Mon mari voudrait un animal de compagnie. Un animal qu’on n’a pas besoin de sortir ni de faire garder pendant les vacances. Qui soit indépendant, tout en ayant besoin de nous. Il veut des abeilles. Sur le balcon.
Ah! oui, et où est-ce que je vais m’installer, moi? «T’inquiète, on placera la ruche devant la rambarde. Elles s’envoleront directement dans la nature», m’assure-t-il. Mais les abeilles, ça pique! «Pas du tout, c’est très pacifique. Il faut juste faire attention à ne pas les comprimer.» Me voilà prévenue. Finalement, il demande au service des espaces verts de Francfort l’autorisation d’installer une ruche sur un terrain municipal en friche, à 200 mètres de chez nous. Permission accordée.
Sauf qu’il n’a pas encore d’abeilles. Il s’inscrit sur un site pour trouver un essaim et à une formation chez un apiculteur amateur.
Enfin, un essaim!
Quelques semaines plus tard, début mai, il m’appelle du bureau, survolté: ça y est, un essaim est disponible! Il ira le chercher après le travail et me demande d’acheter deux kilos de sucre. En fin de soirée, le voilà de retour, deux cartons bourdonnants sous le bras. Les abeilles passeront la nuit à la cave pour se calmer.
Il a déjà acheté une ruche. Vide, bien sûr, sans cadre alvéolé, pour une agriculture naturelle, respectueuse des abeilles. Elles construiront les alvéoles elles-mêmes. Sauf que les abeilles n’en ont rien à faire des ruches. Elles préfèrent s’installer au sommet d’arbres creux, là où les ours ne les délogeront pas. Manifestement, personne ne leur a dit qu’il n’y a plus d’ours, et presque plus de vieux arbres creux.
L’astuce, c’est d’attendre le soir pour présenter la ruche aux abeilles. Les éclaireuses donneront le signal: «Les gars, il commence à faire nuit, on va rester ici ce soir. On cherchera mieux demain.»
Sauf qu’une fois installées, elles se mettent aussitôt à construire des alvéoles, paraît-il…
Impossible de ne pas rire devant ces blagues courtes sur les animaux!
Haro sur les intruses
«Quel spectacle extraordinaire!» s’extasie le voisin venu admirer la marche des abeilles avec sa fille. Mon mari a posé une planche par terre jusqu’à l’entrée de la ruche, puis l’a couverte d’un drap blanc. Il renverse les cartons au pied de la planche – en tombent des dizaines de milliers d’abeilles bourdonnantes.
Elles restent sur le sol, en un amas mouvant, puis quelques éclaireuses avancent et découvrent l’orifice qui mène à la sombre cavité de la ruche. Leurs glandes sécrètent alors des phéromones et elles battent des ailes pour informer le gros de la troupe: «Par ici, tout va bien!» Pas de réaction.
Mon mari dirige quelques abeilles vers l’entrée à l’aide d’une cuillère – la troupe finit par se mettre en mouvement.
«Elles piquent?» demande la fille du voisin, neuf ans, tout en effleurant le dos d’une abeille de l’index. «C’est super doux!» Pendant ce temps, je me fais piquer à la nuque. Aïe, ça fait mal. Une abeille s’est empêtrée dans mes cheveux, j’ai tapé dessus. Je n’aurais pas dû. Je ne dis rien.
Les premiers jours, elles ont droit à un bol d’eau sucrée. Comme quelques-unes s’y sont noyées, mon apiculteur débutant ajoute des rondelles de bouchon de liège en guise de bouées de sauvetage.
Maintenant, elles se débrouillent toutes seules – en huit semaines, elles vont couvrir d’alvéoles les parois de la ruche.
Nos protégées suscitent bien des émotions. Pendant les vacances, l’inquiétude est à son comble – vont-elles bien? Pourvu que l’orage n’ait pas arraché le toit… Des voyous ont-ils endommagé la ruche? Puis à notre retour: pourquoi volent-elles en nuées à l’entrée de la ruche? Ah! d’accord, ce sont de jeunes abeilles en vol d’orientation – c’est ce que ses recherches apprennent à mon mari.
Elles observent la ruche sous toutes les coutures, pour bien la mémoriser.
Et puis il y a aussi les guêpes, avides de miel. D’âpres combats se livrent ur la planche d’envol, où les gardiennes repoussent les intruses. Mon mari filme une guêpe qui essaie de briser les lignes de défense. Mais les abeilles tiennent bon.
L’abeille bleue n’est plus en voie de disparition! C’est l’une des bonnes nouvelles qui sont passées inaperçues en 2020.
«Tiens-moi la main!»
