À la recherche de navires datant de 1845
La glace n’a jamais cessé d’être au cœur du récit tragique de l’expédition navale à la recherche du passage du Nord-Ouest. Parmi tous les mystères entourant les désastres et décisions funestes qui ont entraîné la mort de Sir John Franklin et de 129 marins britanniques, ainsi que la disparition de deux vaisseaux de 30 m, en 1848, la seule certitude est le rôle impitoyable qu’elle a joué.
L’expédition lancée en 2014 dans le détroit de Victoria pour retrouver le HMS Erebus et le HMS Terror a également été compromise par la glace ; ralentie, détournée de son itinéraire, elle a même failli échouer. Elle pouvait pourtant compter sur une flotte de vaisseaux équipés de la technologie la plus avancée en matière de recherche d’épaves englouties. Mais les conditions extrêmes ont tôt fait de refroidir les esprits et de disperser les bateaux.
Une seule chose s’est montrée plus puissante que la glace, un élément dont Franklin aurait eu aussi besoin : la chance. C’est ce que l’équipe de Parcs Canada, à la recherche de ces épaves depuis 2008, avait longtemps espéré.
Le 26 août 2014, vers midi, les derniers passagers à rejoindre l’expédition du détroit de Victoria montent à bord du navire de croisière polaire One Ocean Voyager. Une vingtaine de chercheurs et de touristes s’entassent dans des Zodiac noirs qui les transportent d’une rive brumeuse de l’île Cornwallis, au Nunavut, vers ce qui sera leur résidence flottante pour les deux semaines à venir.
« Vous imaginez, si on retrouvait ces bateaux ! » entend-on plusieurs fois dans les conversations. Aucun de ces passagers ne sera aux commandes des appareils sonar installés à bord, mais beaucoup ont payé pour être au cœur de l’action.
L’itinéraire du Voyager doit le conduire dans l’une des principales zones de recherche de l’expédition : sur la carte, il s’agit d’un rectangle bien net, dans le détroit de Victoria, qui a donné son nom à l’expédition de cette année. C’est devant la côte de l’île du Roi-Guillaume que la glace a emprisonné Franklin et ses bateaux. Une note laissée par un des hommes d’équipage sous un cairn indique que les bateaux ont été abandonnés non loin de là.
La deuxième zone de recherche se trouve dans le golfe de la Reine-Maud, à peu près 50 km plus au sud. Avant de redoubler d’efforts pour localiser l’Erebus et le Terror en 2008, Parcs Canada a consulté le spécialiste de l’histoire orale inuite Louie Kamookak. Celui-ci leur a indiqué la partie du golfe entourant Umiaqtalik, nom qui signifie « le site du vieux bateau ». Des témoignages évoquent un navire abandonné au milieu de ces îles.
Les Inuits ont nommé les particularités géographiques de leur territoire pour signaler les dangers, les sources de nourriture ou rappeler l’histoire d’un site. Les explorateurs européens ont attribué aux entités de l’Arctique le nom de leurs mécènes, de rois ou d’autres explorateurs. Même en combinant ces deux séries de toponymes, la grande majorité des îles du golfe de la Reine-Maud n’ont tout simplement pas de noms.
Au milieu de ces îles, à bord du navire de recherche Martin Bergmann, les archéologues sous-marins de Parcs Canada regardent attentivement défiler le fond marin sur deux moniteurs. Ils lèvent ou abaissent un sonar (une unité remorquée derrière le bateau) selon la profondeur du fond.
Le sonar balaie une bande de 100 m de chaque côté du bateau. Sonder une section de fond marin consiste donc à aller et venir le long de lignes parallèles, en se déplaçant de 150 m à chaque passage. Cette opération est répétée inlassablement.
Les membres de l’équipage du Bergmann originaires de l’île du Prince-Édouard appellent cela « planter des pommes de terre ». Tout le monde convient que c’est une tâche abrutissante. Le fond marin dans le golfe de la Reine-Maud étant constitué principalement de gravier et de sable, les images qui défilent sur les moniteurs ne montrent que de la neige en noir et blanc.
« Il y a plus de sable là-dessous que sur la plage Parlee au Nouveau- Brunswick, affirme le plongeur Yves Bernard, de la Marine royale canadienne. En comparaison, regarder de la peinture sécher est plus intéressant. Chaque fois que je me prépare à mon quart de travail, je me dis : ça y est, c’est aujourd’hui que je verrai apparaître le bateau sur cet écran. »
À bord du « Voyager »
À bord du Voyager, tout le monde attend quotidiennement le bulletin de 16 h du Service canadien des glaces. La plupart du temps, le capitaine et l’équipage scrutent les cartes sur le pont tandis que les passagers observent les concentrations de glace identifiées par des couleurs sur l’écran de projection, dans la cabine.
Malgré la saison chaude, la glace n’a pas relâché son emprise sur le détroit de Victoria. Quatre-vingt-dix pour cent de ses eaux ne sont pas navigables sans brise-glace.
