AU BUREAU D’ABHA GUPTA à l’hôpital pour enfants SickKids de Toronto, un panneau encadré de métal brillant tranche sur les murs pâles et nus. Il offre un aperçu du travail de l’oncologue de 40 ans. Elle n’a jamais pensé collectionner des photographies, mais son travail ne lui a pas laissé le choix. Comment refuser des instantanés de vie de patients ou de leurs proches ? Cette mosaïque d’images de gens souriants recevant des soins, d’enfants en vacances, avec un cheval ou un dauphin, témoigne des sept années de pratique aussi bien au SickKids qu’au centre de cancérologie Princess Margaret. Mme Gupta estime que la moitié des personnes sur ces clichés sont décédées.
Dans une semaine de travail d’une cinquantaine heures, elle s’occupe de 20 patients, enfants et adultes. Depuis peu, Taira Stewart, 35 ans, de Brampton en Ontario, en fait partie. Il y a bientôt quatre ans, cette mère de deux enfants a reçu un diagnostic de léiomyosarcome, une forme rare de cancer ciblant les tissus mous du corps ; ici, sa jambe gauche. En 2011, après traitement, elle a connu une rémission. Mais les tumeurs ont réapparu au printemps suivant et ont proliféré dans tout son corps.
Cette rechute l’a menée vers l’oncologue. Spécialiste des sarcomes, celle-ci savait que la récidive était incurable : après métastase des tumeurs des tissus mous, il reste en général deux ans au patient. Ayant elle aussi une fillette de quatre ans, le médecin trouvait le pronostic difficile à annoncer. Mais Taira ne s’est pas découragée. Elle a accepté un nouveau plan de soins, avec radiations, chimiothérapie agressive et amputation possible de sa jambe. Elle a aussi épousé son conjoint de longue date, Chris Hof. Inspirée par la détermination de Taira, Abha Gupta s’est employée à allonger au maximum sa durée de vie. « C’était une femme forte, dit-elle, qui a fait preuve d’un courage exceptionnel. »
Si Taira Stewart était l’illustration même de son credo : ne laissez pas le cancer vous définir et vivez aussi normalement que possible, Abha Gupta peine à suivre ses propres conseils. Consciente de ne pouvoir guérir tout le monde, elle a du mal à ne pas prendre trop à cœur les diagnostics d’incurabilité. « Mon chagrin ne se limite pas au jour du décès d’un patient, dit-elle. L’impuissance face aux progrès et à l’issue de la maladie est désespérante. »
Dans le cas de Taira, un des pires moments a été de demander à Chris Hof, en septembre, de cesser de travailler et de passer le plus de temps possible avec sa femme, car elle ne serait plus là dans un mois. L’oncologue a vu les yeux de l’homme de 53 ans se remplir de larmes quand il a compris le sens de ses paroles. De telles annonces, avoue-t-elle, sont toujours difficiles. « C’est très dur d’affronter le sentiment de perte de la famille. »
Six semaines après cette discussion, Taira Stewart a été transférée dans un hospice près de chez elle. Elle est décédée le 29 octobre 2013, entourée de son mari, de son père, de sa belle-mère et d’amis. Abha Gupta, qui perd au moins un patient toutes les huit semaines, se sentait trop vidée pour appeler aussitôt et présenter ses condoléances. « Pour un proche, un diagnostic de cancer a un début et une fin, explique-t-elle. Pour moi, il n’y a jamais de fin. Chaque jour amène son lot de réussites et de tragédies. »
PREMIÈRE CAUSE de décès au Canada, le cancer fait plus de victimes que la cardiopathie, le diabète et la néphropathie conjugués. Environ 187 600 nouveaux cas ont été diagnostiqués l’an passé – soit 500 Canadiens par jour. La Société canadienne du cancer estime que, parmi eux, 75 000 sont décédés des suites de la maladie. Et le vieillissement de la population n’arrangera rien. Les malades sont souvent soutenus et accompagnés par leur famille et leurs proches. Mais ce n’est qu’un aspect du problème. « En réalité, le cancer touche tout le monde, y compris le personnel soignant », dit Anthony Laycock, directeur de l’Association canadienne d’oncologie psychosociale.
Dans les années 1970, on a vu les choix médicaux se multiplier et les préjugés sur le cancer s’effacer, permettant un nouveau dialogue. Les chercheurs se sont penchés sur le coût psychologique d’un diagnostic de cancer : son effet sur l’estime de soi et le lien entre le taux de survie et l’incapacité à faire face. En réponse, les hôpitaux du monde entier ont créé des centres psycho-oncologiques pour aider les patients et leur famille à gérer le stress des traitements.
En revanche, l’impact du cancer sur les médecins qui le traitent reste très peu étudié. « C’est un mythe de dire que les oncologues sont totalement objectifs, qu’ils n’ont aucune émotion », dit Leeat Granek, 34 ans, psychologue de la santé, née à Montréal et qui enseigne à l’Université Ben Gourion du Néguev, en Israël. « Les oncologues vivent les mêmes hauts et bas que les familles. Quand un patient va bien, c’est l’euphorie, et quand il va mal, c’est la déprime. » Cela peut laisser des traces. Selon de récentes études américaines, jusqu’à 38 % des oncologues souffrent d’épuisement professionnel. Les signaux d’alerte en sont l’impatience avec le personnel, les dérobades face aux patients, la perte de concentration et la hausse d’erreurs médicales.
