Portrait d’une détective: la Miss Marple suisse
Un mari transportant un fouet dans sa voiture. Un escroc convoitant la richesse d’une vieille dame. Une journée ordinaire dans la vie de Louisa Erismann, détective privée.
Une femme blonde d’une soixantaine d’années traverse un quartier très chic de Zurich. Mince, d’allure soignée, elle porte une veste matelassée sombre, un jean noir, des baskets élégants mais discrets, des bijoux sobres et des lunettes à la mode. Elle ne se démarque pas spécialement. Les personnes de son âge ont tendance à se fondre dans le décor. Elle sourit en plissant les yeux sous les rayons du soleil. Des traces de la petite fille curieuse et impertinente qu’elle a été subsistent encore sur son visage – une fille satisfaite de ne pas être découverte au cours d’une partie de cache-cache. Son expression semble dire: s’ils savaient! Elle s’appelle Louisa Erismann, ou Miss Marple de son pseudonyme. Elle est détective privée depuis six ans. Je l’accompagnerai toute la semaine dans son travail d’enquête.
«C’est très bien que vous veniez avec moi, me chuchote-t-elle. Deux personnes ensemble se remarquent moins. Et qui imaginerait être suivi par deux femmes?»
Nous faisons ce que l’on appelle une reconnaissance. Repérer un lieu. J’ai appris cela en lisant deux livres que Louisa Erismann m’a donnés pour m’aider à me préparer avant notre semaine ensemble. Elle m’a conseillée sur le type de vêtements et de chaussures à porter; je suis également vêtue de couleurs sombres.
La reconnaissance du jour concerne un différend entre un homme et sa voisine. Il ne m’est pas permis de partager tous les détails de cette affaire – ni d’aucune autre mentionnée dans cet article – sinon que Louisa a été embauchée pour surveiller la voisine.
Comment devenir un détective privé?
Louisa Erismann a suivi un programme de formation pour adultes d’un an en investigation privée, qui lui a coûté environ 8000€ (12 000 CAD), dans une école de Zurich. Pour ses missions, elle se familiarise avec la routine quotidienne de sa cible, puis la place sous observation. Elle la surveillera à 5h du matin, puis à midi, et encore dans l’après-midi. Parfois, les surveillances durent jusqu’à 15 heures d’affilée.
Dans sa voiture peu remarquable, Louisa garde une paire de jumelles, ainsi que des vestes, des bonnets et des écharpes avec lesquels elle peut se déguiser rapidement; ces accoutrements l’aident également à se réchauffer lors des longues périodes de surveillance. Elle garde des sacs de courses dans son coffre, qu’elle peut ouvrir pour se donner l’air de revenir du supermarché. Son équipement de détective comprend enfin des perruques, une paire de chaussures de rechange, des sous-vêtements thermiques, des vitamines et des bananes.
Dans son bureau, elle dispose de manuels sur les méthodes de surveillance et l’expertise judiciaire, ainsi que d’une copie du Code civil suisse. Louisa respecte la loi lorsqu’elle mène ses enquêtes, ainsi que la vie privée de ses clients, mais aussi des personnes qu’elle observe. «Un client souhaitait que j’enregistre une vidéo par le trou d’une serrure. C’est interdit, et je ne le ferai pas. Avec un bon travail de surveillance, il est inutile de porter atteinte à la vie privée des gens»
Un jour, elle s’est inscrite comme invitée à une fête Tupperware, car elle surveillait l’hôte. Elle a aussi été engagée par un réalisateur de film qui voulait désespérément acheter un manoir; elle a donc remonté la piste des propriétaires. Une autre fois, on lui a demandé de tenir à l’œil une femme en arrêt maladie depuis plus d’un an en raison d’une fracture du pied; sur les réseaux sociaux, elle a découvert une photo récente de cette femme promenant ses chiens.
Une femme multi-tâche
Louisa a toujours plusieurs affaires en cours. Récemment, elle a enquêté sur un avocat qui disparaissait une fois par mois. Sa femme n’avait aucune idée du lieu où il allait, mais elle a ensuite découvert qu’une de ses pilules de Viagra avait également disparu. La femme a engagé Louisa, qui a suivi l’homme à la trace jusqu’en Allemagne, où il fréquentait plusieurs hôtels. Dans la trappe de la roue de secours à l’intérieur du coffre de sa voiture, elle a découvert un sac contenant un fouet et d’autres objets destinés à des pratiques sadomasochistes.