Un soir, il me fait sa demande: est-ce que j’accepterais d’être son assistante? Il a besoin de mon soutien psychologique. «Tu n’auras pas besoin de te documenter sur l’apiculture, promet-il, simplement de me tenir la main.»
J’apprends à balayer les abeilles posées sur les bords de la ruche, avant qu’il remette le couvercle: il faut les pousser doucement, surtout pas les faire rouler, cela les mettrait en rogne. Quand nous ouvrons la ruche, j’y introduis un enfumoir dans lequel brûlent des herbes – les abeilles se réfugient aussitôt entre les cadres, ce qui permet de voir l’intérieur.
Heureusement, mon mari ne parle pas de ses «fifilles», comme certains apiculteurs. Il les appelle «mes p’tites abeilles». Le soir, il aime bien passer à la ruche pour s’assurer que tout va bien. Un jour, il rentre les bras enflés, des démangeaisons sur tout le corps, des maux de ventre. Il s’est fait piquer. Serait-ce une allergie aux piqûres, qui peut se déclarer à tout âge?
Une ambulance le conduit à l’hôpital, où il est mis sous perfusion d’adrénaline et de cortisone. Une heure plus tard, ça va mieux, il veut rentrer à la maison. À deux heures du matin, nous sommes de retour chez nous.
Il décide de se lancer dans une désensibilisation. Cela consiste à injecter du venin d’abeille en doses croissantes pour habituer l’organisme. En attendant, il devra porter un voile pour aller voir ses p’tites abeilles. Cinq semaines plus tard – il y est allé sans voile… – il écrase par mégarde une gardienne et se fait piquer. «Eh, regarde, dit-il, ça n’a pas enflé, pas du tout.»
Les p’tites abeilles commencent-elles à nous reconnaître? Malheureusement, c’est impossible. Une abeille d’été vit deux semaines, six au maximum, et elle passe le plus clair de son temps dans la ruche, avant de se tuer à la tâche.
En cas de douleur, essayez l’un de ces moyens de soulager les piqûres d’insectes.
Techniciennes de surface
Les abeilles commencent leur existence comme femmes de ménage, puis elles deviennent nourrices pour les larves. Ensuite, elles réchauffent le couvain et assurent la ventilation, ou épaississent le nectar pour faire du miel. Une fois ouvrières, elles fabriquent des opercules de cire, puis se font gardiennes pour tenir les intrus à l’écart… Ensemble, elles forment un organisme vivant, la colonie.
Ce n’est qu’à un âge avancé qu’elles sortent butiner. Il faut être futée pour chercher des fleurs, braver la pluie et retrouver son chemin. Ce sont ces doyennes que j’observe sur les fleurs du jardin, le dos élimé, râpé. Elles m’émeuvent. Pour un peu, j’aurais envie de les serrer dans mes bras.
Le premier été, en 2018, nous ne touchons pas au miel, que nous laissons aux p’tites abeilles pour qu’elles passent l’hiver. Dans la ruche, elles vont se serrer les unes contre les autres pour se tenir chaud et, petit à petit, consommeront les réserves de miel. Cela, nous ne le verrons pas, nous l’avons lu. Impossible d’aller vérifier.
Au printemps, après un an chez nous, elles ressortent dès qu’il fait 12 °C. Avril arrive, puis le mois de mai. Les abeilles se multiplient. Quand on ouvre la ruche, elle déborde. Aïe, elles vont vouloir essaimer, autrement dit, enfanter. Chez l’abeille, un enfant n’est pas un jeune insecte, mais un essaim entier. La colonie se divise; la plus grande partie emmène l’ancienne reine, celles qui restent en élèveront une autre.
La reine, qui a pondu environ 2000 œufs par jour, est mise à la diète par les ouvrières et bousculée jusqu’à ce qu’elle se mette en mouvement. Elle est l’esclave de sa colonie. En apiculture traditionnelle, on divise les colonies manuellement, puis on introduit une reine achetée ou élevée par l’apiculteur. L’apiculture naturelle, elle, laisse faire les abeilles.
Nos protégées sont survoltées – et nous aussi. Nous avons découvert des cellules royales. Mon mari passe voir la ruche matin, midi et soir. Il ne veut pas manquer le moment où l’essaim quittera la ruche. Il veut voir où elles trouveront refuge. Il leur faut dénicher une branche, sinon des dizaines de milliers d’abeilles seraient vouées à la mort. Avant de prendre leur envol, elles font des provisions de miel, mais pour quelques jours seulement.
Si l’essaim essaime
Un jour, il le voit: l’essaim est perché au sommet d’un arbuste. Aussitôt, nous saisissons nos chapeaux pourvus de voiles. Dans les vidéos YouTube, capturer un essaim paraît simple. En équilibre sur une échelle, mon mari secoue la branche, seulement – paf! – la moitié de l’essaim ne tombe pas dans le seau, mais sur moi, puis par terre. Je ne peux m’empêcher de rire.