Il reste cependant une lueur d’espoir : comme l’a remarqué Tom Zagon, du Service canadien des glaces, dans un courriel du 29 août, « la plupart de la glace dans la région est sur le point de se désagréger […]. L’état agité de la mer, provoqué par les vents d’est, contribue à briser la couverture de gla–ce restante. »
Finalement, le vent s’arrête. Au soir du 30 août, la brise n’est plus que de 19 km/h. Ne serait-ce que pour commencer à dégager cette glace, il faudrait, au minimum, un vent soutenu de 46 km/h.
Pour le Voyager, les journées suivantes sont un véritable purgatoire, consacré à tester l’équipement et à chercher des eaux navigables au lieu de chasser les épaves. Le navire se fraie un chemin vers le nord et le site d’abandon de l’Erebus et du Terror, tremblant sous le choc des plaques de glace qui se fracassent contre sa coque. Son agile compagnon, le Gray Lady, un petit canot gonflable à coque rigide, revient de ses missions de reconnaissance sans avoir trouvé la moindre issue.
Ce n’est que grâce à l’intervention d’un hélicoptère, survolant au nord du Voyager, que l’on réussit à trouver une bande de mer assez large pour permettre à l’équipe de chercheurs découragés de faire l’essai de l’Arctic Explorer, un véhicule sous-marin autonome (VSA) équipé d’un sonar. Cet appareil est parfait pour sonder des eaux profondes et glaciales, mais les conditions limitent la zone de recherche à une fraction de ce qui était prévu.
« Quand on parvient à mettre à l’eau cet appareil, nos images sont toutes parfaitement nettes, affirme David Shea, directeur de l’ingénierie chez Kraken Sonar Systems inc., l’entreprise qui a conçu le sonar à synthèse d’ouverture installé sur le VSA. Lors d’essais réalisés dans le détroit du Rhode Island, nous pouvions distinguer les différentes sortes de casiers à homards. » Mais le programme de recherche est contrecarré par la glace quasi omniprésente.
Pendant ce temps, un autre bateau de l’expédition, le Sir Wilfrid Laurier, un brise-glace de la Garde côtière canadienne, doit se rabattre sur la zone sud qui correspond au « plan B » de son programme de recherche. L’équipage a tenté de progresser vers le nord, mais en a été empêché par la glace.
Tout près de là, l’archéologue sous-marin Ryan Harris fait paisiblement la sieste à la proue de l’Investigator, un bateau de Parcs Canada installé sur le pont du Laurier lorsqu’il n’est pas à l’eau. Ses pieds sont appuyés à bâbord, sa tête repose sur un gilet de sauvetage qu’il a calé contre la coque du navire.
Il se réveille et titube dans la minuscule cabine de l’Investigator, grommelant une fois de plus qu’il faudrait installer une cafetière à dosettes à bord. Il prend ensuite la place de son collègue archéologue Jonathan Moore devant l’écran du sonar et fixe attentivement le fond marin qui défile.
Mais comme les jours précédents, l’océan ne révèle aucune trace de l’Erebus et du Terror. Ryan et Jonathan se relaient jusqu’à la tombée du jour.
Les deux hommes sont contrariés que le détroit de Victoria soit pris dans la glace. « C’est une année entière de préparatifs perdue d’un seul coup », se désole Jonathan, l’air abattu.
« Il est difficile de ne pas penser à ce que Franklin et ses hommes ont dû endurer durant les hivers de 1846 à 1848, quand les choses ont mal tourné, reprend Ryan. Il se peut que l’Erebus et le Terror se soient retrouvés dans une situation semblable à ce que nous observons cette année. Le passage dans lequel ils naviguaient a pu geler en quelques jours, puis demeurer ainsi plusieurs années. Tom Zagon nous a montré des archives satellites prouvant que cela s’était déjà produit. »
Ryan Harris et Jonathan Moore se sont rendus dans le golfe de la Reine-Maud six étés consécutifs sans faire la moindre découverte digne d’intérêt. Ils ont travaillé très dur, en vain. Ils l’ignorent encore, mais tout cela est sur le point de changer.
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Le sort de l’expédition Franklin révélé
Le 1er septembre, les opérations de la journée commencent comme à l’ordinaire. L’équipe du Service hydrographique du Canada à bord du Laurier doit installer une balise GPS dans une des îles anonymes du golfe de la Reine-Maud, afin d’améliorer la précision des cartes maritimes. Des archéologues du gouvernement du Nunavut et de l’université de Waterloo les accompagnent. Durant le vol, ils remarquent dans l’île un cercle de tente dont l’origine est inconnue.
Après avoir examiné la région depuis les airs pour s’assurer qu’aucun ours ne menace la sécurité des chercheurs, le pilote de l’hélicoptère de la Garde côtière canadienne, Andrew Stirling, se joint à eux dans l’île. Il se rend sur la rive, à la recherche d’une trace de l’expédition Franklin ou de tout autre élément intéressant.
Andrew arpente la berge en balayant le sol du regard, à la recherche de tout élément remarquable. Soudain, il aperçoit un morceau de fer rouillé, de 50 cm de long, qui repose sur la plage, à moitié enterré dans le sable. Il examine de plus près la pièce, qui comporte deux branches. Elle ressemble à une grosse fourche de bicyclette.