Adolescente, Leeat Granek a assisté au long combat de sa mère contre le cancer du sein. À sa mort, elle s’est demandé si les médecins avaient aussi éprouvé un sentiment de perte. Entre 2010 et 2011, elle a parlé à 20 oncologues d’hôpitaux canadiens pour une des premières études sur la nature et l’impact de leur chagrin. Ces entrevues ont fait ressortir des émotions que les médecins s’interdisaient sur leur lieu de travail : doute, impuissance et culpabilité quand le cancer gagnait. Certains ont parlé de crises de larmes en rentrant chez eux ; d’autres, d’angoisse et d’insomnie face au décès d’un patient. Plus de la moitié ont déclaré subir un stress prolongé. « Il m’arrive de ne pas vouloir aller travailler pendant des semaines entières », a confié un médecin.
Il y aurait donc un réel besoin de structures de soutien aux oncologues. En attendant, les médecins devront trouver eux-mêmes comment gérer leurs émotions sans que cela affecte leur travail. À ses débuts à l’hôpital pour enfants, Abha Gupta, alors en première année postdoctorale, travaillait de nuit dans le service de pédiatrie générale. Elle a vu un jeune patient mourir par étouffement à cause d’un cancer des poumons. Elle est rentrée chez elle traumatisée, en se demandant comment arriver à accepter les tragédies de son métier. Pour se protéger, elle a tracé une frontière nette entre vie professionnelle et vie privée. Mais ce n’est pas aussi simple. Une fois sa fille endormie, elle relève toujours ses messages professionnels en s’inquiétant pour ses patients.
Il en résulte aussi qu’elle ne parle pas de sa vie privée à ses patients et qu’elle ne voit pas les familles en dehors de l’hôpital. Voir un patient dans le « monde réel » lui donne une plus forte présence humaine, ce qui complique le travail. Affectueuse avec ses patients pendant leur traitement, elle les prend dans ses bras ou pose une main compréhensive sur leur épaule, mais, émotionnellement, elle garde ses distances. « Si je devais penser à ce que chaque patient traverse comme s’il faisait partie de ma famille, je n’y arriverais pas », dit-elle.
LA COMMUNAUTÉ MÉDICALE s’est attelée au problème du chagrin des médecins. Les oncologues perdent beaucoup de patients, et on prend de plus en plus conscience du lourd tribut payé par les praticiens des médecines de pointe. Selon une étude de 2008, plus d’un quart des médecins canadiens interrogés ont avoué peiner à assumer leurs tâches en raison de problèmes de santé mentale. « Un médecin malade n’est utile à personne, dit Louis Hugo Francescutti, président de l’Association médicale canadienne. Comme tout le monde, les médecins ont des besoins, et plus vite nous y répondrons, mieux ce sera pour eux, leur famille et leurs patients. »
À Calgary, à la conférence canadienne de 2013 sur la santé des médecins, on a beaucoup parlé d’équilibre alimentaire et de sport. Mais il manque, à ce jour, une approche mondiale efficace pour aider les médecins à gérer leur stress. Aux États-Unis, les groupes Balint se sont multipliés.
Initiative du psychanalyste britannique Michael Balint dans les années 1950, ces séances informelles permettent aux médecins de s’épancher, notamment sur leur conciliation travail et vie privée. Il existe aussi un système d’alerte, le « code lavande », lancé au centre médical Cleveland Clinic de l’Ohio : dans les 30 minutes suivant tout appel, des infirmières offrent une « intervention rapide en soins holistiques » (reiki, massage, encas santé et eau) au personnel émotionnellement éprouvé.
Ces différentes approches sont encore peu répandues au Canada, mais des associations provinciales en santé des médecins (créées, au départ, pour combattre la toxicomanie et la maladie mentale) s’attaquent désormais à l’épuisement professionnel : assistance téléphonique au Québec et centres de gestion du stress en Ontario et en Colombie-Britannique.
Abha Gupta n’a jamais demandé officiellement de l’aide. Il lui semble vain de voir un psychiatre. « En parler cristallise le problème », dit-elle. Quand elle est bouleversée, elle préfère se tourner vers son équipe d’infirmiers et d’assistants sociaux. Selon une étude de 2012, la majorité des médecins américains préfèrent se tourner vers leurs collègues.
Leeat Granek espère que les hôpitaux créeront des structures institutionnelles pour éviter aux médecins d’avoir à trouver des mécanismes de survie ad hoc. « On apprend aux oncologues à lire les scanners, on devrait aussi leur apprendre à gérer leurs émotions. Vivre pleinement sa peine permet aussi de vivre pleinement sa joie. »
NOËL DERNIER, une carte a retenu l’attention du médecin. Rectangulaire et allongée, elle était saupoudrée de flocons brillants avec, au centre, une petite photo d’un adolescent chauve grimaçant sous un bonnet bleu. Un patient de 18 ans, Michael Friedman, remerciait ainsi le personnel soignant pour tous ses efforts. En 2012, quand le jeune homme a découvert une grosseur au sommet de son crâne, on lui a diagnostiqué un sarcome d’Ewing localisé. C’est un cancer des os qui se développe habituellement pendant la puberté. Le taux de guérison est de 80 % avec un dépistage précoce. Les soins de l’équipe hospitalière l’ont remis sur pied.
Le jour de l’annonce officielle de sa guérison, l’oncologue a vu l’adolescent et son père dans son bureau. « Je leur ai dit que, désormais, Michael et moi avions le même risque de cancer, se souvient-elle. Je suis rarement aussi confiante… ça m’a fait du bien. » En septembre 2013, un an après le diagnostic, Michael entrait en première année à l’Université Ryerson, en travail social.
Le sourire niais de son patient a fait rire Mme Gupta. Elle a ajouté la carte à sa mosaïque de visages souriants et de nécrologies. « Ce métier est un apprentissage continu, dit-elle. Ce n’est jamais facile. »