Nonagénaire et aventurière

À 96 ans, Francine fait mentir tous ceux qui estiment que les voyages de l’âge d’or devraient se limiter aux excursions organisées en autocar et aux croisières.

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Nonagénaire et aventurière

IL EST 6 H et je suis à l’aéroport de Montréal en compagnie de mon amie Francine. Quelques minutes plus tôt, nous avons enregistré nos bagages, soit deux valises et un déambulateur, un modèle léger, pliable et haut de gamme que ma compagne de voyage appelle sa Rolls-Royce.

En ce petit matin de printemps mouillé, Francine est vêtue d’un élégant trench-coat Burberry et, comme moi, elle porte une ceinture portefeuille où elle a glissé une grosse liasse de billets de banque, les cartes de crédit n’étant pas encore acceptées là où nous allons. C’est la première fois qu’elle transporte autant d’argent, dit-elle. Mais n’y a-t-il pas toujours une première fois ?

Mère et grand-mère, Francine van der Heide a 96 ans. Je l’ai connue il y a une trentaine d’années, à New York. Elle possédait un pied-à-terre à quelques coins de rue de l’appartement de ma tante Françoise, près de l’East River. Faisant partie des pionniers des Nations unies, les deux retraitées se rencontraient de temps en temps. Ma tante (qui est morte il y a une dizaine d’années) avait fait ses débuts comme secrétaire bilingue à l’ONU en 1948, Francine en 1949.

Née Gravel, Francine porte toujours le nom de son mari Wiebe van der Heide. Membre de la résistance intérieure des Pays-Bas durant la Seconde Guerre mondiale, Wiebe fabriquait de faux papiers pour permettre aux juifs d’échapper à la Gestapo durant l’occupation nazie. Le couple s’est marié en 1951 et a eu trois garçons. Deux ans après la disparition de Wiebe en 1995, mettant un terme à près de 50 ans de résidence aux États-Unis, Francine est revenue vivre à Montréal.

C’est à cette époque que nous avons commencé à nous fréquenter, soit pour aller à l’opéra, soit simplement pour manger au restaurant rue Saint-Denis et bavarder. Ah ! oui, j’oubliais : Francine a continué à pratiquer la natation passé 90 ans. Nos bons moments incluaient donc des séances à la piscine intérieure de son immeuble, rue Papineau, suivies immanquablement d’un bain sauna et d’un margarita – elle prépare de redoutables cocktails.

Aujourd’hui, sa vue se détériore et elle a renoncé au crawl, mais lorsque je lui ai proposé de passer une semaine à La Havane durant le pire hiver que nous ayons connu depuis 30 ans de ce côté-ci des Tropiques, elle n’a pas hésité un instant. « Ça serait magnifique. » 

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Passionné de culture cubaine et chroniqueur à la radio de Radio-Canada, Jean Fugère connaît La Havane comme le fond de sa poche. Informé de mon projet de visiter la capitale de la rumba avec une presque centenaire, il a pris un air soucieux. Pensant à l’infrastructure touristique cubaine et à l’état des trottoirs dans la capitale, il a lâché : « Je trouve ça pas mal culotté et téméraire. »

Une dizaine de jours plus tard, Francine me convainc de traverser la vieille Havane à bord d’un taxi bicyclette, une sorte de cousin du rickshaw oriental. Il faut nous agripper fermement à la barre de métal. Je ne suis pas rassurée, mais en voyant Francine (qui est tout de même de 35 ans mon aînée) se moquer doucement de mes appréhensions, j’ai le sentiment de jouer mon propre rôle dans un film, de participer à l’action avec les gens du cru, de pénétrer presque dans leur maison.

Précédées de notre chauffeur, nous nous faufilons entre les étals de fruits et les présentoirs de DVD en croisant au passage des enfants qui se chamaillent pour des jouets traditionnels, un cerceau, un ballon. « Ça me fait plaisir de voir des jeunes qui s’amusent comme autrefois », dit Francine qui, tout en se félicitant des succès scolaires de ses deux petits-enfants, déplore leur façon de consulter leur téléphone à tout moment.

Une grosse Chevrolet nous frôle. De couleur cobalt, la bagnole date des années 1950. Comme si son apparition lui procurait un sauf-conduit vers le passé, Francine se sent transportée rue Marquette, durant l’été 1948 à l’époque où le plateau Mont-Royal était encore un quartier ouvrier. « Personne n’avait de climatiseurs à Montréal, observe-t-elle, et c’était tout à fait comme là maintenant, les gens s’attardaient devant les portes de leur maison pour échapper à la chaleur. »

Beaucoup d’éléments lui rappellent sa jeunesse. Ainsi, en sirotant un mojito un soir, elle s’est revue à 20 ans, à ses débuts sur le marché du travail. « J’étais institutrice à La Prairie, alors un petit village de la Rive-Sud. Je demeurais chez mes parents. J’administrais et chauffais le poêle de l’école, je m’occupais de tout pour 300 $ par année. Mon salaire était beaucoup moins élevé que celui d’un homme et ça m’a toujours révoltée. » Elle qui rêvait de fréquenter l’université (« chose quasi impossible pour une femme de ma génération ») finira par décrocher un diplôme de littérature anglaise à l’Université de New York, en suivant des cours du soir.

