Le service des soins intensifs en néonatalogie (SSIN) de l’hôpital Mount Sinai, à Toronto, ressemble à un bunker où des infirmières chevronnées, assises derrière un imposant comptoir, surveillent des écrans et répondent au téléphone. En fond sonore, l’écho étouffé des pleurs et des gémissements de nourrissons au milieu des bips des moniteurs. Comme le service n’a pas de fenêtre et que l’éclairage y est tamisé, il est impossible de garder la notion du temps. De nombreux parents y vivent des semaines, voire des mois à veiller, à prendre soin de leur nouveau-né et à créer des liens avec lui.
Charlie est né à 25 semaines, le 8 juin 2014. Sa venue avait été si prématurée que ses parents, Kelly et Jim Goetz, n’avaient pas encore choisi de prénom. La grossesse de Kelly, 39 ans, avait été sans histoire jusque-là. Son ventre était à peine arrondi lorsqu’elle perdit les eaux et fut admise à l’hôpital. Soixante heures plus tard, le travail commençait de façon naturelle.
« C’était trop tôt, raconte-t-elle. Certains de nos amis ne savaient même pas que j’étais enceinte. Nous avons dû envoyer un mot : « Ce courriel est délicat : Kelly est enceinte… et, au fait, nous avons un fils ! » Alors que je n’avais pas encore éprouvé les malaises de la grossesse, j’avais déjà un bébé aux soins intensifs. »
Charlie pesait à peine 790 g à la naissance. Il était trop petit pour être allaité ou nourri au biberon et ne pouvait respirer sans aide car ses poumons n’étaient pas entièrement développés. Peu après son premier vagissement, on l’avait admis au SSIN. Il dormait dans un incubateur transparent, surveillé par des appareils qui mesuraient sa fréquence respiratoire, son pouls et la saturation en oxygène de son sang. Son espace était meublé de livres, de babioles et d’une couverture ornée de motifs aux couleurs vives, parfaite pour stimuler un cerveau en cours de développement. Un écriteau décoré de gais autocollants indiquait son nom, et lorsqu’il commença à prendre du poids, on accrocha au mur un certificat saluant son intronisation dans le club des 1 kilo. Pendant des mois, Charlie fut nourri par une sonde nasale ou buccale, un tube parmi tant d’autres qui entravaient les câlins aux bébés prématurés.
Heureusement, tout comme les bébés nés à terme, les autres pensionnaires du SSIN sont bercés de longues heures par leurs parents. Kelly, en congé de son poste d’enquêteuse en droit de la concurrence, passait au moins huit heures par jour au chevet de son fils. Jim la rejoignait en soirée et passait trois heures ou plus avec lui. Ils changeaient ses couches, prenaient sa température et surveillaient son état général dont ils relayaient les moindres détails à l’équipe de soins.
Charlie participe à un nouveau modèle médical qui permet aux parents d’être actifs dans les soins aux bébés nés avant la 33e semaine de gestation. Dans le cadre des modèles d’intégration des familles (MIF), les mères et les pères deviennent les gestionnaires des soins que reçoit leur enfant. Ils consignent des notes à son dossier, participent aux rondes et dressent des programmes avec les médecins et les infirmières. L’hôpital Mount Sinai a mené ce projet en 2011, avant d’en faire une norme en 2013.
« C’est devenu un travail à temps plein, affirme Kelly. Mais je ne vois pas le temps passer. Mon rôle auprès de Charlie a suivi son développement. » Au début, elle et Jim ont appris à faire des caresses avec la main, en couvrant de leur paume en coupe la croupe ou la tête minuscule de leur fils. « Nous avons dû attendre que son cordon ombilical se détache, environ six jours après sa naissance, pour pouvoir le tenir dans nos bras », précise-t-elle. Ils arrivent maintenant à le bercer, peau contre peau.
Cette approche aide les parents angoissés par une situation à l’issue incertaine à sentir qu’ils sont capables de s’adapter aux circonstances. Car les MIF produisent des effets remarquables sur les nourrissons : ceux-ci quittent le service des soins intensifs plus rapidement que leurs compagnons qui n’en profitent pas, leur prise de poids augmente de 25 %, et 82 % d’entre eux (comparativement à 46 % chez les bébés hors programme) réussissent à prendre le sein avant leur sortie d’hôpital.
Avant la naissance de Charlie, les médecins avaient tenté de préparer Kelly au pire. « Je me rappelle que l’un d’eux nous a dit : « Nous ne le répéterons pas, mais il y a un risque de mort fœtale. » » (Même si la survie extra-utérine est possible à partir de 22 semaines, le cas est très rare.) Lorsque Charlie est né, gigotant et geignant après 15 heures de travail, Kelly et Jim furent soulagés de faire la connaissance de ce « petit gars minuscule, rouge et ridé, à tête d’extraterrestre ». De nombreux obstacles les attendaient : une échographie du cerveau de Charlie avait révélé des saignements. Il avait dû également combattre des infections, dont une entérocolite nécrosante, une infection gastro-intestinale courante chez les prématurés, qui avait entraîné son transfert à l’hôpital pour enfants malades de Toronto. Il continuait néanmoins à prendre du poids, si bien qu’à la mi-septembre il n’avait plus besoin d’assistance respiratoire.