Les enquêtes de notre détective portent principalement sur des hommes riches suspectés par leur épouse de les tromper; environ deux tiers de ses clients sont des femmes. «Selon mon expérience, affirme-t-elle, dans un couple, si l’un des époux soupçonne qu’il se passe quelque chose, il a généralement raison.» Il ne lui est arrivé qu’une seule fois qu’une suspicion d’infidélité se révèle infondée.
«Les femmes attendent jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus supporter leurs soupçons. Elles ne veulent pas y croire.» Les affaires de Louisa impliquent généralement de réunir des preuves de l’infidélité, qui peuvent ensuite être utilisées pour justifier des demandes financières ou la garde d’un enfant dans le cas d’un divorce. Elle effectue donc le travail de reconnaissance, prend les photos, puis annonce la mauvaise nouvelle. La nature très émotionnelle de ses missions crée rapidement un lien amical, voire maternel avec ses clientes. Parfois, elle les accompagne ensuite au tribunal, pas seulement pour des audiences en cas de divorce, mais aussi pour des affaires de harcèlement ou de viol.
Une fois, un avocat a engagé Louisa, car il pensait que sa mère âgée était en train de se faire escroquer. Un homme allemand était parvenu à s’insinuer dans le cœur et le portefeuille de sa mère, qui lui avait déjà donné plus de 100 000€. Son fils a expliqué à l’enquêtrice qu’il pensait qu’elle était sur le point de modifier son testament pour y inclure cet homme. Le fils ne voulait pas rester passif et voir son héritage disparaître.
Mais sa mère refusait de lui donner l’identité de l’escroc supposé, dont Louisa a découvert qu’il ne s’agissait pas de sa première arnaque: il avait aidé plusieurs riches personnes âgées avec leur déclaration de revenus et d’autres transactions financières afin d’obtenir les renseignements de leur carte de crédit et de leur compte bancaire. La détective a pris des photos de relevés de compte pertinents laissés sur le tableau de bord de sa voiture, et a envoyé les preuves à son client. Qui est enfin parvenu à convaincre sa mère de ne pas modifier son testament.
Un passé douloureux
Louisa Erismann travaille principalement de sa voiture, mais elle occupe également un modeste cabinet à Seefeld, l’un des quartiers les plus chers de Zurich. Il ne ressemble en rien aux agences enfumées des films noirs, avec leur lumière filtrant à travers des persiennes. Il est meublé d’un bureau, d’un fauteuil, d’un ordinateur, d’un téléphone, de dossiers et de livres de droit. Pas de plantes, pas d’objets personnels. Il y a également une salle de réunion avec une longue table, des chaises de métal et un tableau à feuilles. «Les gens viennent me voir, car c’est une adresse crédible, affirme Louisa. Si j’étais située ailleurs, personne ne me remarquerait.»
Avant de créer son agence de détective à elle seule, Louisa Erismann a travaillé 20 ans aux ventes dans un grand groupe allemand d’optométrie. Auparavant, elle et son ex-mari possédaient un magasin de photographie et d’optométrie. Également photographe, Louisa a couvert des événements, des fêtes d’entreprise et des mariages, développant un talent pour l’observation et l’art de prendre des photos sur le vif, lorsque ses sujets ne faisaient pas attention à elle.
Puis deux événements douloureux l’ont entraînée vers la profession qu’elle a choisi d’exercer à un âge où la plupart des gens songent plutôt à la retraite. Le premier a eu lieu 12 ans plus tôt, lorsqu’elle a pris son propre petit ami en filature parce qu’elle ne pouvait plus lui faire confiance. «Je lui avais demandé de nombreuses fois s’il fréquentait une autre femme, et il avait toujours nié. Mais je voyais bien à ses airs, à sa façon de répondre, que quelque chose clochait. Je me suis dit: Assez de questions. C’est le moment passer à l’action.»