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Le cyclotaxi nous dépose au pied des stands des bouquinistes, à la Plaza de Armas, qui fut le centre politique de la colonie durant la période de domination espagnole. « Tu as remarqué tous ces bleus ? » me dit-elle. N’ayant jamais pu déterminer le degré exact de sa cécité, je demeure toujours perplexe lorsqu’elle se livre à des observations de ce genre. Lisant sans doute dans ma pensée, elle ajoute : « Pas un bleu marine, plutôt un bleu royal. Les décorations en sont remplies. Et puis je n’en reviens pas comme cette ville est propre. On n’a aperçu aucun papier par terre, aucun sac de plastique retenu par les branches des arbres comme chez nous. » Tiens, je n’avais pas remarqué, mais elle a raison.

Depuis plus d’une vingtaine d’années, Francine souffre de dégénérescence maculaire, une maladie qui provoque une perte graduelle de la vue. Étant donné qu’elle distingue davantage les contours et que les détails lui échappent, elle effectue toujours un important travail de documentation en prévision de ses sorties.

Avant notre départ, elle a parcouru plusieurs guides touristiques – elle dispose d’une loupe sur son ordinateur qui lui permet de déchiffrer textes et journaux. Elle s’est même procuré une méthode rapide pour apprendre l’espagnol. Au moment où les États-Unis amorcent un dégel de leurs relations avec Cuba, qui ainsi s’ouvre au monde, elle a conscience d’assister à un moment historique. « Il y a sûrement un groupe de révoltés quelque part », murmure-t-elle en contemplant la ville depuis la terrasse de l’hôtel Ambos Mundos, l’une des plus belles de la vieille ville.

Pragmatique et n’entretenant aucune illusion à propos d’un quelconque paradis dans ce monde ou dans l’autre, Francine a néanmoins le coeur à gauche. Est-ce pour cette raison qu’elle partage une complicité naturelle avec Lucía Sardiña ? Âgée de 76 ans, Lucía appartient à la génération qui s’est battue aux côtés de Fidel Castro dans les années 1950. Cette employée du ministère cubain de la Culture est ce qu’on appelle la mémoire de la Révolution.

Dans sa Lada de fonction avec chauffeur, cette ancienne hôtesse du pavillon cubain durant l’Exposition universelle de 1967 nous mène visiter l’atelier laboratoire érigé par Kcho (un des artistes contemporains cubains les plus reconnus internationalement), dans le quartier pauvre de Romerillo. Cet espace moderne, si différent des poussiéreux musées d’État, accueille également une quantité de jeunes munis de leur ordinateur portable. L’atelier de Kcho est alors en effet le seul endroit à La Havane où la connexion wi-fi est gratuite.

« Vous savez internet, moi ça me dépasse un peu… », dit Francine à notre hôtesse, la mémoire-de-la-révolution. Et Lucía qui a donné sonbras à mon amie, de lui répondre alors que l’avenir crépite autour de nous : « Moi aussi… »

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L’avant-veille, une excursion guidée par le responsable du chapitre cubain de l’International Network for Traditional Building Architecture and Urbanism (INTBAU) nous a permis d’admirer plusieurs édifices cultes de l’architecture moderne cubaine. À 30º C, sous les coupoles « érotiques » des Écoles d’art nationales à Cubanacán, Francine mesurait l’originalité de la culture de cette région des Caraïbes en s’épongeant le front. Devant des travaux d’étudiants, elle a observé : « C’est renversant, ce pays si pauvre et tous ces jeunes artistes intéressés à faire de l’art et qui sont capables d’en vivre. »

Durant la pause déjeuner, elle s’est adressée à sa voisine de table, une Américaine qui participait au même circuit touristique que nous. Au cours de leur échange, elle s’est avisé que Joan Kjaer Kirkman, la directrice des communications du programme des relations internationales de l’Université de l’Iowa, connaissait sa petite-fille Dana qui y étudie la médecine. « Le monde est petit », s’est-elle exclamée en riant de bon coeur.