« Parfois, dans le service d’un grand hôpital, on a l’impression de déranger ou on craint de le faire. Ce n’est plus mon cas : je sens que j’ai un rôle à jouer. Ce programme est incroyablement stimulant », déclare Kelly.
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Les modèles d’intégration des familles sont l’œuvre du directeur du service de pédiatrie de l’hôpital Mount Sinai, le Dr Shoo Lee, qui a aussi dirigé la division de néonatalogie de l’Université de Toronto. « Nous pensions que seuls des professionnels pouvaient s’occuper des petits patients, souligne-t-il. Avec les années, nous avons exclu la famille de la démarche de soins, non seulement de celle des bébés, mais de tous les patients. Ce fut une erreur. » Le Dr Lee a voulu trouver une nouvelle approche après avoir parlé à des parents qui étaient passés par le SSIN. « D’après leurs témoignages, les familles se sentaient démunies et inutiles parce qu’elles n’avaient pas l’impression de faire partie de l’équipe. Les parents restaient assis là à regarder leur bébé. »
Le médecin fait remarquer que, dans les pays en développement, les parents participent aux soins que reçoit leur enfant par nécessité : il manque d’infirmières et de ressources. Mais pour créer un précédent solide, il devait trouver un système convenant à un pays comme le Canada. Il a fini par apprendre que l’Estonie utilisait un modèle semblable à celui des MIF depuis 1979 : à l’époque, la contribution des parents aux soins de leurs nourrissons permettait de pallier le manque de personnel infirmier.
En 2010, le Dr Lee organisa un voyage en Estonie, auquel se joignirent d’autres médecins, des infirmières, des travailleurs sociaux et des parents. Un an plus tard, au terme de propositions et d’approbations variées, l’étude pilote était lancée à Toronto. Le Dr Lee dirige maintenant un essai clinique dans 10 SSIN en Australie et en Nouvelle-Zélande, et dans 20 autres au Canada, dont ceux de l’hôpital Sunnybrook à Toronto, de l’hôpital général de Victoria, en Colombie-Britannique, du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS) et du centre hospitalier universitaire de Québec ( CHUQ), au Québec. Si les résultats sont probants, les MIF pourraient bien devenir la norme en matière de soins pour tous les prématurés du pays.
Jack Hourigan fut la première maman à s’inscrire au projet pilote de l’hôpital Mount Sinai. Sa grossesse en était à 27 semaines et 5 jours lorsque sa fille, Tess « la tenace », est née, en 2011, alors qu’elle pesait à peine 1 kilo. Sa première expérience au SSIN fut terrible. « Je me sentais comme une figurante dans un film. Nous étions submergés de lumières, de sons, d’odeurs et de couleurs. La première semaine fut vraiment pénible : Tess devait lutter contre la mort, et je ne comprenais rien. Je me sentais complètement impuissante. »
Lorsque le coordonnateur de recherche lui a proposé d’essayer les MIF, « tout a pris finalement sens, dit-elle. Je passais plus de temps avec elle, peau contre peau, j’avais plus de séances d’information, plus de soins à donner. J’ai trouvé une méthode et un but, et c’était exactement ce dont j’avais besoin. »
Le MIF ne fonctionne pas pour tous. Kate Robson, parent-coordonnatrice du SSIN de l’hôpital Sunnybrook et mère de deux prématurés constate que les MIF ne surmontent pas tous les obstacles qui empêchent les parents de venir à l’hôpital. « Lorsqu’on a d’autres enfants, qu’on est soi-même très malade ou pauvre, ou qu’on habite loin de l’hôpital, il est très difficile de s’impliquer autant qu’on le voudrait. » Elle espère qu’à mesure que les MIF feront la démonstration des effets positifs de la présence des parents sur la santé de leur bébé, « nos systèmes s’adapteront mieux aux familles d’enfants hospitalisés ».
Le Dr Lee aimerait voir ce modèle de soins mis en place pour les parents de tous les enfants malades, et non seulement pour les parents de prématurés. Le défi est de convaincre l’État de prévoir plus de ressources pour aider les familles qui doivent composer avec l’hospitalisation prolongée d’un enfant, dit-il. « Le stationnement devrait être gratuit, de même que les frais de garde des autres enfants. Ce sont des choses qu’il faut faire parce que la société en profitera. »
Quelques jours avant la date prévue de l’accouchement de Kelly, le 20 septembre, son fils Charlie était transféré dans un troisième hôpital situé plus près de la maison, et recevait son premier biberon. L’enfant est maintenant rentré chez lui. Il soutient les regards et « a découvert sa voix », dit Kelly, en riant. Comme Jim, elle estime que leur expérience au SSIN a transformé leur approche de la parentalité.
« Je crois qu’on ne s’inquiétera pas trop de ces petites choses qui bouleversent parfois les parents, comme cela serait le cas si Charlie était né à terme », confie Jim. Changer une couche ? C’est un jeu d’enfant quand on n’a pas à se faufiler au milieu d’un réseau de tubes. Même les colères de Charlie sont douces à leurs oreilles. « Ses cris ? dit Kelly. Ça nous réjouit ! C’est formidable qu’il ait maintenant la capacité pulmonaire requise pour s’exprimer. »