Elle a donc établi son campement dans un champ de maïs qui lui donnait un bon angle de vue sur sa maison et l’a surveillé un samedi matin jusqu’au lendemain après-midi. Elle portait du noir pour se camoufler et avait emporté des jumelles, un appareil photo et un carnet.
«Soupçonner que l’on vous trompe est horrible. Je comprends mes clientes. On doute de soi: Qu’ai-je fait de mal? Pourquoi ne lui suffis-je plus?» Là, dans ce champ de maïs, Louisa s’est sentie tiraillée. «Ce que je faisais là n’était peut-être pas juste, mais d’un autre côté, je voulais savoir, même si c’était difficile.» Son conjoint fréquentait en effet une autre femme.
Le second grand choc de la vie de Louisa a été l’assassinat de son petit frère à l’âge de 40 ans. Elle n’aime pas en parler, décrétant simplement qu’elle a aidé à élucider ce crime. Elle et sa famille pensaient connaître l’identité du tueur, et soupçonnaient un meurtre commandité. C’est sa seule enquête portant sur un homicide, mais il s’agit d’un tournant dans sa vie: elle a alors décidé qu’elle serait détective.
Quand un détective se transforme en simple client
Nous parvenons dans un labyrinthe de maisons mitoyennes et avisons celle où vit la femme en conflit avec son voisin. Soudain, Louisa chuchote: «Quelqu’un approche.» Je suis tentée de me retourner, mais elle m’a prévenue que cela nous rendrait suspectes. Un homme croise notre chemin et nous dévisage. Il faut absolument éviter qu’il s’interroge sur notre présence. Nous discutons à haute voix de la possibilité d’acheter une maison, et de l’avantage de bénéficier d’une aire de jeux pour enfants juste devant l’entrée.
Ensuite, nous partons en reconnaissance dans la fripe où travaille la femme. J’entre en premier, mais je ne suis pas certaine du plan; Louisa et moi sommes-nous censées nous connaître ou pas? La cible me demande si j’ai besoin d’aide; je lui dis que je recherche un poncho. Tandis que je jette un œil aux portants, je remarque que Louisa fait également semblant d’être une cliente. Affublée d’un chapeau rouge vif, elle pose devant un miroir. Elle me rejoint ensuite et me conseille d’essayer le poncho à franges. Ah… Donc, nous nous connaissons! J’entre dans le jeu et essaie le poncho. La cible me regarde, puis s’affaire auprès d’un autre client. Certes banales, ces surveillances aident néanmoins Louisa à obtenir une première impression des protagonistes.
Au bout de quelques minutes, je quitte la boutique et me dirige vers la voiture, mais Louisa me retient d’un geste. Ne jamais se rendre directement à sa voiture, me dira-t-elle plus tard, car on pourrait être observé. Or, une fois le véhicule d’un détective «découvert», la seule solution est d’en changer.
Louisa a un penchant pour le jeu d’acteur. Lorsqu’elle surveille des quartiers résidentiels, elle emporte une laisse avec elle. «Si on me demande ce que je fais en ces lieux, je réponds simplement que je cherche mon chien perdu.» Ayant déjà été victime de menaces au cours de ses enquêtes, elle emporte toujours un vaporisateur au poivre.
Elle n’a pas pris de vacances depuis six ans. Et sa vie personnelle? «Je suis toujours occupée – quel homme accepterait de supporter cela?» Elle me montre sur son téléphone des photos de ses chats, Fellini et Flash. «C’est agréable de les retrouver tous les deux à la maison. Ils apaisent mes blessures par des câlins. Les humains peuvent se montrer très cruels.»
Sa vision de l’amour et des relations a-t-elle donc changé en raison de son travail? Non, se défend-elle. Elle n’aime pas penser en matière de victime et de coupable dans les affaires d’infidélité. «Les deux parties ont une responsabilité dans l’échec ou le succès d’une relation.» Elle n’en passe pas moins des heures à réconforter ses clientes, leur recommander des avocats et leur fournir des conseils pratiques, comme la nécessité de conserver des copies papier des actifs du mari.
