peuvent se reproduire en quelques minutes et se transformer elles-mêmes en créant de nouveaux fragments de code génétique qui les rendent plus résistantes que la génération précédente.
Il y a une dizaine d’années, la Dre Rebecca Irwin et ses collègues de l’Agence de santé publique du Canada ont créé le Programme intégré canadien de surveillance de la résistance aux antimicrobiens (PICRA) et ont commencé à recueillir des isolats sur du bétail et des êtres humains dans le but de surveiller S. Heidelberg et d’autres pathogènes d’origine alimentaire. N’ayant pas accès à des échantillons d’élevages, ils ont récupéré des bactéries dans les intestins des animaux aux abattoirs et ont acheté de la viande dans les épiceries.
Les chercheurs ont également analysé les données d’une étude de l’Université de Montréal sur les couvoirs québécois qui utilisent l’antibiotique ceftiofur pour contrôler les infections à E. coli. Le ceftiofur appartient également à la liste des « médicaments essentiels» de l’Organisation mondiale de la santé. Les médecins utilisent un médicament apparenté, la ceftriaxone, pour soigner les patients souffrant d’un ensemble d’infections bactériennes graves, dont celles causées par S. Heidelberg. Les chercheurs ont découvert une étroite corrélation entre l’injection de ceftiofur dans les œufs et la résistance de S. Heidelberg à la ceftriaxone. De plus, ils ont noté que ce pathogène difficile à traiter proliférait dans les poulets de supermarchés – et parmi les patients des hôpitaux, d’abord au Québec, puis en Ontario.
Une résistance aux médicaments dangereuse
Ce n’était pas la première étude scientifique montrant que l’utilisation d’antibiotiques dans les élevages d’animaux peut accroître le degré de résistance des bactéries présentes dans la nourriture. En 1975, Stuart Levy, un microbiologiste américain, a créé une ferme familiale près de Boston et y a introduit deux groupes de poulets. Le premier groupe recevait de faibles doses d’antibiotiques dans son alimentation, au contraire du second.
En 2010, il s’est présenté devant le Comité sur l’énergie et le commerce de la Chambre des représentants des États-Unis afin de plaider pour une utilisation plus responsable des antibiotiques. « Dans les 24 à 48 heures, détailla-t-il, les poulets qui avaient reçu la nourriture additionnée d’oxytetracycline ont commencé à excréter des bactéries E. coli résistantes à la tétracycline. » Après trois mois, les poulets excrétaient des bactéries E. coli résistantes à plusieurs autres médicaments.
Chaque fois que nous utilisons des antibiotiques, nous leur fournissons l’occasion d’accroître leur résistance. Une bactérie capable de survivre à une attaque d’antibiotiques reproduira des copies résistantes d’elle-même. Quand une bactérie résistante apparaît, elle peut se déplacer d’animal en animal, y compris l’être humain, sans l’aide d’antibiotiques supplémentaires. Créer des superbactéries vivant sur des poulets leur permet de se propager facilement dans la chaîne alimentaire: du poulailler à l’abattoir, puis au supermarché et finalement dans nos assiettes.
Chaque année, environ un Canadien sur huit – quatre millions de personnes – contracte une maladie d’origine alimentaire. Certaines sont provoquées par des pathogènes résistants, ce qui a pour effet d’allonger le séjour à l’hôpital, ce qui est deux fois plus coûteux.
Mais il y a un problème encore plus grave, selon Jim Hutchinson, qui dirige un programme de gestion de l’utilisation des antimicrobiens dans l’île de Vancouver. Les antibiotiques, dit-il, ont fait davantage pour allonger notre espérance de vie que n’importe quel autre médicament utilisé pour combattre les maladies. Sans eux, les pneumonies, les infections cutanées et même les infections urinaires pourraient être mortelles. Les antibiotiques ont rendu la médecine moderne possible.
Partout dans le monde, des professionnels de la santé préviennent que nous risquons d’entrer dans une ère post-antibiotiques, où les bactéries seront devenues résistantes à tous les médicaments connus. Cette perspective est assez effrayante pour que l’on parle de « crise » (selon l’OMS), d’un « cauchemar » (selon les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, CDC) et d’une « menace catastrophique » (selon Sally Davies, médecin en chef du Royaume-Uni). Si les antibiotiques deviennent inefficaces, nos vies s’achèveront beaucoup plus vite.
Certains scientifiques comparent la résistance aux antibiotiques au réchauffement climatique: le phénomène est engendré par l’activité humaine et nous le connaissons depuis longtemps, mais le problème est si complexe et met en jeu un si grand nombre d’intervenants qu’une solution semble hors de portée.
Le rôle de l’élevage animal dans la résistance aux antibiotiques chez l’humain est depuis longtemps l’objet d’un débat acrimonieux. De ce point de vue aussi, la question ressemble à celle du réchauffement climatique : il est plus facile de lancer des accusations que de régler le problème. Les médecins publient des commentaires cinglants dans le New England Journal of Medicine, blâmant les producteurs de viande. Ceux-ci répondent en invoquant des études qui suggèrent que l’utilisation abusive des antibiotiques en médecine est le principal responsable.