« Doug Stenton m’a appris que toutes les pièces de la Royal Navy sont identifiées par un phéon (une pointe de flèche), expliquera plus tard Andrew en se remémorant cet instant. Alors j’ai examiné l’objet, mais je n’en ai pas vu. » Il prévient les archéologues, qui s’empressent de le rejoindre.
Puisqu’il a trouvé l’objet, les autres l’encouragent à le ramasser lui-même. Le pilote n’ose pas, mais ils le rassurent en plaisantant qu’ils ne le feront pas arrêter pour avoir contrevenu à une loi du Nunavut interdisant de ramasser des objets sans permis.
Prenant la pièce métallique des mains d’Andrew, Douglas l’examine. Alors qu’il déplore l’absence de toute marque permettant de l’identifier, il ouvre sa main et aperçoit le phéon. « Belle trouvaille ! » s’exclame-t-il.
Puisqu’aucun autre bateau de la Royal Navy n’est censé avoir parcouru la région, la présence du phéon indique que l’objet provient certainement d’un des bateaux de Franklin. Cette découverte inattendue pousse les archéologues à concentrer leurs recherches sur la plage. En fouillant le sable, Andrew fait une autre découverte : deux pièces de bois flotté avec des clous rouillés.
Ils tiennent quelque chose d’important.
Ce soir-là, sur le Laurier, Douglas montre à ses collègues la meilleure preuve du naufrage qui ait été retrouvée sur les côtes depuis les années 1870. Jonathan Moore se précipite dans sa cabine pour examiner les plans de l’Erebus et du Terror sur son ordinateur. En moins de 30 minutes, il a identifié la pièce de fer. Elle fait partie d’un bossoir, un méca-nisme utilisé pour soulever des petites embarcations afin de les mettre à l’eau ou de les ramener sur le pont.
« C’était un objet gros et lourd, certainement pas quelque chose que les Inuits auraient eu l’idée d’emporter, raconte Ryan Harris. Ils avaient vraisemblablement récupéré les extrémités pointues pour une utilisation quelconque, puis dissimulé le reste pour plus tard. Mais ce n’était pas un objet qu’ils auraient transporté sur une grande distance. On avait le sentiment qu’il s’agissait d’un vestige, peut-être celui d’une épave, qui devait se trouver non loin de là. »
Les eaux environnantes sont méconnues. Quand Franklin mena ses hommes dans l’archipel de l’Arctique canadien en 1845, le découpage complexe de ses côtes était à peine connu. La situation n’a pas beaucoup changé depuis. La voie navigable du passage du Nord-Ouest fut établie en 1906, quand l’explorateur Roald Amundsen réalisa la traversée, mais, encore aujourd’hui, seul 10 % des eaux de l’Arctique canadien ont été cartographiées selon les normes modernes. Lorsque l’Investigator se dirige vers le rivage où Andrew Sterling a découvert les vestiges de l’expédition Franklin, il est peut-être le premier bateau à naviguer dans ces eaux depuis des décennies.
Ryan installe le sonar pour le premier trajet de la journée puis prend la place de Jonathan devant l’écran. Il n’a même pas le temps de s’installer confortablement, que l’excitation commence. « Le fond montait très rapidement, raconte-t-il. J’ai rappelé Ryan, parce que je craignais que nous n’endommagions le sonar. »
Jonathan le remonte frénétiquement. L’appareil vaut 100 000 $. Ryan jette un œil par-dessus l’épaule de son collègue. Ils sont les deux seuls hommes à avoir participé à toutes les recherches de l’expédition Franklin de Parcs Canada depuis 2008. Ils se tiennent maintenant épaule contre épaule.
Lentement, la silhouette d’un bateau entre dans leur champ de vision. Plus d’un siècle et demi s’est écoulé depuis que l’Erebus s’est enfoncé dans le silence de la mer. Il a droit à un dernier instant de repos, puis Ryan se rend à l’évidence.
« Ça y est ! s’écrie-t-il. Les deux archéologues se tapent dans les mains et s’étreignent.
- Ça y est. »
Le 6 septembre, Marc-André Bernier, chef du Service d’archéologie sous-marine de Parcs Canada, reçoit un appel du Voyager par téléphone satellite. Les témoins peuvent entendre que sa présence est requise sur le Laurier afin de régler « une question de ressources humaines ».
Si c’était vrai, ce serait bien la première fois qu’un brise-glace de la Garde côtière canadienne, un bateau gonflable à coque rigide et un hélicoptère seraient sollicités pour régler une telle question.
Le lendemain du retour de son chef à bord du Laurier, l’équipe du Service d’archéologie sous-marine de Parcs Canada contemple des images vidéo en haute définition. Le varech a proliféré entre les amoncellements de poutres, mais l’épave est magnifiquement préservée. Ils sont les premiers à apercevoir l’Erebus depuis plus d’un siècle et demi. Les eaux profondes sont troubles, mais le sort de l’expédition Franklin n’a jamais été aussi clair.