Son grand âge suscite toujours une certaine incrédulité. À La Havane, la réaction des gens s’accompagnait d’une exaltation carrément jubilatoire. Au cimetière Cristóbal Colón, un des plus beaux lieux de sépulture au monde, la guichetière s’est extraite de sa guérite en apprenant son âge. Puis elle lui a offert l’accès au site. Même chose quand le guide nous a proposé de nous raconter les personnalités, les histoires d’amour et les tragédies couchées derrière tous ces anges de plâtre et de marbre. Apprenant qu’il avait devant lui une personne née au tout début du siècle précédent, il ne l’a pas simplement félicitée, il l’a embrassée. Francine a rigolé : « Cesse de brandir mon âge, veux-tu ? »

Il y a deux ans, les médecins lui ont diagnostiqué une sténose lombaire. Elle souffrait de douleurs atroces au dos, surtout au réveil. Se voyant dans l’impossibilité de visiter ses enfants à l’étranger (l’un de ses fils habite les Pays-Bas, les deux autres, les États-Unis), elle a supplié pour qu’on l’opère. Mais on l’a jugée trop vieille. Elle a donc déménagé dans une résidence pour personnes âgées – un chambardement qui lui a fait perdre six kilos. Quelqu’un lui a alors suggéré d’effectuer 20 minutes d’exercices dans son lit chaque matin. Petit à petit, elle s’est rétablie – elle continue à les faire régulièrement même à La Havane où elle s’étend sur le plancher en « terrazzo » de sa chambre (son lit était trop étroit) pour exécuter ses étirements. « Quand je pense qu’il y a deux ans, je ne voulais plus vivre et qu’aujourd’hui je marche à Cuba », a-t-elle réfléchi.

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Au Nazdarovie !, sur le Malecón, elle a gravi d’une traite les marches qui mènent au restaurant spécialisé dans la cuisine de l’ex-URSS trois étages au-dessus. Quand ils l’ont aperçue, les employés croyaient rêver. « On a des jeunes de 20 ans qui rechignent à grimper jusqu’ici. Peut-on vous adopter comme mascotte ? » À partir de cet instant, j’appelle Francine la star de La Havane.

Pour tout dire, il me semble la voir rajeunir. Les défis la stimulent, les compliments la poussent à se dépasser. « Je ne voudrais pas te décevoir », m’avait-elle lancé avant le départ. Assister à un moment historique, se frotter à la culture cubaine : en réalité, on ne savait trop vers quoi on allait. À l’écart des circuits organisés et éloigné des plages, notre voyage échappait à toutes catégories. Cela implique un peu d’incertitude, mais aussi, pour mon amie, de se laver les cheveux à genoux dans la douche pour éviter de glisser sur les carreaux. « Je fais des efforts… », résume-t-elle.

Un jour, dans un taxi, on a trouvé une femme derrière le volant – ce fut la seule fois. Jugeant ses tarifs trop élevés, j’ai tenté de marchander le prix de la course. Mais notre chauffeuse n’a pas voulu céder. Plus tard, Francine a pris son parti. « C’est difficile comme femme de faire sa place dans un monde d’hommes, a-t-elle observé avec justesse. Même à New York, peu de femmes conduisent un taxi. »

Cette capacité de se mettre à la place de l’autre, elle l’applique également aux animaux et aux plantes. Ainsi ces deux palmiers qu’à peu près personne ne remarque dans la cour intérieure du Museo de Arte Colonial tout près de la cathédrale : « C’est magnifique, m’a-t-elle annoncé. Ils ont 150 ans et t’as vu comme ils sont droits ! »

Tout au long de ce périple, les prouesses physiques de Francine m’ont épatée. Néanmoins, ce qui retient davantage mon attention c’est son ouverture d’esprit. Tout l’intéresse et rien ne l’étonne. Son urbanité, son savoir-vivre et sa curiosité l’ont préservée de l’amertume et surtout, l’ont empêchée de vieillir.

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CARNET PRATIQUE

À L’AÉROPORT

La plupart des compagnies aériennes proposent de transporter sans frais supplémentaires les fauteuils roulants ou toute autre aide à la mobilité. Selon votre handicap ou déficience, une assistance spécifique est également prévue, notamment un fauteuil roulant jusqu’à l’avion. On vous assistera également pour embarquer et vous installer.

DURANT LE VOYAGE

Il est important de s’accorder une pause, quand le besoin s’en fait sentir. À La Havane, Francine s’est réfugiée dans le lobby de l’hôtel Parque Central, pour reprendre son souffle au milieu de la semaine. Appuyée sur deux coussins, dans « un des meilleurs fauteuils » de la ville, elle a passé l’après-midi à écouter son roman sur un lecteur CD spécialement conçu pour les malvoyants.

PRENDRE SA PLACE

À bord de l’autocar, durant l’excursion de l’INTBAU, Francine n’arrivait pas à entendre notre guide. Trop de bruit couvrait sa voix. Elle lui a gentiment demandé de se déplacer vers l’avant et Julio Cesar Perez- Hernandez, ancien professeur invité à Havard et spécialiste de l’architecture cubaine, s’est exécuté avec plaisir.

DES EXERCICES EN TOUT TEMPS

Selon le journal de l’Association américaine de médecine, les gens qui s’adonnent à un tout petit peu d’exercice sont susceptibles de vivre plus longtemps. Ceux qui, comme Francine, y consacrent au moins 150 minutes par semaine sont assurés de bénéficier des bienfaits de la longévité et ont 31 % de moins de risque de mourir dans les 14 années à venir que leurs vis-à-vis qui restent assis sur leur popotin !

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