Un nouveau jour, un nouveau cas
Le lendemain, nouveau cas, qui concerne cette fois la garde d’enfants. Nous nous trouvons dans une banlieue de la classe moyenne de Bâle, avec ses immeubles d’appartements, ses garages et ses cours arrière gravillonnées. Un homme a engagé Louisa pour suivre son ex-femme. Il soutient qu’elle maltraite leurs enfants, les laissant souvent seuls à la maison. Il affirme qu’elle le contraint à payer une pension alimentaire totale alors qu’elle travaille comme femme de ménage. Elle prétend aussi ne pas posséder de voiture, mais Louisa découvre qu’elle en a bien une.
Nous montons la garde devant l’école du fils cadet, jusqu’à ce que Louisa le reconnaisse à son sac à dos; on lui a dit qu’il y avait un dinosaure vert dessus. Nous suivons le garçon jusqu’à sa porte d’entrée. Il sonne à la porte. Personne ne répond. Il traverse la rue jusqu’à un terrain de jeu et s’assoit sur une rambarde. Un peu plus tard, la mère arrive. Ensemble, ils pénètrent dans l’immeuble.
Louisa et moi nous asseyons sur un muret en face de la maison et faisons semblant de discuter. Au bout d’environ 10 min, la mère et l’enfant apparaissent sur le balcon. Louisa m’annonce que la mère nous a remarquées, nous marchons donc jusqu’à l’entrée de l’immeuble voisin, où nous ne pouvons être vues. «Quand je dois me cacher, j’ai parfois une grande poussée d’adrénaline», me révèle la détective.
Elle est fière de pouvoir dire qu’elle n’a jamais été démasquée lors d’une enquête.
Nous faisons un détour pour rejoindre la voiture et passons devant un arrêt de bus. Louisa y voit une occasion d’apprentissage: «Qu’est-ce que je ferais si j’étais en planque non loin et que quelqu’un m’apercevait?» Elle s’assoit sous l’abribus et prend l’air d’une passante. «J’attendrais le bus.» En quelques occasions elle a dû sauter dans un bus ou un tramway pour garder sa couverture.
Une organisation impeccable
De retour à la voiture, nous nous installons pour surveiller l’appartement de la femme. Louisa garde un œil sur ceux qui pourraient nous observer. «Les personnes âgées dissimulées derrière des voilages sont les plus dangereuses.»
Lorsque la mère ressort en compagnie de deux enfants, Louisa prend des photos et contacte le père. Elle fait ensuite une deuxième ronde de surveillance, seule et à pied, puisque nous avons peut-être déjà été observées ensemble. Elle noue ses cheveux en une queue de cheval, enfile un chapeau et une veste différente. «Appelez-moi dès qu’ils reviennent», m’ordonne-t-elle.
Je jette un coup d’œil par la vitre de la voiture. Il est 13h45 et il bruine. Un cycliste passe. Deux garçons marchent dans la rue vers l’aire de jeux. Je suis les gouttes d’eau sur le pare-brise. Je n’ai pas le droit de consulter mon téléphone portable. Je pourrais manquer quelque chose.
Mais rien ne se passe, et environ 15 minutes après son départ, Louisa ouvre brusquement la portière. Nous nous en tiendrons là pour aujourd’hui et retournons à Zurich. Les journées pluvieuses, quand les gens font moins d’allées et venues, Louisa s’occupe généralement de ses tâches administratives: rapports, photos, dossiers.
Le soir venu, je feuillette à nouveau les livres sur le métier de détective, qui contiennent également des publicités: l’une d’elles fait la promotion d’un stylo bille équipé d’une caméra-espion et d’un micro intégré; une autre présente des «gants de fouille». Ces publicités promettent le frisson que la journée ne m’a pas apporté.
Rester assise des heures dans une voiture, attendre, observer, prendre des photos. Disparaître dans le décor, loin de l’effervescence et du drame des films et romans de privés. Est-ce donc le quotidien d’un véritable détective?
Louisa Erismann a pourtant un point en commun avec ces célèbres enquêteurs de fiction: ce sont des non-conformistes que la curiosité pousse vers la vérité. C’est aussi ce qui la motive. Son mode de vie n’est pas courant et elle s’intéresse à la nature humaine. Dans un monde centré sur la jeunesse et la beauté, sur ceux qui se démarquent dans une foule, Louisa sait que rester dans l’ombre est le meilleur point d’observation.
© 2021, Reportagen. Reportagen (Mai 2021)
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