De nombreux médecins, dont Jim Hutchinson, sont d’accord avec les éleveurs. Le fait que beaucoup de pays ne réglementent pas les médicaments en vente libre destinés aux humains est préoccupant. Néanmoins personne ne conteste que l’utilisation d’antibiotiques dans l’élevage animal contribue à la résistance bactérienne et qu’une réforme de la manière dont nous distribuons les médicaments au Canada s’impose depuis longtemps. L’utilisation irresponsable des antibiotiques, dans une seule partie de la chaîne alimentaire ou dans une seule partie du monde, nous met tous en danger.
À l’automne 2014, j’ai rendu visite à Derek Detzler, un éleveur de poulets moderne du sud-ouest de l’Ontario. Pendant une dizaine d’années, il a tenté de trouver une manière de contrôler les infections dans les élevages de poulets de chair sans avoir recours aux médicaments. «Rien ne fonctionne aussi bien que les antibiotiques», affirme-t-il.
Il y a quelques années, dans toute l’industrie, la santé des poulets a commencé à décliner. Ils grossissaient plus lentement et exigeaient davantage de grain pour atteindre un poids donné. De plus, tout comme dans les hôpitaux, les antibiotiques utilisés pour combattre les maladies ne semblaient plus fonctionner aussi bien qu’autrefois. À l’époque, Derek Detzler travaillait en recherche et développement dans une fabrique d’aliments destinés à l’élevage. Son patron, craignant de perdre son avantage concurrentiel, l’avait chargé de trouver une solution. Ce que M. Detzler a appris, par tâtonnements, a influencé sa manière de pratiquer l’élevage lorsqu’il a repris il y a six ans l’entreprise de son père.
La ferme se trouve à une dizaine de minutes de Walkerton, la ville qui s’est retrouvée sous les feux de l’actualité en 2000, quand un écoulement de source agricole a entraîné la contamination de son eau potable par E. coli, infectant la moitié de ses 5 000 habitants. C’est aussi là que M. Detzler et sa famille se sont rendus, la même année, pour un brunch de la fête des mères. Tous ont commandé des boissons gazeuses sauf sa fille Madison, quatre ans, qui a bu de l’eau et s’est retrouvée aux soins intensifs avec une défaillance rénale.
Même avant cela, Derek Detzler s’intéressait à la santé animale. Plus jeune, il voulait devenir vétérinaire. Il a fallu près de cinq ans, dit-il, pour trouver un moyen de contrôler les infections sans avoir recours aux antibiotiques, et il reste encore beaucoup à apprendre.
Des alternatives existent en matière de pathologie animale
Attablé dans sa cuisine étincelante en acier inoxydable, il explique qu’il a réussi à contrôler la coccidiose, une infection intestinale presque omniprésente dans les poulaillers modernes, en vaccinant les poulets avec une souche non résistante de la bactérie pour créer une certaine immunité et s’assurer que le poulailler soit dominé par des variantes vulnérables.
Il a fallu du temps à M. Detzler pour le comprendre. «C’était très dur, dit-il en parlant des premiers jours de son expérimentation. La mortalité grimpait en flèche.» Son taux de mortalité est encore un peu plus élevé que celui des éleveurs conventionnels, et ses poulets mettent aussi quelques jours de plus à atteindre le poids d’abattage. Mais il peut en obtenir un meilleur prix, puisqu’ils sont sans antibiotiques.
Derek Detzler conseille d’autres producteurs qui désirent réduire ou éliminer l’utilisation de médicaments. «Il faut aimer cela, dit-il, parce que c’est plus difficile. » Mais l’amour seul ne suffira pas à transformer les pratiques d’une industrie dont le chiffre d’affaires s’élève à 2,3 milliards de dollars.
Des pays comme le Danemark et les Pays-Bas ont déjà pris des mesures. Depuis que l’utilisation non thérapeutique des antibiotiques pour le bétail y a été interdite, la résistance à certains médicaments a chuté de moitié. Les coûts de production et les prix des supermarchés sont demeurés stables, ce que plusieurs croyaient impossible.
Le principe de l’intendance est souvent évoqué dans les débats sur l’utilisation responsable des antibiotiques. Stuart Levy les appelle des «médicaments sociétaux », car leur utilisation par une seule personne affecte tout le monde. On peut aussi les voir comme une ressource commune qui doit être protégée, à l’instar de l’eau. «Les utiliser est un privilège, pas un droit, soutien Warren Skippon, que l’on parle d’un producteur de bétail ou des parents d’un enfant souffrant d’une otite.»
Il y a quelques années, John Prescott, chercheur à l’Université de Guelph, en Ontario, s’est présenté devant un comité du Parlement à Ottawa pour parler de la réglementation des antibiotiques et des 38 recommandations d’un rapport remis à Santé Canada en 2002. «La plupart de ces directives sont restées lettre morte, déclare-t-il. Actuellement, je crois que personne dans le gouvernement fédéral n’est aux commandes – sinon les bactéries résistantes.»
Tout comme nous, les bactéries cherchent à survivre. Elles exercent leur prédation sur nous depuis des millions d’années, et nous survivrons sans doute encore des millions d’années. Mais elles sont encore moins visibles que les poulets élevés derrière des portes closes, il est donc encore plus facile de les oublier.