Les abeilles finissent par se regrouper sur la branche. Deux heures plus tard, elles sont toutes dans le seau et, le soir même, elles ont déjà élu domicile dans la deuxième ruche, devant un parterre de voisins fascinés.
Quelques-uns demandent combien de temps il faut consacrer aux abeilles. Oh! répond mon homme, pas plus de cinq heures dans l’année. J’ajoute: cinq heures de manipulation, mais comptez plutôt 15 heures.
Lorsque, quelques jours plus tard, hop, un deuxième essaim s’envole – que mon mari offre à un membre de son groupe WhatsApp abeilles –, nous commençons à douter de l’apiculture naturelle.
Que d’émotions fortes, que de responsabilités! Allons-nous supporter cela chaque année? Puis il découvre qu’une même colonie peut tout à fait se diviser plusieurs fois – jusqu’à ce que la colonie restante ne soit plus viable.
Il veut l’éviter à tout prix. Il va donc détruire les cellules royales restantes. Moi, je ne veux pas assister à cela. D’ailleurs, rien ne m’y oblige; j’ai été déchue de mes fonctions parce que j’ai ri lorsque les abeilles ont atterri à côté du seau. Trois jours plus tard, il me demande de reprendre du service. Nerveusement, il ne tient pas en place. La nouvelle colonie a construit une structure bizarre, aux murs cabossés – est-ce que j’accepterais de venir voir?
Un soir, après le travail, alors que je passe pour vérifier si tout va bien, sur la planche d’envol, je découvre un insecte au corps strié, noir marron, très long. C’est forcément un intrus hostile. Je suis à deux doigts de l’éloigner d’une pichenette, puis je me ravise – plus tard, je découvrirai que j’ai vu la jeune reine après le vol nuptial, fécondée par des faux-bourdons. Peu d’apiculteurs ont ce privilège!
Les p’tites abeilles récoltent. Des prairies en fleurs, elles reviennent les pattes pleines de pollen jaune citron. Les châtaigniers leur font des culottes rouge brique. Le pollen du trèfle est marron, celui du tilleul d’un blanc jaunâtre.
Vous êtes-vous déjà demandé ce que les animaux nous diraient s’ils pouvaient parler.
La chasse aux mâles est ouverte
Mi-juillet, les abeilles préparent l’hiver: la colonie produit moins de jeunes à mesure que le pollen se fait plus rare dans les prairies et les jardins. Désormais, ce sont les spécimens d’hiver qui viennent au monde. Ils vivent plus longtemps grâce à leurs réserves de graisse et de protéines. Avec un peu de chance, ils trouveront dans les jardins chardons, roses trémières, tournesols, dahlias et asters.
Moins réjouissant, c’est aussi à cette époque que les ouvrières chassent les mâles. Elles se jettent sur leurs dos et les pincent jusqu’à ce qu’ils s’en aillent vers une mort certaine. Et pourtant, ils ont eu la belle vie: ils étaient nourris, n’ont jamais dû trimer.
Début août, nous faisons la première récolte de miel. Mon mari ne découpe que quelques rayons. Pour laisser aux abeilles de quoi passer l’hiver sans eau sucrée.
Bilan de la première année: huit kilos de miel. Deux piqûres pour moi, dix pour mon mari. Il est fier de ses petites abeilles travailleuses qui ont passé l’hiver et ont produit deux essaims de compétition.
Il adore ces animaux de compagnie – des créatures étranges qui ne le reconnaissent pas, mais pour qui il s’est pris d’affection. Tout comme moi, peut-être.
Menacées
Les abeilles domestiques, dont le nombre de colonies a augmenté ces dernières décennies dans le monde, ne sont pas menacées d’extinction à l’inverse des abeilles sauvages. Celles-ci ne sont pas des cousines de nos abeilles domestiques, mais bien une espèce distincte. Certaines ne sont même pas rayées, mais noires, fines, minuscules. Les bourdons en font partie. Syrphes et abeilles sauvages sont aussi des pollinisateurs, souvent même plus efficaces que l’abeille domestique, comme le montre une étude réalisée par la scientifique Alexandra-Maria Klein. Les abeilles sauvages ne craignent ni le froid ni la bruine. Sans elles, les récoltes de pommes seraient bien maigres après un printemps pluvieux. La disparition des insectes est essentiellement due à l’urbanisation croissante et à l’agriculture intensive.
Bonne nouvelle: ces espèces autrefois menacées ont échappé à l’extinction!
Chrismon (septembre 2019) ©chrismon